Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen de Florence 30 mai 2014
"L’extrême droite est-elle en train de gagner la bataille des idées ?
La nouvelle droite veut conquérir l’hégémonie culturelle, selon le schéma défini par le théoricien marxiste Antonio Gramsci (1891-1937). Elle abandonne ainsi le racisme biologique fasciste et les références de Le Pen père afin de privilégier certains travaux des sciences sociales qu’elle reprend à son compte, alors même que ces travaux s’inscrivaient dans une perspective progressiste et antiraciste après la chute du nazisme. C’est le cas pour le « différentialisme culturel » de Claude Lévi-Strauss, qui consistait à dire que toutes les cultures étaient égales en dignité, mais que chacune possédait sa dynamique et sa logique propres. De la même manière, l’anthropologue Margaret Mead (1901-1978), qui était pourtant de gauche, a vu ses idées passer à droite de l’échiquier politique.
Dans les années 1940, toute une gauche intellectuelle américaine a contribué à l’effort de guerre en rédigeant des manuels pour expliquer aux états-majors et aux soldats la mentalité de l’ennemi, celle des Japonais, des Allemands, et même des Français. La cause était bonne, sauf que cette matrice intellectuelle a perduré dans les études postcoloniales qui sont restées profondément essentialistes et identitaires, même si elles valorisent le métissage et la mixité. Parler de métissage, c’est déjà supposer qu’il existe deux êtres profondément différents qui peuvent se marier. Or, nous ne sommes pas dans une logique de renforcement des cultures, mais dans un mouvement de déculturation.
La nouvelle droite s’est donc adaptée à la modernité ?
Oui, elle cesse notamment d’être conservatrice sur les questions de famille et de sexualité. Le Front national compte aujourd’hui plus de partisans du mariage homosexuel parmi ses électeurs que l’UMP, si l’on en croit les derniers sondages. Tout simplement parce que ses électeurs sont plus jeunes. La gauche considère la percée de Le Pen comme l’arrivée du fascisme au pouvoir. Or, si le FN est né dans le fascisme, il ne l’est plus, son discours a changé quand la nouvelle droite est arrivée. Aujourd’hui, il n’est plus question du sang, de la terre et des cosmopolites, mais de la culture, des ancêtres et de l’immigration. C’est plus qu’un « relooking ».
Pourquoi le FN fait-il de l’immigration et de Bruxelles les responsables de la dilution de l’identité nationale ?
Bruxelles et l’immigration sont devenus les deux principaux boucs émissaires des identitaires. Bruxelles pose la question du contrôle politique du citoyen sur ses institutions. Un problème qu’on est obligé d’éluder, car, pour le régler, il faudrait renforcer les pouvoirs du Parlement européen et renforcer la démocratie européenne et donc l’union politique de l’Europe, pour enfin avoir un décideur responsable devant les citoyens. Or, la crispation nationaliste actuelle nous empêche d’aller plus loin dans l’intégration européenne. L’appareil bruxellois n’est pas adapté et le Parlement européen est le repaire de politiques qui se désintéressent de la question européenne et qui voient Bruxelles comme une résidence secondaire, en attendant de rentrer dans la cour nationale des grands.
Ce vote est-il une réaction au « communautarisme » qui gagnerait nos sociétés ?
Le communautarisme est un fantasme que la représentation des banlieues cristallise. Les populations musulmanes ne sont pas communautarisées : pas de représentation nationale, pas de réseau d’écoles confessionnelles, pas de parti politique. Oui, dans les quartiers, le taux de délinquance est important et il y a une économie souterraine, mais il y a aussi une vie sociale, une mixité… Les quartiers sont bien plus complexes que la caricature que l’on en fait. La preuve, ils ont cessé de voter à gauche. Et le FN l’a parfaitement compris, contrairement à la gauche qui continue de penser qu’on peut taper sur le communautarisme des musulmans et garder leur vote, sous prétexte qu’avec la droite ce serait pire. Sauf qu’avec Manuel Valls ça ne prend plus. Alors soit les musulmans s’abstiennent, soit ils votent à droite.
Le passage à droite de la Seine-Saint-Denis et du quartier nord de Marseille est fascinant. Il y a deux explications : ou ce sont les jeunes Blancs qui votent à droite, ce qui suppose qu’ils sont majoritaires dans les quartiers et qu’ils ne les ont pas quittés, ou bien ce sont des secondes générations d’immigrés qui votent Front national, ce qui prouverait que l’intégration fonctionne.
Vous dites que l’intégration fonctionne. Pourtant, le succès du FN n’indique-t-il pas le contraire ?
Bien sûr qu’elle fonctionne. On ne parle jamais de la sortie du ghetto par le haut. Mais l’ascension sociale des classes moyennes issues de l’immigration musulmane est une évidence. Quand vous allez à la Sécurité sociale, vous avez régulièrement comme chef de service une dame d’origine algérienne, et à la banque, un conseiller financier d’origine marocaine (ou l’inverse, soyons prudents). Bien sûr, il y a des secteurs qui résistent, mais même la gendarmerie s’y met. Aujourd’hui, dans un collège public, le professeur de maths est souvent d’origine maghrébine, et dans les hôpitaux, c’est pareil. Comparez les listes des médecins des années 1980 avec celles d’aujourd’hui. Il y en aura toujours pour dire qu’on « nous » remplace, moi je dis « mutation ». Si vous prenez la liste des médecins des hôpitaux sur trois générations, vous allez voir apparaître des Weissman, puis les Benichou et maintenant les Abdelmalek. C’est un des signes qui montrent que l’intégration fonctionne.
La société change à toute vitesse. Les mariages mixtes sont en hausse, et surtout impliquent les filles d’origine musulmane, il suffit d’ouvrir L’Echo Républicain, le journal de Dreux, à la page « Naissances et mariages » pour le constater. Et les filles n’épousent pas des intellectuels multiculturalistes, mais des gars du coin. Sauf que personne ne veut le voir. L’intégration fonctionne avec un retard d’une génération.
Les tensions identitaires adviendraient donc lorsqu’un déficit d’intégration se manifesterait ?
Prenez ces jeunes d’origine maghrébine qui réussissent socialement. Ils sont profondément républicains et, ce qu’ils reprochent à la République, c’est d’avoir trahi son idéal d’égalité. La revendication religieuse ne vient qu’après et elle vient au nom de la liberté, pas de l’identité.
Il ne faut surtout pas penser le problème de la liberté religieuse en termes de multiculturalisme, ce que fait la gauche de la gauche. Le discours multiculturaliste en France c’est fini, les indigènes de la République, ça ne prend pas. [...]
Ces élites musulmanes se détournent donc de la gauche ?
Ces nouvelles élites sont souvent opportunistes, elles veulent devenir des notables républicains. Beaucoup sont entrés en politique au PS, ils ont servi pour coller les affiches, mais quand ils ont demandé des positions éligibles, on leur a répondu que le PS était contre le confessionnalisme, en brandissant l’argument d’une prétendue crispation identitaire. Ils ont l’impression de s’être fait avoir, d’avoir adopté la démarche républicaine et de se faire renvoyer à la tête qu’ils sont communautaristes. Beaucoup sont passés à droite.
Vous affirmez que le communautarisme n’est qu’un fantasme ; pourtant, l’intégrisme religieux gagne du terrain dans de nombreux endroits. Pourquoi le monde musulman y échapperait-il ?
L’intégrisme religieux n’est pas une protestation identitaire et encore moins l’expression d’une culture traditionnelle, c’est au contraire une conséquence de la crise de la culture, c’est une quête du « pur » religieux. C’est donc bien le cas dans le salafisme, où on trouve aussi la plus grande part des convertis. Il y a aussi une crise de la sociabilité laïque catholique, juive… Tenez, prenez un exemple : vous avez été baptisé dans votre paroisse mais vous ne venez jamais à la messe. [...]
Et le Front national essaie de réinventer le communautarisme culturel autour du folklore et de l’apéro saucisson-vin rouge. Cette identité « laïque » ne se reconstruit pas sur la culture mais sur des marqueurs folkloriques. L’identité, c’est quand on a perdu la culture. On ne voit pas Proust parler d’identité. La montée du fondamentalisme religieux est partout l’expression d’une crise de la culture, pas d’une affirmation identitaire.
Comment combattre la fracture de la société française entre communautés ?
La réalité revient dans l’espace public là où on ne l’attend pas forcément, par la vie intime et affective notamment. En France, tout le monde a un copain ou un voisin musulman : il y a un décalage complet entre la sociabilité réelle des gens et leur discours idéologique. L’effet de réel va aussi être politique, la montée de ces classes moyennes musulmanes commence à impacter la vie politique : vous trouvez aujourd’hui dans toutes les villes des listes avec des noms maghrébins, mais pas de listes communautaires. Tôt ou tard, la société réelle transformera la société politique et je pense qu’on est en train de vivre cette période. Vous le voyez sur le plan local, le FN recule dans les centres-villes, entre autres parce qu’une bourgeoisie musulmane de plus en plus nombreuse y vit et qu’elle est intégrée dans la sociabilité locale. En revanche, dès que vous passez dans les résidences périurbaines, vous retrouvez le vote frontiste, mais surtout parce que les services de l’Etat y sont défaillants. On crie alors au communautarisme mais, chez les secondes générations d’enfants issus de l’immigration, il y a au contraire une demande d’Etat, mais d’un Etat non discriminatoire.
Comment reconnecter le débat public à la réalité sociale que vous décrivez ?
Le premier facteur de la réalité, c’est la politique, et c’est la raison pour laquelle je ne vois pas la montée du FN comme une catastrophe. Evidemment que le logiciel de pensée de Marine Le Pen n’est pas démocratique, mais quand un mouvement entre en politique, il est obligé de faire de la politique. Alors, qu’ils se frottent à la politique réelle ! Je regrette que le Front national n’ait pas gagné plus de mairies lors des élections municipales, parce que c’est la vie municipale qui vous apprend la politique et vous forme… ou vous disqualifie, comme à Toulon dans les années 1980. Qu’on se rappelle le « communisme municipal ». Le retour de la réalité passe par le politique, il ne faut donc pas le verrouiller. A force de vouloir gérer les crises à court terme, on crée des catastrophes. Il faut laisser certains conflits se dérouler.
Vous n’êtes donc pas inquiet pour l’avenir ?
Non, les Français sont des pleurnichards. Le modèle français d’intégration fonctionne bien mieux que celui de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suède ou du Royaume-Uni, mais c’est vrai qu’il est plus conflictuel. La société est beaucoup plus mélangée, plus mixte. La France possède une législation plus favorable à l’intégration et un modèle républicain qui séduit les nouvelles classes montantes. [...]"
Lire « C’est la fin du discours multiculturaliste en France ».
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