Revue de presse

"Cachez ce voile que je ne saurais voir" (S. Hefez, Libération, 27 mars 15)

Serge Hefez, psychiatre, psychanalyste, auteur de "Le Nouvel Ordre sexuel" (Kéro). 28 mars 2015

"Au moment où les débats font rage autour de l’interdiction du port du voile à l’université, il convient d’interroger la crispation émotionnelle particulière suscitée par ce morceau d’étoffe. Une étroite collaboration avec le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), amorcée il y a plusieurs mois, m’a permis de rencontrer de nombreuses jeunes filles avec leur famille, à la suite d’un endoctrinement brutalement opéré, via Internet, par des réseaux jihadistes.
Ces adolescentes converties à l’islam, âgées de 14 à 18 ans, sont françaises, de familles laïques, catholiques ou juives. Certaines se sont mises en danger en préparant un départ pour la Syrie ou en épousant virtuellement un combattant de l’Etat islamique (EI). Elles sont idéalistes, exaltées, elles se préparent à une carrière de médecin, d’infirmière ou d’assistante sociale. Elles aspirent à un idéal de sacrifice et rêvent de sauver le monde.
Leurs parents sont dévastés par la brutalité d’un engagement qui propulse leur enfant dans un univers étranger, menaçant, en opposition frontale avec les valeurs qu’ils ont cherché à lui transmettre. Si le travail de groupe avec le CPDSI a le plus souvent permis à ces jeunes filles de se mettre à distance des convictions radicales les plus extrémistes, la question de leur conversion religieuse reste entière et se cristallise particulièrement autour de la question du jilbab, tissu honni et maudit par les familles, exalté et fétichisé par ces adolescentes. Au point qu’il m’est arrivé de me demander si ce voilement n’était pas au cœur de leur questionnement identitaire.

Dans notre contexte socio-politique, et avec la montée des intégrismes, le voile est devenu le symbole de l’oppression et de la soumission. Comment des jeunes filles élevées dans des écoles mixtes au nom des principes de liberté, d’égalité et d’autonomie peuvent-elles aspirer si tôt à ce que leurs familles, comme l’ensemble de la société, considèrent comme un asservissement volontaire ?
C’est ici que le port du voile révèle toute sa dimension de revendication identitaire avant d’être religieuse, dans cette période particulièrement critique de l’adolescence. Si les jeunes filles musulmanes, issues de l’immigration, interpellent dans un même mouvement leur histoire familiale et l’identité française dans la pertinence et la viabilité de ses principes d’universalité, ces jeunes filles-là interrogent bien davantage leur propre construction identitaire en traversant une crise d’adolescence qui tente de se résoudre.

« Rideau » dans sa traduction littérale, le voile est pour elles une tentative de séparation, une césure, une frontière entre leur corps et le corps familial, une émancipation paradoxale d’avec les valeurs, les modèles et les coutumes que leurs parents s’évertuent à leur transmettre. Symbole de la pureté, réplique érotisée du voile hyménal intérieur, il est soumission et puissance, virginité et sexualité, autonomie et dépendance.

Tous les adolescents du monde sont bouleversés par les mutations de la puberté, par le réveil des pulsions, par l’anticipation de la rupture du cocon familial, par la désaffiliation d’avec les règles de leur groupe d’appartenance. Tous doivent, par le biais d’une certaine exaltation et d’une affirmation volontiers péremptoire de leurs opinions, se soumettre à la quête parfois désespérée de leur identité.
C’est leur corps qui s’exprime et qui submerge leurs pensées. Il n’est plus cette enveloppe protectrice, ce pare-excitation, derrière laquelle l’enfant peut dissimuler ses secrets et ses désirs. Il devient un écran qui révèle les émotions les plus intimes et sur lequel se projette le regard désirant, parfois effractant, des adultes qui les entourent. Ce corps, que le psychisme de l’adolescent a tant de mal à se représenter, ce corps frontière entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, se retrouve volontiers soumis à de multiples maltraitances, affamé dans l’anorexie, rempli et vidé dans la boulimie, exhibé et sexualisé sans plaisir, percé, scarifié…

Dans les familles que j’ai reçues, ce voile réclamé à corps et à cri ne m’a pas semblé le fruit du hasard. Reçue avec sa famille, Mona, âgée de 15 ans, supplie en sanglotant qu’on lui laisse porter le jilbab, qu’il est la condition de son bien-être et de sa liberté. L’évocation même du voile la plonge dans une déconcertante excitation. Son père assène que tant qu’il sera vivant, il le lui arrachera de ses propres mains, sa mère hurle qu’elle n’a pas élevé sa fille chérie pour subir une telle honte, et le petit frère, laminé par le maelström familial, a tenté quelques jours auparavant de se suicider. La famille se radicalise autour de la radicalisation de Mona.
Dans la famille précédente, c’est le corps émacié d’une anorexique qui occupait la position centrale, corps en danger, corps totémisé, symbole d’une séparation impensable et d’un impossible accès à la sexuation. Mona ne s’inscrit pas dans la dimension collective d’une croyance, mais dans une individualité en gestation, dans la recherche d’un islam onirique représentant un idéal de pureté. En quête d’une enveloppe, d’une deuxième peau, elle tente, dans un superbe mouvement d’auto-engendrement, de se réapproprier son corps et de l’arracher à son appartenance familiale. Le voile exhibe, en la dissimulant, la femme en devenir…"

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