(lexpress.fr , 21 oct. 23). Bernard Rougier, sociologue, universitaire, spécialiste du salafisme. 22 octobre 2023
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Médéric Chapitaux, Quand l’islamisme pénètre le sport, préface de Bernard Rougier, éd. PUF, 25 oct. 23, 144 p. 14 €.
"Pour l’universitaire, "le Hamas va payer le prix" de son attaque, mais la situation dramatique à Gaza bénéficiera à d’autres groupes islamistes dans l’ensemble du monde musulman.
Propos recueillis par Thomas Mahler
Lire "Bernard Rougier : "A chaque crise au Moyen-Orient, l’islamisme sort vainqueur"".
Dès la fin des années 1990, il a vu les courants salafistes djihadistes gagner du terrain dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, sujet de sa thèse. Directeur du Centre des études arabes et orientales et professeur à la Sorbonne Nouvelle, Bernard Rougier est l’un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient comme de l’islamisme en France. Responsable du best-seller Les territoires conquis de l’islamisme (PUF), il préface aujourd’hui la remarquable enquête de Médéric Chapitaux, Quand l’islamisme pénètre le sport (PUF, 128 p., 14 euros, parution le 25 octobre).
Pour L’Express, Bernard Rougier analyse la porosité entre Hamas et groupes djihadistes, pointe les responsabilités de Benyamin Netanyahou comme des Etats-Unis, explique en quoi vouloir détruire le Hamas est illusoire, et avertit sur le risque de contagion islamiste.
L’Express : En quoi la situation actuelle au Proche-Orient, après l’attaque sanglante du Hamas, est-elle complètement inédite ?
Bernard Rougier : Ce qui est inédit, c’est la mise en œuvre, dans la journée du 7 octobre, d’une "libération en actes de la Palestine", avec une souveraineté momentanée du Hamas sur le territoire d’Israël et la jouissance tirée du massacre de civils israéliens. Par l’initiative du Hamas, le rêve est devenu, l’espace d’une journée, réalité pour l’opinion palestinienne et arabe.
En regardant Al-Jazeera en arabe, à raison de plusieurs heures par jour, j’ai été frappé par la différence entre les deux référentiels. D’un côté, il y a le référentiel israélien, qui compare cette attaque du 7 octobre au 11 Septembre américain et au Bataclan, en insistant sur l’ampleur du massacre, et avec toute la sensibilité juive issue du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Le référentiel arabe et palestinien, tel qu’il se dégage du récit mis en image par Al-Jazeera, s’inscrit lui dans la suite des conflits israélo-arabes, en insistant sur la disproportion des forces et le fait que l’armée de l’air israélienne tue de nombreux civils à Gaza. On est dans l’illustration du malheur arabe et musulman, dont la Palestine serait l’expression privilégiée. Mais, sur Al-Jazeera, il n’y a presque rien sur l’opération du 7 octobre, si ce n’est pour en vanter la prouesse technique. Tout est fait pour gommer le massacre commis par les combattants du Hamas, on est dans un déni total. [...]
Avez-vous été surpris par la violence mise en œuvre par le Hamas ?
Il y a depuis longtemps une certaine porosité entre les Brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas, et les milieux djihadistes à Gaza. Un groupe salafiste djihadiste, nommé l’Armée des partisans de Dieu et dirigé par un ancien des Brigades, Khalid Banat, avait en 2009 proclamé un émirat islamique à Gaza. A l’époque, le Hamas avait réprimé très violemment cette expression djihadiste, faisant une trentaine de morts. Une autre organisation, l’Armée de l’islam, est dirigée par Mumtaz Doghmouch, ancien des Brigades lui aussi.
Ces groupes ne se reconnaissent pas dans le Hamas. Ont-ils exploité la journée du 7 octobre pour se livrer à des atrocités ? C’est une hypothèse. La sauvagerie mise en œuvre relève en tout cas d’un mode opératoire emprunté aux groupes djihadistes. [...]
Quelle est la responsabilité de Benyamin Netanyahou ?
Depuis son élection en 1996, Netanyahou a joué le Hamas contre l’Autorité palestinienne. Il était hostile au processus d’Oslo. Même s’ils ne sont bien sûr pas sur le même plan, on a ainsi deux acteurs, Netanyahou et le Hamas, qui sont les meilleurs ennemis, n’ayant jamais voulu d’une solution à deux Etats. Le Hamas considère la Palestine comme un bien religieux qui doit être libéré pour le compte de Dieu. Même s’ils ont amendé leur charte, il reste cette idée de terre divine dont on ne peut pas disposer à sa guise, contrairement à ce que souhaitent faire les dirigeants de l’OLP.
Avant cette attaque, l’islamisme politique semblait en recul au Moyen-Orient. Cette évolution est-elle aujourd’hui remise en question ?
Sur le plan diplomatique, on sent en effet un changement au niveau des gouvernements : réformes de Mohammed ben Salmane en Arabie saoudite, rapprochement entre la Turquie et l’Egypte, signatures des accords d’Abraham. Mais, au niveau des sociétés arabes, on a vu une évolution inverse, vers plus de religiosité. La révolution syrienne a, par exemple, basculé vers le salafisme et le djihadisme. Chaque fois qu’il y a une crise dans la région, l’islamisme en sort vainqueur. Là, la symbolique palestinienne, telle qu’elle est récupérée par le Hamas, est de nature à renforcer un peu partout la propagande islamique. Le Hamas va en payer le prix, mais cela bénéficiera à d’autres discours islamistes dans l’ensemble du monde musulman.
Beaucoup d’experts considèrent qu’il n’y a pas vraiment de "rue arabe", que les manifestations de solidarité pour la Palestine restent encore limitées au Maroc ou en Jordanie. Cela est moins vrai depuis la frappe sur l’hôpital Al-Ma’amadani [NDLR : officiellement Al-Ahli Arabi] de Gaza, quelle que soit l’origine de cette frappe. L’événement agit comme un catalyseur de colère populaire.
C’est précisément parce que les opinions publiques arabes ont intériorisé la faiblesse des Etats qu’il y a un risque de passage au terrorisme. Aucun pays arabe ne peut se dresser contre Israël. Cette frustration a donc nourri le discours de petits groupes religieux prêts à mourir. En 1978, les accords de Camp David ont mis fin à la guerre entre Israël et les pays arabes dans sa dimension étatique. Mais cela a ouvert la porte à des guerres asymétriques, avec des groupes de nature milicienne, comme le Hamas et le Hezbollah, qui ont une dimension à la fois religieuse, militaire, sociale et politique. La conflictualité avec Israël est ainsi passée des Etats à la société, dans ses marges les plus violentes. D’où, au sein de la "rue arabe", un rapport très ambigu au terrorisme, qui est à la fois condamné et admiré face à la toute-puissance américaine comme israélienne.
Que doivent faire les Américains ?
[...] Il faut réfléchir à des solutions, et non pas se contenter d’une gestion de la survie de la bande de Gaza, ainsi que d’une continuation du morcellement de la Cisjordanie.
La responsabilité américaine est considérable, car ils n’ont pas joué leur rôle d’intermédiaire neutre. Les paramètres de la paix avaient pourtant été définis, sur les colonies, sur Jérusalem-Est comme sur les frontières et le droit au retour des réfugiés. A Camp David, les négociations auraient dû s’engager sur ces paramètres au lieu de s’achever sur ceux-ci quand il était trop tard, lorsque la société israélienne, brutalisée par les attentats-suicides du Hamas, a voté pour la droite radicale, tandis que la société palestinienne, choquée par la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées en 2000, a basculé dans la seconde Intifada.
Dès 1996, Yasser Arafat avait confié à son conseiller Marwan Kanafani qu’"avec Netanyahou, c’est fini". Oslo reposait sur une équation simple : sécurité contre territoire. L’Autorité palestinienne accomplissait pour Israël une prestation de sécurité en emprisonnant les militants du Hamas et du Djihad islamique, et en contrepartie, Israël se retirait progressivement des territoires occupés. Mais avec l’élection de Netanyahou, Arafat a cessé de croire à la paix, et a commencé à libérer des prisonniers du Hamas, ce qui n’a fait qu’aggraver la situation en créant les conditions pour la deuxième Intifada. [...]
Il y a donc un risque de contagion mondiale ?
La réalité, c’est que la situation à Gaza est aujourd’hui le rêve des prédicateurs islamistes partout dans le monde. Ce qu’ils veulent, c’est la translation religieuse d’un conflit politique. L’explication par les textes religieux du malheur des Palestiniens devient une métonymie de la persécution des musulmans dans le monde. Et les prédicateurs islamistes ne sont jamais meilleurs que dans cet exercice. En conséquence, il y aura toujours quelqu’un qui décidera qu’il sera le vengeur de Gaza, en attaquant un juif, un professeur, un intellectuel, un militaire… [...]
Est-ce l’échec des accords d’Abraham ? Le rapprochement entre Israël et les Emirats Arabes Unis, le Maroc, ou même l’Arabie saoudite, était-il une illusion ?
C’est le même calcul que les solutions fonctionnalistes qui avaient été avancées au Moyen-Orient dans les années 1950. On considérait alors que le développement économique apporté par les Américains allait apaiser les tensions politiques. Le plan Johnston sur la gestion de l’eau entre Arabes et Israéliens en fut le parfait exemple.
Mais c’est faire fi des dimensions identitaires et géopolitiques. Aujourd’hui, l’Iran a besoin d’avoir des acteurs à la frontière d’Israël, pour faire valoir cette vieille utopie de la libération de Jérusalem.
Détruire le Hamas vous paraît-il réaliste ?
C’est une illusion. Soit Israël annexe complètement Gaza, ce qui provoquera une régression généralisée et la reconstitution d’un bloc arabe contre l’Etat hébreu. Soit il détruit le Hamas, mais d’autres forces islamistes apparaîtront, ou la même force avec d’autres hommes. Il y a un risque d’hubris israélienne, nourrie par l’horreur qui s’est produite le 7 octobre. Israël a bénéficié du soutien international, mais celui-ci se réduit jour après jour avec les pertes civiles à Gaza. Et on reviendra à la question du départ : que faire avec ce conflit israélo-palestinien ?
Craignez-vous le risque d’un choc des civilisations ? Le Hamas, sunnite, est aujourd’hui allié à l’Iran chiite, brouillant les habituels clivages confessionnels…
Je n’ai jamais cru à une lutte des civilisations. La gauche arabe n’existe quasiment plus. Le nationalisme arabe a aussi échoué. Dans ces situations, on utilise donc les symboles religieux pour mobiliser les foules. Le jeu des acteurs religieux est de donner l’illusion d’une guerre des civilisations. Mais nous savons qu’en réalité c’est un conflit politique qui se joue entre Israël et la Palestine. C’est une opposition entre deux nationalismes qui veulent la possession d’une même terre. Il se trouve que cette terre se trouve au cœur des trois monothéismes. Mais son essence, c’est un conflit politique qui remonte à la fin du XIXe siècle.
Par ailleurs, l’idée d’une guerre des civilisations est dangereuse, car elle justifie un conflit mondial entre Occidentaux d’un côté et musulmans de l’autre. Non seulement elle ne correspond pas à la situation géopolitique, mais elle apporte en plus une caution à tous ceux qui veulent commettre des attentats.
Il est d’ailleurs frappant de voir comment les Palestiniens ont perdu le contrôle de la cause palestinienne. Yasser Arafat a fondé le Fatah en 1959. Celui-ci a pris la main sur l’OLP en 1969. Les Palestiniens ont alors pris le contrôle de leur cause, refusant que celle-ci soit définie par les régimes égyptien, jordanien ou syrien. C’est cette stratégie autonome qui a permis à l’OLP, à travers ses bases libanaises ou son exil en Tunis, de parler au nom du peuple palestinien. Mais, aujourd’hui, c’est l’Iran ou les djihadistes qui agissent au nom de la cause palestinienne, en fixant son agenda. Après la mort d’Arafat, il n’y a pas eu de leadership capable de s’affirmer comme force de contrôle à l’intérieur de la société palestinienne. Nous sommes revenus à la situation d’avant 1969, quand l’Egypte de Nasser manipulait cette cause palestinienne.
Etablissez-vous un lien entre les attentats qui ont de nouveau frappé la France et la Belgique, et l’attaque du Hamas ?
Il y a un lien évident entre l’assassinat de Samuel Paty et celui de Dominique Bernard : l’origine tchétchène et la jeunesse de l’assaillant. On retrouve dans le parcours de Mohammed Mogouchkov une violence intra-familiale, une éducation salafiste, et le goût de la boxe. Mais il y a aussi une transmission des deux guerres de Tchétchénie, qui avaient été marquées par une djihadisation progressive.
Chaque acte de violence commis au nom de l’islam crée un précédent, qui pourra influencer d’autres gens en d’autres lieux, qui vont vouloir imiter, s’inspirer ou améliorer cet acte. Il n’y aurait sans doute pas eu Dominique Bernard sans Samuel Paty. Chaque événement terroriste nous terrifie, car il ouvre une nouvelle perspective. Jacques Derrida, dans un livre brillant sur le 11 septembre 2001, explique qu’il y a eu un réflexe des Américains d’associer une date à cet événement inédit, comme s’ils voulaient l’inscrire dans le passé, sans réfléchir en quoi il est porteur de nouvelles menaces pour l’avenir.
Il y a un islamisme à bas bruit qui a imprégné une partie de l’islam de France. Si Les territoires conquis de l’islamisme ont tant choqué, c’est que nous avons essayé de restituer cette imprégnation islamiste dans la prédication et la production de l’islam quotidien dans notre pays. Cet islamisme à bas bruit ne prône pas directement la violence, mais il fournit des arguments au séparatisme. Certains, moins bénéficiaires de rentes locales, vont alors passer à l’action violente. A chaque fois que je me suis penché sur une situation locale, j’ai retrouvé ces discours, portés par des imams ou des responsables associatifs qui ont une position à conserver dans la société française. Mais au niveau inférieur, un certain nombre de croyants vont passer du salafisme piétiste à un salafisme djihadiste, en tirant au sein de petits collectifs les conclusions des représentations négatives des sociétés occidentales. Mais il faut aussi penser ces biotopes locaux de prédication en lien avec des crises internationales. La filière des Buttes-Chaumont s’est par exemple mise en place dans le contexte de la deuxième Intifada et de l’imminence de la guerre en Irak en 2003. La rencontre entre une crise moyen-orientale et des écosystèmes locaux alimentant les discours sur "l’islamophobie" renforce la probabilité d’un passage à l’acte. Les images de violence lèvent les inhibitions morales et aplatissent les enjeux : venger les morts de Gaza et défendre le Coran sont une seule et même chose pour le tueur de Bruxelles.
Vous préfacez Quand l’islamisme pénètre le sport, de Médéric Chapitaux, enquête sur l’entrisme religieux dans les fédérations sportives. Or, le sport est souvent présenté comme un vecteur d’intégration. Sommes-nous trop naïfs à ce sujet ?
Le corps est le lieu par excellence du discours islamiste. D’abord parce que c’est un corps qu’il faut purifier, transformer et séparer des corps impurs. Quand les Frères musulmans ont été fondés en 1928, ils ont d’emblée prévu des entraînements sportifs et des milices scouts. Aujourd’hui, certaines mosquées ont des locaux sportifs.
Le mérite de Médéric Chapitaux est de contredire le "pas de vague" porté par le ministère des Sports. Il y a une volonté forte, à travers des discours lénifiants de la part des fédérations, de nier toute radicalisation. Or ce livre montre comment la pratique islamiste peut se combiner avec l’effort sportif. Presque personne n’avait fait un travail équivalent en France. On voit à quel point, notamment dans les sports de combat en banlieue, des éducateurs sportifs se sont transformés en prédicateurs, défendant la non-mixité ou de nouveaux réflexes de pudeur dans les douches. Tout d’un coup, une norme religieuse s’installe. Alors que le sport devait être porteur de valeurs d’excellence et de citoyenneté, on y a introduit des valeurs religieuses.
Sport et école sont deux lieux de l’intégration nationale. Comme par hasard, ce sont aussi deux lieux privilégiés pour la prédication islamiste."
Voir aussi 26 oct. 23 Webinaire "Quand l’islamisme pénètre le sport", avec Médéric Chapitaux (CLR, 26 oct. 23),
dans la Revue de presse le dossier Guerre Hamas-Israël (2023-24) dans Palestine dans Israël, les rubriques Islamisme, Terrorisme islamiste, Sport (note de la rédaction CLR).
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