17 octobre 2013
"Le licenciement de la salariée voilée de la crèche Baby-Loup passait pour la troisième fois devant la justice hier, après l’annulation de la cour de Cassation. Décision le 27 novembre.
Deux visions de la France se sont opposées ce jeudi matin au Palais de justice de Paris. Pendant près de quatre heures, les partisans de la laïcité et de la liberté religieuse se sont affrontés dans un débat de haute volée. La cour d’appel jugeait le licenciement d’une salariée voilée de la crèche Baby-Loup, après son annulation par la Cour de cassation. Fait exceptionnel, le procureur général François Falletti et le premier président Jacques Degrandi siégeaient tous les deux pour cette audience solennelle.
Foulard décoratif
Tout oppose les deux parties. Les faits d’abord. Fatima Alif, éducatrice à la crèche Baby-Loup depuis 1991 « portait le foulard de manière non systématique depuis 1994 et ça ne posait aucun problème », plaide son avocat, Me Michel Henry, photos à l’appui. « Elle portait le voile seulement à l’extérieur de la crèche, pas dans l’exercice de ses fonctions », rétorque Me Louis Gayon, avocat de l’association Baby-Loup. La teneur du voile fait aussi débat : « foulard décoratif » sur la tête pour l’avocat de la plaignante, strict « hijab » pour la défense. Me Henri est desservi par sa cliente, arrivée une demi-heure en retard à l’audience, vêtue d’une tunique longue couvrant ses jambes et ses bras et d’un voile jusqu’aux épaules ne laissant dépasser aucun cheveux. « Ma cliente a fait exprès d’en rajouter un peu aujourd’hui » toussote l’avocat.
Salariée discriminée ou manipulatrice ?
Y a-t-il eu discrimination en raison du port de ce voile ? « Mme Baleato (directrice de la crèche Baby-Loup, NDLR) lui avait dit qu’elle ne la laisserait pas revenir travailler avec » raconte Me Henry, qui assure que la directrice n’avait pas supporté ce quatrième congé maternité. La défense dresse, au contraire, le portrait d’une femme manipulatrice et provocatrice, qui a multiplié les esclandres et utilisé son voile comme « prétexte » pour se faire licencier. « Elle sait qu’elle ne doit pas porter le voile et s’en sert pour provoquer une altercation » raconte Me Louis Guyon. Elle aurait aussi menacé de mort Natalia Baleato.
Noms d’oiseaux
Sur le fond de l’affaire, le président a beau saluer la « dignité » du débat, les noms d’oiseaux volent. Me Henry dénonce une « radicalisation progressive » de la crèche Baby-Loup, « ilot retranché » de la laïcité au milieu d’une cité populaire. Natalia Baleato, « Jeanne d’Arc de la lutte contre le voile islamique », a reçu « l’onction de personnalités éminentes de gauche ». Pour la défense, Richard Malka invoque les noms de Jules Ferry, Gambetta, Victor Hugo, Khalida Messaoudi et Berthold Brecht. Le philosophe Alain Finkielkraut et la psychanalyste Caroline Eliacheff sont dans la salle. « La république vacille, la république a peur » affirme l’avocat. « On commence comme ça et pourquoi pas la burka ? C’est exactement le même problème juridique ».
« Pourquoi on ne coupe pas la barbe aux barbus ? »
« La laïcité, plaide Me Michel Henry, ce n’est pas faire du terrorisme à l’égard des croyances politiques ou religieuse ». L’avocat défend le « principe de la proportionnalité » : la situation n’est pas la même à Neuilly ou dans la cité La Noé à Chanteloup-les-Vignes, où la population est « pauvre, étrangère » et où les « gens de confession musulmane constitue un pourcentage important ».
Dans ce contexte, l’association Baby-Loup n’est pas là pour faire « abjurer les habitants du quartier », les « soumettre à une idéologie dominante » mais pour « respecter la diversité, les gens tels qu’ils sont ». Sinon, « pourquoi on ne coupe pas la barbe aux barbus ? ». Et de citer François Hollande inaugurant l’observatoire de la Laïcité en avril 2013 : « La laïcité n’est pas un contrat, une doctrine, un dogme, ce n’est pas la religion de ceux qui n’ont pas de religion. Elle est l’art du vivre ensemble ». Pour Me Malka, au contraire, « dans ces cités on a besoin de plus de République », la laïcité étant la « garantie du vivre ensemble ». « Vous avez aujourd’hui un débat de société crucial à juger », lance t’il. « Votre décision marquera une étape dans la construction ou la déconstruction de la laïcité dans ce pays ». L’avocat oppose les « universalistes » pour qui la « loi doit être la même pour tous » et les « différencialistes » pour qui la liberté religieuse doit être accordée à chacun. Si ces derniers gagnaient, « on resterait dans une démocratie, mais ce serait la mort de l’universalisme des Lumières ».
Le voile « nocif pour le développement des enfants »
Autre question de fond, quel préjudice pour les enfants de la crèche ? Aucun, répond l’avocat de la plaignante, pour qui les enfants de Chanteloup-les-vignes sont « habitués à voir leur mère avec un foulard, comme nous, les coiffes de nos grand-mères ». Au contraire pour Richard Malka, le « voile islamique » serait « nocif pour la liberté de conscience et le développement des enfants ». « S’il est dangereux pour les enfants du public pourquoi ne le serait-il pas pour les enfants du privé ? » s’interroge t-il en référence à la loi de 2004 restreignant le port de signes religieux dans les écoles publiques.
Juridiquement aussi les deux parties s’écharpent. La plaignante a pour elle deux avis de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde) et celui de la chambre sociale de la Cour de cassation. L’association Baby-Loup rappelle, quant à elle, les jugements des Prud’hommes de Mantes-la-jolie et de la Cour d’appel de Versailles qui lui donnent raison. Chacun des deux avocats cite abondement une jurisprudence « de (leur) côté ».
D’un côté, on vante le respect des libertés individuelles dans le préambule de la Constitution de 1958.
De l’autre, on cite « l’arrêt Bermuda », dans lequel la Cour de cassation signale qu’un employeur peut imposer à un salarié des contraintes vestimentaires, si elles sont justifiées par la nature des tâches à accomplir. « Mais peut être que la Cour était bermudaphobe ? » ironise Richard Malka.
Le procureur général contre la Cour de cassation
La crèche Baby-Loup fermera ses portes le 31 décembre prochain suite aux « agressions, menaces et insultes quotidiennes » dont sont victimes ses personnels depuis l’arrêt de la Cour de cassation en mars dernier, d’après la Défense. « Le beau rêve est terminé, souffle Richard Malka. En réalité, nous avons tous déjà perdu. L’idéal républicain se transforme en cauchemar communautariste. Mme Afif a gagné sa guerre. » Dans un réquisitoire « strictement juridique », le procureur général a demandé, fait rarissime, aux magistrats de ne pas suivre la décision de la Cour de cassation. Si « la liberté religieuse est un principe fondamental », « les missions d’éveil et du développement de l’enfant (...) sont de nature à justifier des restrictions » a développé François Falletti. L’arrêt de la cour d’appel de Paris sera rendu public le 27 novembre."
Lire "Baby-Loup : la laïcité en débat devant la cour d’appel de Paris".
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