Bernard Rougier, sociologue, spécialiste du salafisme. 5 décembre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"RENCONTRE - Professeur à la Sorbonne et passionné par le Moyen-Orient, Bernard Rougier a reçu notre journaliste.
Catherine Nay
Lire "Bernard Rougier, un universitaire lanceur d’alerte sur l’islamisme".
Dans toute vie, il existe un moment où une porte s’entrouvre pour laisser entrer l’avenir. Encore faut-il le saisir… Pour Bernard Rougier, ce sera un voyage de deux semaines à Beyrouth, pendant les fêtes de Noël de l’an 1989. Il a 23 ans. Il doit écrire un mémoire pour valider sa scolarité à Sciences-Po. Invité par des amis libanais, il a choisi son sujet : les rapports politiques et religieux au Moyen-Orient. Trois mois plus tôt, l’accord de Taëf censé sortir le pays de la guerre civile, qui durait depuis 1975, déclenche la lutte fratricide entre chrétiens. Une aubaine pour la Syrie d’Assad.
En dépit de cette violence, il l’avoue : « J’étais fasciné par la vitalité des gens. Par une société vivante, exaltée, passionnante parce que passionnée. L’histoire était en train de se faire. Pour comprendre ce Moyen-Orient compliqué, ses grandes fractures géo-politiques, deviner son avenir, j’ai compris qu’il fallait parler l’arabe classique et l’arabe parlé syro-palestinien. Mon choix était fait. » À 23 ans, Bernard Rougier respire un parfum de destin. Trente ans plus tard, il est devenu l’un des plus grands spécialistes de l’islamisme en France.
Curiosité pour le monde arabe
On rencontre ce Béarnais souriant dans un café. Une allure de rugbyman, look d’éternel étudiant qui ne la ramène pas. Issu d’une famille bourgeoise nombreuse. Il a des oncles polytechnicien, banquier, curé, médecin, un grand-père général. Sa curiosité pour le monde arabe, il ne l’a pas reçue en héritage. « Après Sciences-Po et une maîtrise de droit, j’étais programmé pour passer les grands concours administratifs. Mitterrand était réélu, je m’ennuyais, je ne voulais pas servir cette France-là. J’ai bifurqué vers des études d’arabe à la Sorbonne Paris IV. Ma vie, je la projetais dans des séjours longs au Moyen-Orient. » Et il va tenir parole.
Dans les années 1990, les jeunes gens doivent encore faire leur service militaire (supprimé en 1997 par Jacques Chirac). La chance lui sourit : on lui propose de faire sa coopération en Jordanie pendant deux ans. « Je donnais des cours de français à des étudiants. En majorité des Palestiniens, enfants de réfugiés de la guerre des Six Jours. Avec eux, j’étais plongé dans les affres de la question israélo-palestinienne. Je continuais à suivre les cours d’arabe de la Sorbonne par correspondance. »
À son retour, il fait un DEA à Sciences-Po : un mémoire sur le Yémen. « J’y suis allé en 1994, le nord et le sud du pays étaient en guerre, je me suis retrouvé coincé à Sanaa. J’ai été évacué par les Nations unies. » Quelle aventure !
Son mentor est Gilles Kepel (grand spécialiste du monde arabe contemporain), son directeur de thèse Ghassan Salamé (père de Léa). Ces études ont été supprimées dans les années 1990 par Richard Descoings, le patron de Sciences-Po. Il privilégiait les études sur les questions transversales comme l’écologie et le genre. L’analyse approfondie des aires régionales ne l’intéressait pas. « Pour la compréhension des mondes, on y a beaucoup perdu », regrette Bernard Rougier.
Insatiable, il veut en savoir toujours plus. Il entreprend une année doctorale, pour pouvoir s’inscrire en thèse, une licence d’arabe aussi. Et parce qu’il faut bien vivre, il enseigne l’histoire et la géographie. Jugeant la vie quotidienne trop morose à Paris, il retourne au Liban. « J’étais sans argent, ni sécu, sans affectation, ni même sujet de thèse. Mais j’étais sûr d’en trouver un », dit-il.
Plongée dans le camp de réfugiés palestiniens de Saïda
Et de fait, pendant quatre ans, il va donner des cours de français dans le camp de réfugiés palestiniens de Saïda, dans le sud du Liban, à raison de trois jours par semaine. Il arrive le matin et rentre le soir à Beyrouth : deux fois une heure et demie de car. Ils sont plus de 30 000 exclus du marché du travail libanais.
Parmi eux des militants d’Al-Qaida, futurs dirigeants du groupe État islamique, des membres du GIA algérien. Il raconte : « Ils écoutaient des cassettes de Ben Laden toute la journée. Leur ennemi, c’était Arafat. Ils déchiraient son portrait avec rage. Avoir voulu faire la paix avec Israël, sous l’égide des Américains, était pour eux le crime impardonnable ! Le Hezbollah iranien qui occupait le Sud-Liban les tolérait parce qu’ils combattaient Arafat. »
Pendant ces quatre années, il se familiarise avec leur vision du monde, leur univers du sens. Branchés en permanence sur la chaîne Al Jazeera, il le constate : « Lorsqu’une femme parlait, ils effaçaient son visage. Leurs femmes étaient invisibles. C’étaient souvent les plus jeunes qui se montraient le plus hostiles au travail des femmes. Ces djihadistes étaient minoritaires dans le camp, mais ils dominaient parce qu’ils faisaient peur. Certains voulaient instaurer un régime taliban. Il y avait aussi des communistes palestiniens, ceux-là beaucoup moins religieux. Ils fumaient pendant le ramadan. ’Si les autres s’en aperçoivent, ils nous tueront’, me disaient-ils. »
Avez-vous créé des liens avec eux ? « Il y avait une curiosité réciproque, mais on ne pouvait pas être amis. J’étais un mécréant. Ils voulaient me convertir. J’écoutais des cassettes pour m’imprégner de leur rhétorique. Ils avaient délégué un des leurs pour s’occuper de moi. Tous savaient que je faisais une thèse sur eux. Je suis rentré à Paris pour l’écrire. »
Une thèse publiée deux ans plus tard aux Presses universitaires de France (PUF) sous le titre Le Djihad au quotidien. « Le 8 septembre 2001, mon père est mort. Le 11 septembre, il y a eu les attentats de New York. J’étais en pleine rédaction de ma thèse. Mon deuil personnel se conjuguait avec cette immense tragédie organisée par des militants de la mouvance Ben Laden, les mêmes que je venais de quitter. » Bernard Rougier a soutenu sa thèse en septembre 2002. Il a reçu les félicitations du jury. Elle a été traduite à Harvard et a connu le succès.
« J’ai fait une tournée américaine », glisse-t-il dans la conversation. Il n’est pas homme à se vanter. Et encore moins à poser ses valises.
Il est en Jordanie au moment de la guerre en Irak, entre 2003 et 2005, des anciens du régime de Saddam Hussein lui racontent les ravages de l’embargo. Le régime, jusque-là laïc, a mis Dieu sur les drapeaux. Saddam Hussein a réécrit l’histoire, construit des mosquées (financées par l’Arabie saoudite) forcé des militaires à apprendre des passages du Coran, seul moyen pour lui de contrôler la société, de lutter contre les chiites. Après leur révolte dans le sud de l’Irak et la répression sanglante, le pays a régressé. Saddam a donné le pouvoir aux tribus, la justice d’État a disparu.
Encore un retour au Liban à Tripoli, entre 2006 et 2010, il ne peut que constater les dégâts. Le régime syrien a tué la société civile libanaise, domestiqué les partis, favorisé la montée des radicaux, inoculé le djihadisme dans les milieux populaires sunnites.
Entre 2011 et 2015, il est en Égypte. Il dirige au Caire le Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej), financé par les Affaires étrangères et le CNRS. C’est le temps des printemps arabes. Le désir de liberté sera vite éteint. Les Frères musulmans partout ont raté leur agenda démocratique.
En Tunisie, c’est le retour de l’ère autoritaire. En Libye, c’est le chaos.
« Au Caire, l’ordre règne. J’ai vu la fin de la révolte, l’échec des Frères musulmans et le retour du maréchal al-Sissi. Aujourd’hui, l’armée arrête tous les opposants, contrôle tout. Je ne sais pas ce que deviendra ce pays dans dix ans. »
En moins de vingt ans, Bernard Rougier a vu tout ce monde qui le fascinait tant basculer dans la violence religieuse et militaire.
« Les Territoires conquis de l’islamisme »
En France en 2015. Il est professeur de sociologie politique du monde arabe à la Sorbonne Paris 3. Stupeur, il constate que l’Orient, y compris les terres lointaines d’Afghanistan, ont déjà travaillé en profondeur certaines banlieues.
En 2020, il publie Les Territoires conquis de l’islamisme. Une enquête réalisée sous sa direction par des étudiants en immersion, eux-mêmes issus de ces quartiers et qui parlent arabe. L’enquête révèle l’emprise des réseaux islamistes. Ce qui lui vaudra l’excommunication des milieux universitaires d’extrême gauche. On fournit aux gens les armes idéologiques pour passer à l’action armée. Pour homogénéiser les comportements, les prédicateurs fournissent un codage manichéen : le juste et l’injuste, l’autorisé et l’interdit, le pur et l’impur, pour créer une sécession sociale avec les mécréants. Ils investissent tous les lieux de sociabilité : mosquées, restaurants, salles de sport, librairies… L’enquête fait grand bruit. Bernard Rougier est un lanceur d’alerte. Il dérange, forcément. Les islamistes qu’il a débusqués et les pouvoirs publics aussi : n’exagère-t-il pas ? Celui qui dit la vérité…
« J’ai cinq plaintes contre moi, déplore-t-il. Il s’agit d’intimider la recherche. » Il ajoute, moqueur : « Si on veut faire carrière dans l’université, il ne faut pas enquêter sur ces sujets. »
Je l’interroge. Est-il libre d’enseigner comme il veut ?
Certains collègues lui racontent la difficulté d’enseigner la poésie arabe, qui est très érotique, détaillée, descriptive, et qui fait l’éloge de l’amour physique, y compris des relations homosexuelles. D’où, chez eux, une forme d’autocensure.
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire et de géographie, victime de la vindicte islamiste, était décapité par un djihadiste tchétchène âgé de 19 ans.
Octobre 2022, on dénombre à l’école 720 atteintes au principe de la laïcité contre 313 en septembre. Une augmentation qui inquiète. Y a-t-il un lien entre ces deux dates anniversaires ?
Sa réponse :
« Les mensonges de la jeune fille qui a mis en cause son professeur Samuel Paty s’inscrivent dans un récit de persécution, de défiance envers une école laïque qui serait hostile à l’islam, complaisamment diffusé par les islamistes. C’est ce qu’ils appellent “l’islamophobie”. »
On voit des jeunes filles espiègles se vanter sur Tik-Tok de bafouer l’école avec leur voile. Qu’en pense-t-il ? « Elles ont pour mission de diffuser sur les réseaux sociaux les mots d’ordre des prédicateurs islamiques. Ils ont entre 40 et 50 ans, les plus connus sont une dizaine. Ces imams mettent en ligne leur enseignement, certains le font payer jusqu’à 300 euros. Que disent-ils aux jeunes filles ? Que si elles ne portent pas le voile, elles perdront leur qualité de musulmane et sont promises à la damnation. Tuer un homme est qualifié par eux de “petite mécréance”, mais fréquenter des juifs ou des chrétiens, là réside pour eux “la grande mécréance. »
On est édifié. Que conclure ?
Que, d’abord exotique et presque marginal, l’objet des recherches de Bernard Rougier frappe aujourd’hui nos sociétés, menace nos libertés. Face à la cécité d’une partie de nos élites, trop lâches ou complaisantes, il faut le remercier de rester vigilant."
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