Caroline Fourest, journaliste et essayiste 6 novembre 2015
"Ma première rencontre sous les regards de gardes du corps, c’était il y a plus de dix ans, avec Ayaan Hirsi Ali. La jeune députée néerlandaise d’origine somalienne s’habituait péniblement à sa nouvelle vie de cible. Théo Van Gogh venait d’être assassiné et son tueur la visait dans un message poignardé dans le corps du réalisateur, pour avoir écrit le scénario de Soumission, un court métrage dévoilant des versets du Coran tatoués sur le corps de femmes. Salman Rushdie et Taslima Nasreen vivaient le même cauchemar depuis des années.
Ces cibles avant-gardistes annonçaient une folie qui nous a finalement rattrapés tous, jusqu’au cœur de l’Europe. A Paris, désormais, les rencontres se passent souvent au milieu de protecteurs du SDLP : le Service de la protection. Des effectifs renforcés, et pourtant débordés, tant le nombre de cibles potentielles a explosé. Dessinateurs, essayistes, journalistes, leaders communautaires juifs ou musulmans… La mondialisation de la menace et de l’intimidation ne connaît plus de frontières et n’épargne plus personne. Si l’on ajoute le danger d’enquêter sur les trafics et les mafias, le harcèlement judiciaire de l’extrême droite ou des islamistes, prendre la parole de façon non anonyme peut devenir un véritable sport de combat. Il faut avoir le cuir épais, de bons avocats, tenir tête à la fois aux assignations et au tribunal permanent du Web, aux campagnes d’injures et aux chasses aux sorcières, qui fusent volontiers. Les procès d’intention, parfois mêmes les procès de Moscou, s’ajoutant aux menaces pour nous faire taire.
Pour autant, on peut débattre en France, et de tout. Le tabou qui existait au moment de la parution des Territoires perdus de la République a été levé, grâce à des éclaireurs qui ont dû endurer le soupçon d’« islamophobie ». Dix ans plus tard, nous voilà même en train de basculer dans l’excès inverse. On ne maîtrise plus le flot vengeur de ceux qui prétendent briser la bien-pensance et le « politiquement correct ». Parfois au prix de refuser toute vigilance envers le repli nationaliste et xénophobe, cet autre danger.
Autant les procès de Moscou ou en « islamophobie » protègent les discours favorisant l’intégrisme, autant l’accusation de « reductio ad Hitlerum » protège les discours favorisant l’extrême droite. La notion même d’intellectuel semble être réduite à deux excès, souvent des figures presque exclusivement masculines. Le souverainiste rance qui crie au danger islamiste sur un mode civilisationnel, sans voir le danger raciste. Et le multiculturaliste béat qui crie au danger fasciste, sans voir le danger intégriste. Entre deux chasses aux sorcières réciproques, l’espace pour un débat argumenté se resserre. Il est de plus en plus rare sur les plateaux de télévision, qui copient le registre des forums internet. Partout, la violence verbale monte, l’expertise est huée, et la violence physique encouragée. Etouffée et prise à la gorge, la parole lucide mais pacifiste se cherche un îlot pour penser et respirer. De cet oxygène dépend l’avenir de nos démocraties européennes."
Lire « Quand prendre la parole devient un sport de combat ».
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