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Lire "Cannes : l’épidémie de punaises de salle".

"Je vais au Festival de Cannes depuis vingt-cinq ans. C’est la première fois que je vois les films et que j’écris mes critiques en me grattant au sang. Non, pas la première : la deuxième. La première, c’était en 2007. La Palme d’or avait été donnée à un Roumain, Cristian Mungiu, et moi je me grattais de film en film et d’article en article à cause d’un eczéma.

Le seul film qui m’a fait oublier ça cette année-là, c’est No Country for Old Men, des frères Coen. Après l’avoir vu, je suis allé chez Émulsion VIP pour qu’on me fasse la coupe au bol de Javier Bardem : un tueur en série qui ressemble à Mireille Mathieu, je trouvais ça trop bien. « Vous n’êtes pas le premier à demander cette coupe », a dit Jean-Jacques, mon coiffeur.

J’ai répondu : « Quand on est à Cannes, on a envie de tuer tout un tas de gens. Des cinéastes, des acteurs, des attachés de presse, des collègues, des photographes, des restaurateurs, des cyclistes, des piétons, des flics municipaux, des chiens-chiens, des VIP et des pas VIP. Autant commencer par se payer la panoplie. La panoplie commence par la perruque, mais c’est mieux si ce n’est pas une perruque : si c’est pour de vrai. Les articles n’en seront que meilleurs, sans pitié. Des articles de tueur en série, où pas une mèche d’humanité ne dépasse. À Cannes, la vie des autres est de trop, tout le monde a envie de tuer quelqu’un. Tout le monde devrait avoir la coupe de Javier Bardem dans No Country for Old Men.  » Ma tirade était finie. D’une voix douce, Jean-Jacques m’a dit : «  Un petit café  ? » J’ai recommencé à me gratter à la sortie. Je me serais volontiers baladé, comme le tueur, avec une bouteille à air comprimé.

Cette fois, ce n’est pas l’eczéma. Ce sont les punaises de lit. Le festival, comme toute la région, est envahi. On dit que c’est la faute à la mondialisation, aux migrants qui circulent, les punaises seraient les papiers des clandestins, mais le festival est mondialisé ­depuis sa naissance, et des migrants, des SDF, franchement, ici, il y en a toujours eu. Punaises de lit, frelons asiatiques, perruches prédatrices, je ne sais d’ailleurs pas comment expliquer ces phénomènes, j’ai toujours été nul en géopolitique. On dirait que le monde se retourne contre nous. Que le tueur joué par Javier Bardem est partout.

J’ai dû attraper ces punaises à l’hôtel, car je ne suis pas le seul, mes voisins de palier, des journalistes comme moi, y ont également droit. Tous n’en meurent pas, mais tous en sont atteints. Pendant les séances, tout le monde se gratte au sang. Le bruit ressemble un peu à celui que font les mangeurs de pop-corn. Les punaises de lit sont difficiles à éradiquer. Je connais des gens qui ont déménagé à cause d’elles. Leur vie était devenue un enfer. À Cannes, il faut tenir deux semaines, en espérant ne pas les rapporter chez soi par le TGV. Je sens qu’elles commencent à modifier notre manière de voir les films, d’y penser, d’écrire. On aura peut-être un palmarès fait sous punaises.

Les seuls films que je trouve bien sont ceux qui me font oublier à quel point je me sens mal. Ils sont rares. Ils le sont d’autant plus qu’il y a ce problème moral. Parmi les films qui chassent les punaises, j’ai à peine le droit d’aimer ceux qui sont suspects pour une raison ou une autre : un acteur prédateur, une ambiance de tournage détestable, une procédure judiciaire quelconque, un propos jugé scandaleux, bref, quelque chose qui révèle ou alimente ce qu’on appelle, en se pinçant le nez, le système. Dois-je présenter un certificat médical pour justifier le bien qu’ils me font  ? Mais à qui  ?

Une tribune de professionnels de la profession, publiée dans Le Monde, assure qu’il faut désormais « écrire des récits qui permettent de se projeter dans un modèle de société plus juste et soutenable en proposant des formations, résidences d’écriture pour sensibiliser et confronter les professionnels du cinéma aux défis du monde d’aujourd’hui ». Bref, comme au temps des bolcheviques, comme naguère à Cuba, « dans la révolution, tout, hors de la révolution, rien ». Ils ont dû écrire leur texte après être passés chez Jean-Jacques, eux aussi : coupe au bol, et pas une mèche qui dépasse. De la morale dans l’art, de la morale avant toute chose. Moi, je préférerais qu’il y ait un peu plus d’art dans la morale, et un peu moins de punaises en salle."