(La Tribune Dimanche, 10 mars 24). Benjamin Morel, maître de conférences en droit public. 10 mars 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "« En Corse, ne reconnaissons pas le communautarisme » (Benjamin Morel)".
"Dans un entretien donné en 2002, Robert Badinter disait que la décision de 1991 sur le statut de la Corse, avec la censure de la notion de « peuple corse », avait été la plus importante qu’il ait eu à rendre comme président du Conseil constitutionnel. « Je me souviens très bien avoir moi-même rédigé le projet de considérant, dans lequel le peuple français était défini comme étant composé de tous les citoyens sans distinction de race, de sexe, de religion, de croyance ou d’origine. C’était une définition nécessaire, un rappel de ce qui constitue le fondement même de la République une et indivisible. Tous les citoyens français sont des citoyens français et, à ce titre, de la même dignité, et on ne saurait constitutionnellement introduire entre eux des distinctions d’origine »
Le monde politique n’a pas retenu cet enseignement. À la suite de son discours à Ajaccio en septembre dernier, Emmanuel Macron a proposé de reconnaître dans un nouvel article consacré à la Corse la notion de « communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle ayant un lien singulier avec sa terre ». Cette déclaration est devenue le premier alinéa de l’article proposé par Gérald Darmanin aux élus corses en vue d’une future révision constitutionnelle. La notion de « communauté » n’a qu’un précédent en droit constitutionnel : la « Communauté française », un succédané de l’Empire colonial qui ne fit pas long feu. La « communauté culturelle et linguistique » renvoie à quelque chose de tout autre et qui excède de très loin la question corse. Pour la première fois de notre histoire, une communauté autre que la communauté nationale serait reconnue. Elle le serait sur des critères culturels. À cette reconnaissance et à cette singularité s’attacheraient des droits, notamment celui de faire la loi. Or c’est là faire le choix d’une révolution sans précédent en reconnaissant le communautarisme.
Dans sa décision du 15 juin 1999, le Conseil constitutionnel offre la meilleure définition de ce que peut être juridiquement le communautarisme, soit « la reconnaissance de droits collectifs à des groupes définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». Des droits ne sont plus reconnus à des individus en tant que citoyens ou sujets de droit, mais en tant que membres d’un groupe défini par une culture ou un sentiment subjectif d’appartenance.
Dans son texte, le gouvernement donne donc une base constitutionnelle au communautarisme, il en constitutionnalise la définition. Or il n’est pas possible de discriminer les communautés, ce dont s’inquiétait déjà Robert Badinter. Au nom du principe d’égalité, on ne saurait dire qu’être breton ou berbère est moins bien qu’être corse. Par voie de conséquence, il sera bien difficile de ne pas accorder les mêmes droits à d’autres régions et même à d’autres communautés aux origines extérieures à l’Hexagone mais disposant également d’une langue et d’une culture. Leur refuser cela, ce serait hiérarchiser ces communautés, ce qui est cette fois la définition juridique du racisme.
Lors de la nuit du 4 août 1789, les députés de l’Assemblée nationale constituante votèrent l’abolition des privilèges des ordres et des provinces. L’Assemblée d’alors n’était pas « jacobine » ; elle était composée majoritairement de monarchistes modérés, de futurs girondins et de quelques futurs montagnards. L’unité de la loi faisait l’unanimité chez les enfants des Lumières en 1789. Si l’unité du législateur est rompue, la loi discrimine et c’est l’égalité des citoyens qui est brisée. Si elle ne s’impose pas sur l’ensemble du territoire, alors elle devient une source d’oppression d’une communauté qui peut l’imposer à d’autres sans se l’appliquer. Ce principe ne connut que deux exceptions, Vichy et la colonisation. Dans les deux cas, on jugea qu’une partie de l’humanité n’avait plus droit de cité, voire d’exister. C’est aussi sur ce principe fondamental que le gouvernement souhaite revenir en donnant un pouvoir législatif à la Corse.
Lors de son discours à Ajaccio, Emmanuel Macron a demandé de ne pas se laisser arrêter par du « juridisme ». Soit, mais le droit n’est pas là pour faire joli, et ce n’est pas un hasard si certains principes n’ont été enfreints par aucun président, pas plus d’ailleurs que par un Napoléon ou un Charles X. Ébrécher un principe, c’est briser une digue et se préparer à épancher ce qu’elle retenait.
La prochaine fois qu’une communauté décidera de s’affranchir de la loi, comment pourrons-nous lui opposer que, quoi qu’il arrive, force doit rester à cette dernière contre tous les sentiments d’appartenance ? Que devrons-nous lui répondre quand cela ne sera plus le cas sur une partie du territoire ? Quand un jeune venu d’ailleurs nous demandera que sa communauté soit reconnue et que nous n’aurons plus l’universalisme à lui opposer, que devrons-nous arguer ? Que sa communauté mérite d’être reconnue à l’instar de la communauté culturelle corse ? Qu’elle doit être rejetée comme moins digne ? Monsieur le Président, en tant que constitutionnaliste, devrais-je, sans juridisme aucun, demain me faire l’exégète d’une République communautariste ou d’une République raciste ?
Voir aussi De l’indivisibilité de la République et des aménagements de ce principe (M. Seelig, 1er mars 24),
dans la Revue de presse le dossier Corse dans Régionalismes (note de la rédaction CLR).
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