Revue de presse

"Catholiques et nationalistes obtiennent l’annulation de « Golgota Picnic » à Poznan" (lemonde.fr , 24 juin 14)

27 juin 2014

"Les représentations de Golgota Picnic ont été purement et simplement annulées en Pologne. La pièce de Rodrigo Garcia, qui avait mobilisé contre elle des associations catholiques criant au « blasphème » et la « christianophobie » en France en 2011, devait être reprise pour deux représentations à l’occasion du festival interdisciplinaire Malta Festival, à Poznan, à l’ouest du pays. Mais une violente et large mobilisation des milieux catholiques et nationalistes ont eu raison de la programmation. Retour sur une tentative réussie d’intimidation.

Golgota Picnic, vision désenchantée d’une société occidentale consumériste et individualiste, met en scène la figure de Jésus au cours d’un pique-nique qui est aussi le dernier repas du monde d’aujourd’hui, dans un flot d’images inspirées de l’iconographie chrétienne. La pièce a été jouée dans plusieurs pays, notamment au Brésil, en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas et en Allemagne, mais c’est en France seulement qu’elle avait provoqué une vague de protestation.

La pièce avait d’abord été jouée à Toulouse, au théâtre Garonne, en novembre 2011. Jugée blasphématoire par certaines organisations chrétiennes, elle avait donné lieu à des manifestations lors de représentations sous haute-sécurité, avec des vigiles contrôlant les spectateurs, et des forces de l’ordre déployées à l’extérieur du théâtre. Les manifestants de l’Institut Civitas réclamaient alors la déprogrammation du spectacle.

Puis la pièce avait été donnée à Paris en décembre, au théâtre du Rond-Point, suscitant une nouvelle mobilisation, chaque soir, orchestrée à nouveau par l’Institut Civitas. Lors de la première, jouée sans incident le 8 décembre, quelques centaines de catholiques avaient manifesté devant le théâtre, protégé par environ 800 policiers, tandis qu’une veillée de prière réunissait environ 4 000 fidèles à Notre-Dame.

En Pologne, la contestation a très vite pris un tour beaucoup plus virulent et massif. Chaque année, le Malta Festival fait appel à un metteur en scène international pour élaborer la programmation. Après l’Italien Roméo Castellucci en 2013, c’est l’hispano-argentin Rodrigo Garcia qui a été chargé de la direction artistique de l’édition 2014, dédiée à la création en Amérique latine. Dans ce programme alliant théâtre, performances dansées, concerts, expositions et projections, il a choisi de donner deux représentations de sa pièce Golgota Picnic les 27 et 28 juin, à la fin du festival, qui débutait le 9 juin.

L’équipe du festival indique que la contestation s’est d’abord concentrée autour d’une pétition mise en ligne le 27 mai. Il s’agissait d’une lettre ouverte au directeur du festival, Michael Merczynski, demandant le retrait de la pièce de la programmation : « Cette performance est un blasphème public et explicite qui ne peut être toléré par aucun chrétien ou homme de bonne volonté. » La lettre, qui dénonce un « vandalisme culturel » ainsi qu’une entorse au Code pénal polonais pour offense aux croyances religieuses, affiche plus de 62 000 signataires. Un chiffre cependant facilement manipulable, puisqu’une même personne peut voter un nombre illimité de fois, note l’équipe du festival. D’ailleurs, sur Facebook, le collectif à l’origine du texte affiche des chiffres beaucoup plus modestes sur sa page dédiée. Le festival explique que cette lettre fut reprise par les médias de droite et catholiques, qui lui ont donné un large écho.

En réaction, la direction du festival a à son tour publié un texte (en anglais) très argumenté sur son site, le 3 juin, pour expliquer et défendre la pièce, en vain.

Alors que la polémique commençait à enfler et les pressions à s’intensifier, l’Eglise est entrée dans le débat, d’abord avec une lettre de l’archevêque de Poznan, Stanislaw Gadecki, condamnant la pièce, qualifiée de « vulgaire », de « pornographique », et faisant également référence à une entorse à la loi. Selon l’équipe du festival, le même archevêque aurait déclaré dans le quotidien Gazeta Wyborcza : « La façon de mettre fin à cette discussion et d’annuler la représentation serait une manifestation de tous les Polonais, ce qui soulèverait la menace d’affrontements. La police ne l’autoriserait pas. »

Dans une réponse circonstanciée, le 13 juin, le directeur du festival en appellait au contraire à « l’autorité » de l’homme d’Eglise pour tenter de « calmer les esprits sur le sujet dans les cercles proches de l’Eglise ». Car, expliquait-il, « nous craignons que lors des actions qui s’annoncent, les opposants à la pièce soient dépassés par leurs émotions et commettent des actes violents. » Se référant à son tour à la loi polonaise, il invoquait la liberté artistique et dénonçait une tentative de censure. Il rappellait enfin que Golgota Picnic n’était qu’une œuvre parmi les 300 propositions de la manifestation.

Dès le lendemain, l’évêque Wieslaw Mering prenait à son tour position et affirmait sa « ferme opposition » à la pièce « explicitement blasphématoire », se félicitant du mouvement massif de protestation organisé par la communauté catholique et appelant également les « décisionnaires financiers » à agir.

Alors que les attaques et les menaces s’intensifiaient depuis plusieurs semaines contre la pièce, le monde de la culture s’est mobilisé. Une lettre ouverte initiée par le réseau de partenaires culturels européens House on Fire et signée par des dizaines d’artistes et de personnalités du théâtre a été publiée sur le site du festival afin d’afficher son soutien.

Les signataires dénoncent une atteinte à la liberté d’expression et de création :

« Nous estimons que la liberté, l’une des valeurs humaines les plus fondamentales, est basée sur le droit de vivre et de penser librement, ainsi que de poser des questions – même les plus difficiles. L’art a toujours été ouvert à l’expérimentation, au pluralisme et à la tolérance, et à des points de vue différents. »

Ils contestent également ce qu’ils considèrent comme une « croisade contre l’art » :

« Le thème principal de la pièce est l’état de la société européenne, immergée dans le consumérisme et l’hédonisme, et la lutte contre un écrasant vide spirituel. L’artiste ne viole aucun droit de l’homme, et personne n’est forcé de voir son œuvre. La représentation est d’ailleurs présentée dans un espace fermé, des billets sont demandés à l’entrée, et elle n’est accessible qu’aux personnes majeures. »

Parmi les signataires de la lettre ouverte, on retrouve Jacky Ohayon, le directeur du Théâtre Garonne, à Toulouse, qui avait subi des pressions pour la même pièce, et le metteur en scène italien Roméo Castellucci, qui avait lui aussi enduré les foudres des réseaux intégristes à Paris en 2011, pour sa pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu.

L’équipe a reçu un premier courrier de la mairie de Poznan, le 12 juin, signé par 23 conseillers municipaux sur 37. Puis le 17, le président de la communauté de Poznan, Ryszard Grobelny, s’est fendu d’une lettre publique dans laquelle il prend largement ses distances avec la pièce (il précise au passage qu’elle n’a pas été produite avec les subventions de la ville). Il explique redouter la « combinaison d’émotions fortes et d’un très grand nombre » de protestataires, dont les réactions « seront difficiles à contrôler ». Une situation qui fait planer, selon lui, « une menace très sérieuse sur les biens de la ville et la sécurité de ses habitants ».

Interrogé sur l’ampleur et la forme des protestations prévues aux abords du théâtre, le chef de la police de Poznan avançait aux organisateurs du festival le 16 juin le chiffre de 50 000 personnes prêts a empêcher par blocage ou par la force la tenue de la pièce. Parmi eux, des députés et des membres du parti Droit et Justice (PiS), de nombreux mouvements nationalistes ou groupuscules d’extrême droite, mais aussi des groupes de supporters de plusieurs clubs de football.

Dans une lettre publiée sur son site le 20 juin, la direction a annoncé l’annulation des représentations. L’équipe du Malta Festival explique s’y être résolue face au « risque très fort » d’atteintes aux biens et aux personnes, avec la possibilité d’« attaques » par les protestataire et les « hooligans » aussi bien des acteurs que des spectateurs ou des employés du festival. Elle dénonce au passage des lettres et des appels anonymes de menaces, et « une démonstration de haine contre des points de vue différents sur le monde tout à fait alarmante ».

Dans un entretien accordé aux Inrockuptibles, Rodrigo Garcia a réagi à l’annulation, qu’il conteste : « Je ne partage pas cette décision, je ne peux pas accepter qu’on nous intimide, nous menace, parce que c’est le premier pas pour ensuite tolérer bien d’autres choses et finir comme esclaves de quelques fous. » Il affirme ne pas avoir eu son mot à dire : « Personne ne m’a consulté pour savoir si je pense qu’il est préférable de faire le spectacle ou pas, le festival me dit que que la pièce est annulée et c’est tout, il s’agit d’une décision unilatérale, 100 % unilatérale. »

Pour l’artiste, nommé directeur du Centre dramatique national de Montpellier en décembre, « ce qui n’est pas possible, c’est d’accepter la censure en Europe en 2014, et encore moins d’accepter que me menacent des exaltés qui prétendent être catholiques, quand le christianisme est supposé être la doctrine de l’amour du prochain ». Selon lui, « le spectacle doit être joué, ou bien l’exemple que nous donnons est celui d’une société qui se laisse intimider par un groupe de fanatiques. Pensez qu’il s’agit d’une simple pièce de théâtre, rien de plus. C’est une fiction et c’est de la poésie »."

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