par Eric Marquis. 15 janvier 2011
[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Cyril Lemieux (dir.), La Subjectivité journalistique, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2010, 320 p., 16 euros.
Printemps 1918. Albert Londres veut faire un grand reportage en Russie, en proie à la Révolution bolchévique. Mais il n’a ni les sauf-conduits ni le financement. Qu’à cela ne tienne : la future figure tutélaire du journalisme français propose au gouvernement d’effectuer pour lui une mission d’espionnage, sous le couvert de son activité de journaliste. Il va même jusqu’à envisager de planifier des attentats contre Lénine et Trotski !
Ces « errements » d’Albert Londres sont l’une des multiples pépites d’un ouvrage collectif coordonné par le sociologue Cyril Lemieux à propos du « degré de liberté dont les producteurs d’information jouissent ». A l’encontre d’une démarche consistant à « traiter par le mépris le sentiment commun selon lequel des actes éminemment personnels, subjectifs ou libres sont possibles » (reconnaîtra-t-on Bourdieu et ses disciples ?), les auteurs (sociologues, historiens et politistes) battent en brèche les « énoncés fatalistes » (et confortables) : « Ni l’assujettissement complet ni l’entière liberté ne sont en effet des manières adéquates de rendre compte de ce qui s’observe aujourd’hui dans les entreprises de presse et les rédactions. »
Pour illustrer « le fondement que des phénomènes comme la subjectivité, le libre arbitre ou la personnalité trouvent dans la pratique », 11 études de cas extrêmement fouillées permettent d’énoncer autant de « leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information ».
Evidemment, les paresseux et autres adeptes du « people » se précipiteront sur le chapitre consacré à Anne Sinclair et à sa réussite « tangentielle », une ascension fulgurante où le savoir-vivre bourgeois peut compenser le manque de savoir-faire professionnel.
D’autres cas font davantage écho aux préoccupations communes à un grand nombre de journalistes. Ainsi de la réinvention de la pratique journalistique dans un site Internet d’info comme Mediapart, quand de nouvelles contraintes (participation des lecteurs dans le processus rédactionnel, polyvalence, notamment technique…) vont de pair avec une autonomie, un pouvoir d’action et d’initiative accrus.
Familières aussi apparaissent les interrogations sur le suivi par la PQR alsacienne des incendies de voitures à Strasbourg, qui commandent de mettre en balance le poids des « formats de production » et les « marges d’action » des journalistes.
Ou sur le processus qui amène l’AFP à diffuser une fausse information, qui invite à se défier de la séparation étanche entre responsabilités individuelle et collective.
Quant au discours de journalistes pigistes prétendant que l’instabilité dans laquelle ils exercent est un atout pour mieux exercer leur métier, on ne peut simplement le réduire au volontarisme. L’« adhésion des personnes à des conditions de travail qui se révèlent, sous bien des rapports, dégradées ou précarisées » peut souvent se comprendre en prenant en compte la « promesse », ou plutôt l’espoir, d’un surcroît d’autonomie. Et l’« autonomie journalistique » peut aussi être vue « comme la conséquence du type de contradictions pratiques qui caractérisent nécessairement l’activité journalistique ».
Les autres chapitres sont davantage centrés sur des personnalités, détaillant la chute d’un journaliste « pilier » d’un quotidien régional, les équations personnelles du reporter chargé du FN à Libé et du correspondant du Monde à Marseille, les itinéraires inclassables des fondateurs Hippolyte de Villemessant (Le Figaro), Marguerite Durand (La Fronde), Albert Londres…
Conclusion : « Rien, dans les tendances actuelles du journalisme, ne condamne ce dernier à un destin ou à un autre. » Bref, « un autre journalisme est toujours possible ». Hauts les cœurs !
Eric Marquis
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