Revue de presse

Caroline Fourest : "Si l’islamisme était le produit du racisme, il ne serait pas si violent dans des pays musulmans" (lexpress.fr , daraj.com , 5 nov. 20)

"Lettre à propos de malentendus empoisonnés sur la France et sa laïcité" 7 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Dans un article publié conjointement par L’Express en français et, en arabe, par le site libanais Daraj, Caroline Fourest revient sur le concept de laïcité "à la française".

Ce sont toujours les mêmes images. Des foules furieuses, lévitant de rage, filmées au Pakistan ou dans le monde arabe, brûlent des drapeaux. Pour un livre qu’elles n’ont pas lu. Pour des dessins qu’elles n’ont pas vus. Pour une liberté, de penser ou de créer, qu’elles n’envisagent pas. 

C’est arrivé en 1989 contre Les Versets sataniques, de Salman Rushdie. Des foules excitées par Khomeini ont brûlé des drapeaux britanniques. C’est arrivé en 2005 contre 12 dessins sur Mahomet. Des foules excitées par les régimes syrien et iranien ont brûlé des drapeaux danois. C’est arrivé en 2012 contre un mauvais film sur Mahomet réalisé par un promoteur immobilier. Des foules égyptiennes et libyennes ont brûlé des drapeaux américains. Parfois, des dessins ou des films ont évoqué l’islam sans rien déclencher. Tout dépend du contexte et de manipulations politiques, en réalité. Il faut des manipulations pour que les anathèmes deviennent meurtriers. 

Mes amis et confrères de Charlie Hebdo ont été tués par des fanatiques à la suite d’un engrenage d’une extrême cruauté. Rappelons-le, Charlie Hebdo a fait sa Une sur le prophète - un Mahomet qui critique les intégristes : "C’est dur d’être aimé par des cons" - par solidarité avec les dessinateurs du quotidien danois Jyllands-Posten, alors menacés de mort par des foules furieuses. Eux-mêmes n’avaient dessiné Mahomet que pour briser l’autocensure. Des dessinateurs tremblaient à l’idée d’illustrer un album positif sur la vie de Mahomet, par peur d’être poignardés comme le réalisateur Theo van Gogh aux Pays-Bas. Seize ans après cet assassinat, à Amsterdam, c’est un professeur de français qui est tombé. Pour avoir voulu expliquer la démarche de Charlie Hebdo, en solidarité avec des Danois menacés, et terrorisés de subir le même sort que le Néerlandais Theo van Gogh. En réalité, c’est toute l’Europe, ses valeurs démocratiques et ses solidarités, qui est visée. 

Emmanuel Macron est-il le prochain sur la liste ? Au Pakistan, en Turquie et dans le monde arabe, on brûle des photos de lui. Pourquoi ? Pour avoir rappelé le droit inaliénable à la caricature. Pour avoir voulu rendre hommage à ce professeur décapité par un fanatique tchétchène à qui la France avait offert l’asile. Parce que des mairies ont montré les dessins qui ont coûté la vie à Samuel Paty. 

"Tout ça pour ça", titrait Charlie, le 2 septembre dernier, au début du procès des complices des terroristes ayant attaqué le journal et un magasin juif cinq ans plus tôt. Douze petits dessins, les dessins danois et une couverture montrant Mahomet effondré, illustraient ce titre. Du bon sens. Du journalisme. Qui ont valu aux journalistes de Charlie d’être qualifiés de "provocateurs" par la BBC, lapidés dans un communiqué du ministre des Affaires étrangères pakistanais et d’être à nouveau menacés par Al-Qaeda. Deux semaines plus tard, un jeune fanatique pakistanais poignardait deux personnes devant les anciens locaux de Charlie. Quelques jours après, un Tchétchène décapitait un professeur. Une semaine plus tard, un Tunisien égorgeait trois fidèles, un homme et deux femmes, dans une église de Nice. L’une des femmes qu’il a assassinées était noire, aide de vie pour personnes âgées, mère de trois enfants. Elle s’appelait Simone, et ses derniers mots ont été : "Dites à mes enfants que je les aime." 

Tout ça pour quoi ? Tout ça pour rien. Absolument rien. A cause de fous qui haïssent la liberté. 

Dans chaque affaire de prétendu "blasphème", les foules haineuses sont manipulées. Par des régimes autoritaires qui n’entendent rien à la liberté d’expression, instrumentalisent ces polémiques et le religieux pour des motifs politiciens en diable. Dans le cas de l’affaire Rushdie, Khomeini s’en est pris à un auteur britannique, anglophone, d’origine indienne dont il n’avait probablement pas lu le beau roman, par pur calcul. Le but était de se poser en défenseur de l’islam au moment où sa grande rivale, l’Arabie saoudite, venait de gagner le Djihad contre les Soviétiques en Afghanistan. 

Au moment de l’"affaire des caricatures", les foules furieuses étaient téléguidées par le régime syrien, pour détourner le regard de la communauté internationale après son rôle évident dans l’assassinat du Premier ministre libanais. L’Iran avait intérêt à surenchérir pour gagner du temps sur le dossier nucléaire. 

Le vent de colère qui se lève aujourd’hui contre la France est tout aussi cynique. 

Contrairement à l’affaire Rushdie, où il fallait un certain statut pour édicter une fatwa, il suffit désormais aux tyrans de tweeter. Et, bien sûr, si l’un d’eux commence, tous les autres se croient obligés de surenchérir. Le ministre des Affaires étrangères pakistanais a lancé la première pierre contre la France. Un ancien chef de gouvernement malaisien est allé jusqu’à nous menacer : "Les musulmans ont le droit de tuer des millions de Français." Un message si violent qu’il a été suspendu par twitter. Le ministre de la Culture turc a vu, lui aussi, son message contre les Français bloqué. Jugez plutôt de son raffinement : "Vous êtes des bâtards... Vous êtes des fils des chiennes..." Un ministre de la Culture, on vous dit. 

Ce déluge de haine doit beaucoup à la Turquie. Recep Tayyip Erdogan est remonté depuis des mois contre Emmanuel Macron. Quand il ne tient pas des discours belliqueux dignes des pires heures de la colonisation ottomane, quand il ne massacre pas les Kurdes ou les Arméniens, quand il ne viole pas les frontières pour livrer des armes et des djihadistes, le président turc menace d’annexer des territoires grecs et nos navires en Méditerranée. La France lui tient tête, et ça lui déplaît. Pis. Le président Macron souhaiterait que davantage d’imams soient formés en France et non, comme aujourd’hui, en Turquie. Il ne s’agit pas de "réformer l’islam" ni d’établir un islam d’Etat, comme on peut le lire parfois. Simplement d’éviter les manipulations extérieures, de retrouver un peu de sérénité et de souveraineté, après qu’une quarantaine d’attentats islamistes a fauché près de 300 vies sur notre sol ces huit dernières années. 

Le projet de loi contre le séparatisme et les dissolutions annoncées ces derniers jours ne visent pas des "associations musulmanes", comme on le lit dans le New York Times, le Washington Post et plusieurs journaux arabes. Ces mesures d’autodéfense visent des officines islamistes "séparatistes". Ce mot désigne des radicaux qui incitent à la haine, mettent en danger la République et parfois même désignent des cibles aux tueurs djihadistes. Certains, comme le collectif Cheikh Yassine, ont mis en danger Samuel Paty, jouant un rôle sinistre dans les événements qui ont mené à sa décapitation. Un parent d’élève l’a accusé à tort d’avoir montré une photo de Mahomet nu. Toute personne sensée sait que c’est impossible. En réalité, ce professeur s’était contenté d’expliquer la polémique ayant conduit à l’attentat contre Charlie Hebdo, en montrant certaines caricatures pouvant faire débat. Il faut connaître ce contexte, posséder une certaine culture satirique, maîtriser l’humour de Charlie Hebdo, pour comprendre ces dessins. 

C’est ce que tentait d’expliquer Samuel Paty à ses élèves, dans le cadre d’un programme civique renforcé après l’attentat contre Charlie Hebdo. Un cours pensé pour lever les malentendus et lutter contre les propagandes mortifères qui retournent le cerveau de notre jeunesse. C’est la mission sacrée de l’école laïque depuis presque deux siècles dans ce pays : éviter les guerres de religions en enseignant l’esprit critique. Celui qui vous évite d’être manipulé. 

C’est le même esprit qui inspire les dessins de Charlie Hebdo. Ils s’inscrivent dans la tradition satirique ayant permis à la France d’arracher la séparation de 1905, et donc la paix, à la domination oppressante de l’Eglise catholique. Tant que l’identité religieuse dominait le politique, nous n’étions pas libres, ni de penser ni de parler, et les minorités religieuses demeuraient des citoyens de seconde classe. Ce sont des dessins se moquant des prêtres, de l’Eglise et de Jésus, parus dans des journaux satiriques au XIXe siècle, qui nous ont permis de remettre la religion à sa place, à l’intérieur d’une république laïque qui protège le droit de croire comme celui de ne pas croire. C’est en laïcisant l’école, en enlevant les crucifix des murs, en enseignant l’esprit critique, que nous sommes parvenus à nous apaiser, à mettre un terme aux siècles de guerre entre catholiques et protestants, à faire que l’école traite tous ses élèves à égalité. C’est cette passion égalitaire qui a guidé notre volonté de protéger l’école publique des ingérences intégristes, et les jeunes élèves ne voulant pas porter le voile malgré les pressions qu’elles subissaient, en y interdisant les signes religieux ostensibles. 

Les régimes qui instrumentalisent la religion depuis des siècles pour endormir leurs peuples et les manipuler ne peuvent comprendre cette histoire et donc cette démarche. Il faut imaginer l’émotion que nous avons ressentie en apprenant qu’un professeur de l’école laïque venait d’être décapité pour avoir voulu transmettre l’esprit critique. Par-delà l’horreur d’un énième attentat, c’est une attaque contre l’idée même que nous nous faisons de la République : "Liberté, égalité, fraternité". 

C’est sans doute parce que nous avons en mémoire cette histoire que nous tenons tête aux fanatiques et à leur idéologie mortifère. Quand d’autres pays, moins laïques, se contentent de n’y voir qu’un problème de terrorisme conjoncturel. Ce n’est pas conjoncturel. Voilà des siècles que des autocrates entretiennent une mentalité obscurantiste et moutonnière, liberticide et brutale, qui déborde désormais sur Internet et dégénère parfois en attentats. Ce sont des siècles de liberté gagnés dans ces démocraties qui peuvent mourir si l’on cède à ces menaces sans frontières et à la peur mondialisée. Ainsi des foules fanatiques pourraient dicter leurs lois aux démocraties sécularisées ? Nous dire ce que nous devons lire, écrire, filmer, dessiner ou penser ? Si c’est le cas, les tyrans ont gagné. S’il suffit d’exciter une foule furieuse pour ériger un interdit mondial, sans tenir compte des lois et des cultures. Alors les lois et la civilisation ne servent à rien. Elles sont nulles et non avenues, mortes de ne pas avoir été défendues. C’est le risque si nous cédons à ces enragés, si nous cessons de dessiner Mahomet parce qu’ils nous l’interdisent. Aligner les lois françaises, qui protègent la liberté d’expression, sur celles du Pakistan, qui interdisent de "blasphémer". 

C’est au nom de sa loi contre le blasphème que le Pakistan enferme ses minorités religieuses. La chrétienne Asia Bibi a été jetée en prison parce qu’une musulmane lui reprochait d’avoir "souillé l’eau du puits" en y buvant. "Mahomet n’aurait pas été d’accord avec toi", lui a-t-elle sagement répondu. Huit ans de prison pour blasphème. 

Le droit au blasphème, notre laïcité protègent au contraire les minorités religieuses de cette domination. Ceux qui nous demandent de cesser d’exercer nos libertés parce qu’elles sont menacées pensent acheter la paix. C’est la guerre qu’ils encouragent. Celle lancée par des meutes fanatisées contre nos libertés. Ils les arment, en réalité. En donnant raison à leur propagande, à leurs meurtres, chaque fois qu’ils préfèrent blâmer les dessinateurs plutôt que les tueurs, les victimes plutôt que les bourreaux. Un renversement monstrueux. 

Faut-il rappeler que l’on meurt à cause du terrorisme islamiste partout dans le monde ? En Algérie, en Tunisie, au Pakistan, aux Etats-Unis, à Vienne comme à Londres. Les Musulmans restent les premières cibles des islamistes. En France, quand les djihadistes ne tuent pas des dessinateurs ou des professeurs, ils tirent à bout portant sur des enfants juifs, des militaires, des policiers, des jeunes en terrasse, des passants venus voir le feu d’artifice du 14 Juillet. Ils égorgent des prêtres, des sacristains ou des femmes venues prier, comme à Nice ces jours derniers. Ils nous tuent pour ce que nous pensons, pour ce que nous croyons, mais surtout pour ce que nous sommes. Alors autant penser ! 

Pourquoi la France est-elle plus visée ? Elle est, c’est vrai, doublement visée. En tant que pays "occidental" et parce que nous résistons à l’intégrisme. C’est parce que nous leur tenons tête qu’ils veulent nous décapiter. Nous sommes l’un des rares pays à regarder le fanatisme au fond des yeux, à vouloir désamorcer sa propagande qui arme, génération après génération, des contingents de tueurs. Il y a sur notre sol 8 000 personnes radicalisées potentiellement violentes. Nous ne pourrons jamais toutes les surveiller ni éviter qu’un jeune fanatisé via Internet ne se jette sur un passant avec un couteau de boucher. Mais nous pouvons tenter de vacciner les jeunes générations contre cette haine empoisonnée. Pour cela, il ne faut surtout pas renoncer à nos valeurs ni à nos libertés. Il faut au contraire les défendre, les expliquer. Quitte à en payer le prix, pour qu’elles puissent nous survivre. 

Nous ne demandons pas aux autres pays d’en faire autant. Nous sommes prêts à mener ce combat seuls, mais nous demandons au moins de cesser de mentir à propos de nos débats. Une partie de la gauche et des journalistes américains pensent que nous devrions nous soumettre à ces menaces, renoncer au lieu de défendre Charlie Hebdo, la liberté d’expression et d’informer. Parce que les fanatiques en sont offensés. Ils en ont le droit. Mais il est malhonnête de plaquer la grille de lecture américaine sur ce qui se passe en France au point d’en donner une image totalement déformée. De faire croire que le gouvernement français s’en prend aux organisations musulmanes, alors qu’il travaille main dans la main avec le Conseil français du culte musulman, avec la Mosquée de Paris (qui soutient courageusement le droit à la caricature), et ne vise que les intégristes. Ils n’ont pas le droit de faire croire que le combat pour la laïcité est un combat raciste. Alors qu’il est mené ici, avec passion, par des intellectuels et des militants d’origine arabe ou iranienne. Je pourrais en citer tant qui éclairent nos débats. Certains vivent toujours en Algérie. D’autres ont fui l’islamisme pour trouver refuge en France. Tous veulent préserver cet îlot de liberté qu’offre la séparation de 1905 en France. 

"Au lieu de combattre le racisme systémique, la France veut réformer l’islam", écrit le correspondant à Paris du Washington Post. C’est faux. Primo, on peut faire les deux. Pourquoi mettre en concurrence la lutte contre le racisme et celle contre l’islamisme après un attentat ? Deusio, Emmanuel Macron veut non pas "réformer l’islam" mais combattre l’intégrisme. Ce qui n’est pas si incohérent après tant d’attentats islamistes. 

Le racisme existe en France. Il grimpe après chaque attentat. Contrairement au Canada et à la Nouvelle-Zélande, nous avons réussi à déjouer les rares attentats d’extrême droite visant des mosquées. Mais des agressions racistes nous inquiètent. Le meilleur moyen d’éviter cette colère suscitée par les attentats, c’est de désamorcer l’islamisme, et vite.

Le racisme envers les Arabes déclinait avant le 11 Septembre. Nous sommes un des pays européens, toutes les enquêtes du centre de recherche américain Pew le montrent, les plus ouverts sur la question de l’islam ou à l’idée de mariages mixtes entre musulmans et non-musulmans. 

L’Islam ne serait plus un sujet de débat si nous n’étions pas frappés sans cesse, au nom de l’Islam, depuis maintenant vingt ans. L’islamisme est aujourd’hui la principale idéologie, avec l’extrême droite, à inciter à la haine et au racisme dans notre pays. Contre les juifs (deux fois plus agressés ou victimes d’injures que les musulmans), contre les homosexuels, les laïques et les femmes. 

Si l’islamisme était le produit du racisme, il ne serait pas si violent dans des pays musulmans. 

Combattre l’islamisme, c’est combattre le racisme. Car la haine vient des intégristes. Tant qu’il y aura des foules capables d’instrumentaliser l’islam pour menacer pour des dessins ou un livre, tant qu’il y aura des fous pour égorger ou décapiter au nom de cette religion, l’islam aura mauvaise image. Et les musulmans en seront affectés. C’est ensemble, en nous unissant contre ces manipulations mortifères que nous pourrons faire reculer la haine. En condamnant ceux qui haïssent et tuent au nom de la religion. Et non en blâmant les victimes ou ceux qui tiennent tête."

Lire "Caroline Fourest : Lettre à propos de malentendus empoisonnés sur la France et sa laïcité".


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