13 mai 2006
"La première célébration, le 10 mai prochain, de la Journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions marque un tournant de la « politique mémorielle » : c’est non pas une date du passé qui est choisie pour commémorer un événement du passé, mais le présent qui commémore son propre regard sur le passé. Ce 10 mai renvoie en effet au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l’esclavage de « crime contre l’humanité », date préférée au 27 avril 1848 (abolition définitive de l’esclavage en France).
Jacques Chirac a ainsi tranché, le 30 janvier dernier, au terme de la polémique sur l’article 4 de la loi du 23 février 2005 recommandant aux enseignants d’évoquer le « rôle positif de la présence française outre-mer ». Ce texte, qui avait scandalisé nombre d’historiens, avait été retiré le 25 janvier, mais la loi Taubira, qui lui a servi de modèle et dont beaucoup d’historiens demandaient aussi l’abrogation, se voit sanctifiée. Ce paradoxe témoigne de l’ambiguïté de débats mémoriels qui prennent le pas à la fois sur l’Histoire et sur l’intérêt pour le présent, ce qu’illustre la question de l’esclavage.
Concernant le passé, les historiens s’inquiètent pour la vérité historique et pour leur liberté de recherche du fait de l’intrusion du législateur et du juge dans leur domaine. La loi Taubira procède en effet d’une lecture partielle en n’évoquant que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe ». D’une tragédie qui appartient à la longue histoire de l’humanité elle ne retient, sur une séquence courte, que les faits imputables aux seuls Blancs européens, laissant de côté la majorité des victimes de l’esclavage. La terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu’une partie de l’histoire de l’esclavage, qui comprend également la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières.
Le risque de voir cette histoire partielle, donc partiale, devenir histoire officielle a mobilisé les historiens quand l’un des meilleurs spécialistes actuels des traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau, a été attaqué en justice au nom de la loi Taubira. Parce qu’il rappelait que la quasi-totalité des esclaves africains avaient été razziés non par des Blancs, mais par des négriers africains et que le commerce des esclaves était une routine sur le continent noir bien avant l’arrivée des négriers européens. Il lui était aussi reproché de réfuter l’application du terme de « génocide » aux traites négrières, contredisant ainsi le parallèle implicite entre l’esclavage et l’extermination des juifs qu’évoque l’exposé des motifs de la loi Taubira.
L’affaire Pétré-Grenouilleau a d’autant plus inquiété les historiens que la loi de 2001 précise dans son article 2 que « les programmes de recherche en histoire » devront accorder « la place conséquente qu’ils méritent » à la traite négrière et à l’esclavage, dont l’interprétation judiciaire risque de se limiter à la définition partielle que ladite loi donne. Et Christiane Taubira ne les a pas rassurés en déclarant que constituerait pour elle un « vrai problème » le fait qu’Olivier Pétré- Grenouilleau, professeur d’université, « payé par l’Education nationale sur fonds publics », continue d’enseigner ses « thèses » aux étudiants... Les historiens ne cessent d’ailleurs de voir leur rôle réduit par l’inflation mémorielle : s’ils avaient été encore sollicités lors des débats sur Vichy, on n’a plus eu besoin d’eux dans ceux sur la guerre d’Algérie et on les poursuit maintenant en justice à propos de la mémoire de la colonisation.
Les enjeux du présent expliquent ces relectures du passé. Christiane Taubira déclare sans ambages qu’il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes » « ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». Ces logiques communautaires influent aussi sur le projet mémoriel La Route de l’esclave, décidé en 1993 par l’Unesco : Roger Botte, chercheur au Centre d’études africaines du CNRS, constate qu’il privilégie également la traite transatlantique du fait de « la pression des représentants du monde arabe et des Etats africains ».
Les démarches identitaires d’associations revendiquant le statut de victimes de l’Histoire transforment les débats. Dieudonné et les Indigènes de la République ont ainsi avancé l’expression très problématique de « descendant d’esclave ». Empruntée aux Noirs américains - chez qui elle correspond à une réalité historique - cette notion ne peut, avec des nuances, s’appliquer en France qu’aux populations originaires des départements d’outre-mer, mais pas à celles de l’immigration africaine, n’ayant aucun rapport généalogique avec l’esclavage, sinon une éventuelle filiation avec des marchands d’esclaves. « Si Dieudonné plaçait l’Histoire au-dessus de son fantasme mémoriel, comment l’humoriste franco-camerounais, né dans la banlieue parisienne, pourrait-il se revendiquer "descendant d’esclave" ? » s’interrogent donc Géraldine Faes et Stephen Smith dans Noir et français ! (Panama), ouvrage précis et passionnant qu’ils viennent de publier sur ces questions. Que signifie en effet revendiquer une identité victimaire et invoquer une « souffrance » avec cinq ou six générations de décalage ? Est-elle assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d’une génération à l’autre ou entre contemporains, qu’ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme ?
Et à quoi correspond l’application, à des siècles de distance, de la notion de « crime contre l’humanité », définie en 1945 ? Là réside le paradoxe le plus gênant, quand l’obsession pour un passé réinventé sert de substitut aux urgences du présent : le concept de crime contre l’humanité est une catégorie pénale dont l’objet est la poursuite de criminels ; elle a ainsi permis de pourchasser au bout du monde les derniers criminels nazis. Or les criminels esclavagistes n’appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Si l’histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d’un siècle et demi, l’esclavage s’est prolongé dans de nombreux pays (dont l’Arabie saoudite) jusqu’au milieu du XXe siècle - c’est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock, en 1958. Et il persiste de nos jours dans certains pays, dont le Soudan, le Niger et la Mauritanie, qui l’a pourtant aboli officiellement en 1960, et de nouveau en 1980. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, il y aurait toujours plusieurs millions d’adultes en esclavage dans le monde et plusieurs associations humanitaires ont aujourd’hui pour objet le rachat d’esclaves : l’une d’elles a récemment racheté, au Soudan, un millier d’esclaves à raison de 50 dollars chacun dans la province de Bar el-Ghazal et, au Niger, les membres de Timidria continuent de lutter contre l’esclavage, malgré son abolition, en 1999.
Ces militants anonymes ont le tort de vouloir libérer les victimes oubliées d’une histoire qui écrase encore plutôt que d’instrumentaliser une histoire révolue, comme le souligne l’un d’entre eux, Moustapha Kadi Oumani, en conclusion d’Un tabou brisé. L’esclavage en Afrique (l’Harmattan) : « Il apparaît bien paradoxal, au moment où l’Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu’elle continue à pratiquer elle-même l’esclavage. »"
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