Bernard Rougier, professeur à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, auteur de "Les Territoires conquis de l’islamisme" (PUF). 21 janvier 2021
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Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme (édition augmentée), PUF, janvier 2021, 448 p., 23 e.
"Pour Bernard Rougier, spécialiste de l’islamisme, les institutions européennes tentent d’imposer un modèle multiculturel à travers la recherche.
Propos recueilli par Clément Pétreault
Dans les années 1990, l’anthropologue britannique Ernest Gellner annonçait l’avènement d’une scène intellectuelle mondiale dominée par trois courants : le postmoderne de la déconstruction (dans lequel s’inscrit le mouvement décolonial), l’islamisme et le courant des Lumières. Pour Bernard Rougier, professeur à Paris-3 et directeur du Centre des études arabes et orientales, la floraison d’études décoloniales pourrait bien valider la prédiction Gellner. L’universitaire, qui a dirigé Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF), s’inquiète du rôle des institutions européennes qui financent des programmes de recherche dont l’objet consiste à frapper d’obsolescence les modèles universalistes républicains.
Le Point : Comment la pensée décoloniale a-t-elle fait irruption dans le monde universitaire ?
Bernard Rougier : Cette pensée militante s’est d’abord imposée sous la forme des « colonial studies » dans les campus américains au cours des années 1980 et 1990, dans le sillage des travaux de l’intellectuel d’origine palestinienne Edward Saïd, professeur de littérature anglaise à Princeton. Pour lui, l’orientalisme académique a inventé l’Orient à des fins de domination politique. Tout ce qui s’est écrit sur les sociétés orientales procède d’un lien organique avec le pouvoir colonial en place. Le passé impérialiste de l’Europe condamne donc les chercheurs d’origine européenne à reproduire ce péché originel. Même les plus progressistes et anticolonialistes parmi eux sont rattrapés par leur condition de naissance et la tradition de leur formation intellectuelle. Cette épistémologie du soupçon, inaugurée par la publication en 1978 de l’opus principal de Saïd, Orientalism, explique en grande partie le tarissement d’une recherche américaine sur le Moyen-Orient jusque-là de très bonne qualité. On ne travaille plus sur les dynamiques en cours dans les sociétés arabes par exemple, mais sur l’action des politiques et des institutions américaines dans la région. On se condamne ainsi à l’ignorance des temporalités propres aux sociétés de la région.
À quand remonte cette cristallisation ?
À la fin des années 1990, cette pensée reçut une nouvelle impulsion à l’université de Berkeley en Californie avec l’apparition du mouvement « décolonial » (decolonialidad) porté par des universitaires d’origine sud-américaine issus de diverses disciplines (anthropologie, sociologie, philosophie, psychologie). Ils ont repris, en la radicalisant encore davantage, la démarche de Saïd pour dénoncer la « colonialité du pouvoir », c’est-à-dire l’existence d’une domination occidentale dans la manière même de penser le monde. Selon eux, les instruments du savoir ne sont pas neutres, l’intellectuel du Sud doit produire ses propres outils épistémologiques pour ne plus penser sa relation avec le dominant occidental dans le cadre philosophique élaboré par ce dernier. Leur objectif est de « décoloniser » la pensée. L’université a donc été le lieu de production et de diffusion de cette idéologie, avec ses cénacles, ses débats internes, ses revues en diverses langues.
Est-ce un problème ?
Oui, cela pose un problème considérable. Les frontières entre travail scientifique et travail militant sont définitivement brouillées en conséquence de l’adoption de ces catégories de pensée. Edward Saïd, par exemple, a largement contribué au phénomène qu’il dénonçait. La disqualification du travail universitaire américain a fait la fortune ultérieure des think tanks. Face à la demande institutionnelle, la production savante sur le Moyen-Orient s’est déplacée au profit d’instituts politiques et stratégiques qui ont fourni un travail idéologique de qualité souvent médiocre, déconnecté des réalités sociales et culturelles de la région, et qui a eu des conséquences catastrophiques sur la politique extérieure américaine – soit la définition même de l’orientalisme selon Saïd. D’ailleurs, quand on lit le récit autobiographique de Saïd, on est frappé par le peu d’intérêt qu’il porte à la société palestinienne qui l’a vu naître. Il ne l’aime pas et cherche à la fuir. Au fond, le Moyen-Orient ne l’intéresse pas – beaucoup moins en tout cas que tous ceux qui y ont consacré leur vie et dont il a remis en cause les travaux. Si on ne prend pas les moyens de défendre l’université dans sa dimension positive et universaliste, dans sa production d’un savoir objectif, on se condamne à ne plus comprendre le monde qui nous entoure – un effet d’ignorance volontaire que cherchent aussi ceux qui se réclament de ces théories déconstructionnistes.
Ces thèses se fondent sur des méthodes et postulats assez éloignés des usages universitaires…
La déconstruction radicale portée par ce courant, où tous les travaux académiques sont réduits à la qualité de « récits » (narratives), empêche la distinction entre le fait et son interprétation. Elle nie la possibilité même d’une connaissance objective à raison de l’identité de ceux qui produisent cette connaissance. Si on adopte cette façon de voir, chacun est assigné à son origine. Le refus par les militants de terrain des pratiques dites « d’appropriation culturelle » est le prolongement de ce postulat de principe : seul un Africain noir sera jugé légitime pour travailler sur les sociétés africaines (où le paradigme décolonial limitera le champ du questionnement légitime aux seuls effets de la colonisation occidentale sur les structures sociales et mentales des sociétés étudiées). Par son obsession racialiste, la pensée décoloniale disqualifie tous les travaux scientifiques en attaquant l’identité culturelle de leurs auteurs. D’autres l’ont dit, c’est le retour de Lyssenko, passé de la génétique stalinienne aux sciences sociales : la dogmatique idéologique étouffe l’indispensable liberté de l’activité scientifique.
La déconstruction favorise aussi le projet islamiste, car elle sape la légitimité des institutions publiques dans les sociétés démocratiques – à commencer par celle de l’université. Dans son dernier livre, l’anthropologue britannique Ernest Gellner avait prédit l’avènement d’une scène intellectuelle mondiale dominée par trois expressions principales – le courant postmoderne de la déconstruction (dans lequel s’inscrit le mouvement décolonial), l’islamisme et le courant des Lumières. Il avait aussi anticipé l’alliance des deux premiers contre le dernier, réduit à la défensive, car jugé coupable de tous les maux, à la fois par l’intellectuel « racisé » et part l’intellectuel islamiste.
Qu’est-ce qui rend cette pensée aussi séduisante pour l’université ?
Elle a bénéficié d’un effet de génération en influençant d’abord des franges de la jeunesse en Europe et en France. Cette mouvance a investi les réseaux sociaux sous des formes très attrayantes. Elle a adapté ses vidéos de contenus séduisants, en empruntant ses messages, ses couleurs, ses logos aux techniques du marketing et de la publicité. Depuis une bonne dizaine d’années, elle a ainsi touché un public jeune qui est par la suite passé par les rangs de l’université en emportant avec lui cette sensibilité idéologique. Certains ont ensuite conquis des positions dans le système universitaire, en obtenant des postes de maître de conférences en sciences sociales. Ensuite, au nom de « l’intersectionnalité des luttes », la pensée décoloniale a su établir des ponts avec d’autres thématiques à la mode – écologie, féminisme. Ainsi, vue à travers le prisme de la « destruction des terres », la colonisation peut être dénoncée en accord avec la préoccupation écologique contemporaine. Il faut rappeler que cette expression est minoritaire, à la fois dans le monde de la recherche et dans le monde étudiant, mais, bien organisée, elle sait se mobiliser pour obtenir des ressources dans le champ universitaire, notamment à travers les financements publics, les bourses fléchées, les programmes de recherche, ou les séminaires, ce qui explique la surreprésentation des études postcoloniales et décoloniales dans les principaux lieux de production des sciences humaines et sociales à Paris que sont l’ENS, Sciences Po, l’EHESS, Paris-8 ou Paris-13. Son influence sur le langage dépasse largement le cadre de ses cercles militants.
On a le sentiment que cette pensée pénètre les universités sans rencontrer de résistance…
La pensée décoloniale est l’une des seules pensées critiques disponibles sur le marché des idées et socialement attractive pour un public contestataire en mal de repères. Elle repose sur une complémentarité entre prétention scientifique et exigence morale, un peu comme le marxisme « opium des intellectuels » décrypté en son temps par Raymond Aron. Comme le faisait le marxisme, elle place les acteurs de terrain et les universitaires sur le même continuum scientifique et développe un champ lexical qui lui est propre – « intersectionnalité », « populations racisées » – et peut fournir une grille de lecture critique adaptable à toutes les disciplines des sciences sociales et humaines. Elle parle plus volontiers aux jeunes étudiants issus de l’immigration qui découvrent leur identité « racisée » au contact de ce courant militant et se positionnent comme victimes de la société occidentale et de ses institutions, dont le fonctionnement, comme la mémoire, seraient racistes par nature.
De manière générale, le monde universitaire n’est pas connu pour son courage intellectuel, mais plutôt, à rebours de sa vocation véritable, pour son conformisme grégaire. Dans les années 1970, le sinologue Simon Leys a dû s’exiler en Australie pour trouver un poste d’enseignant à une époque où les instances de sélection étaient dominées par une doxa marxiste peu soucieuse de pluralisme intellectuel. Plus récemment, l’écriture inclusive s’est imposée dans les universités françaises sans rencontrer de grande résistance. Pour la plupart, professeurs et présidents d’université n’étaient pas convaincus par l’intrusion de l’idéologie « genrée » dans la langue, critiquée en son temps par Georges Dumézil, mais la pression associative, combinée avec la peur de se voir accoler le label conservateur, ont vaincu les dernières hésitations.
Quels rôles jouent les institutions européennes dans la diffusion de cette pensée ?
Par l’intitulé des appels d’offres et la mise en avant de certaines problématiques, l’Union européenne, à travers son Conseil européen de la recherche, est en mesure de favoriser la diffusion de programmes de recherche proche du mouvement décolonial de manière large. Pour illustrer l’interconnexion entre pensée militante décoloniale et islamisme, le programme de recherche EuroPublicIslam : Islam in the Making of a European Public Sphere constitue un exemple parmi d’autres. Financé pour la période 2009-2013 par le Conseil européen de la recherche, ce programme se propose d’analyser l’émergence de l’islam dans l’espace public européen à travers l’étude des « controverses publiques » provoquées par des modes spécifiques d’affirmation islamique dans des espaces physiques concrets : port du voile à l’école, voire sur le lieu de travail ou à l’université, prière collective dans la rue ; viande halal à la cantine, construction de mosquées en zone résidentielle, horaires réservés aux « femmes musulmanes » dans les piscines publiques etc. L’ambition du programme était de « reconsidérer les principes du sécularisme européen à la lumière de l’émergence du pluralisme religieux que la visibilité de la différence islamique cristallise aujourd’hui ». L’idée poursuivie est de « donner la parole à ceux qui ne se sentent pas entendus ou qui se sentent mal représentés, parfois même stigmatisés », sur le modèle du théâtre expérimental fondé au Brésil par Augusto Boal visant à donner une tribune aux opprimés.
N’est-ce pas là une forme de remise en cause du modèle propre à chaque pays membre ?
Loin de la neutralité axiologique autrefois prônée par Max Weber, le protocole de recherche assume une dimension normative, voire militante : il s’agit de faire émerger un « nouvel espace public européen », « une mémoire collective euromusulmane » par la discussion, l’échange et le croisement des perspectives. Ainsi, l’enquête sur le fonctionnement du Sharia Council de Birmingham illustre la recherche de compromis entre l’éthique islamique et les valeurs séculières anglaises. En tant que « contre-espace public », les « Sharia councils » sont décrits comme des lieux d’invention d’un « mode de vie islamique et éthique » au sein desquels « les musulmans façonnent les représentations alternatives de leur identité ».
La préoccupation normative affleure également dans l’analyse de « la controverse des caricatures danoises ». Pour les auteurs de ce rapport, l’enjeu principal soulevé par les caricatures du Prophète du Jyllands-Posten en 2005 portait sur la définition des « normes de civilité » au sein de la société danoise. Ce débat aurait dû conduire, selon eux, à la redéfinition d’une « norme commune de civilité pour sanctionner le journal » au moyen « d’une négociation ayant pour but une compréhension commune et le consensus ». Au lieu de quoi, les auteurs dénoncent l’adoption « d’une attitude hostile au compromis » (an uncompromising attitude) visant à exclure les musulmans danois du consensus national.
Bien évidemment, l’étude ne dit rien sur l’action militante des prédicateurs salafistes danois d’origine libanaise et palestinienne qui, après avoir mobilisé 3 500 personnes le 14 octobre 2005 à Copenhague – décrit comme « une manifestation massive et pacifique » – mirent plusieurs mois avant de parvenir à constituer un scandale planétaire aux conséquences tragiques. La question des luttes autour de la définition de l’islam et du rôle des entrepreneurs de colère pour légitimer leur protestation est totalement occultée. Pire encore, l’étude consolide leur rôle en établissant de manière implicite une confusion entre musulmans et islamistes.
Y a-t-il d’autres programmes européens qui financent une recherche « contre » le modèle français ?
Financé par la direction générale de la recherche de la Commission européenne, le programme RELIGARE sur la « diversité religieuse et les modèles séculiers en Europe : approches innovatrices du droit et des politiques publiques » poursuit une orientation similaire. Le projet assume la mise en place d’un « cadre normatif » (normative framework) grâce auquel il se promet d’évaluer « les déficits dans la manière dont la diversité religieuse et le pluralisme sont traits par les États membres de l’Union ». Pour les auteurs du programme, « au lieu de demander aux gens de se conformer aux normes existantes, l’objectif est de développer un concept d’égalité qui exige adaptations et changement mutuel ».
Dans son rapport final, le projet plaide pour une généralisation du multiculturalisme en Europe, en concluant que les institutions européennes « devraient inclure la religion, non seulement sur une base individuelle, mais aussi dans une dimension collective, à l’aide de la promotion de deux critères, la neutralité inclusive et la justice équitable ». Selon les auteurs de l’étude, il est impossible de maintenir une séparation entre le politique et le religieux, car pareille séparation pourrait « être interprétée comme l’expression d’une hostilité publique vis-à-vis d’une communauté religieuse ». La neutralité est définie comme « la gestion des différentes exigences dans l’espace public visant à reconnaître leur rôle et leur légitimité tout en refusant de favoriser une de ces exigences sur les autres ».
La conclusion logique d’une telle définition ne peut que contredire le modèle républicain qui prévoit les mêmes droits pour tous…
Le rapport se prononce contre l’interdiction du port du voile intégral (niqab) « sauf raisons pratiques ». Au nom du remplacement de « l’égalité formelle » par l’« égalité substantive », les « identités religieuses, croyances et pratiques, doivent être prises en compte sur les lieux de travail ». De même, « les communautés religieuses sont en droit d’avoir un traitement égal entre le carillon dominical et l’appel à la prière ». En matière de statut personnel, le rapport préconise le droit aux époux de régler leur contentieux devant un tribunal privé « résultant de leur choix propre ». La diversité des systèmes juridiques des États membres sur ces questions est par ailleurs considérée comme une entrave à la liberté de circulation au sein de l’UE. Une coopération avec les « institutions religieuses » est recommandée pour régler ces questions, car la « famille des lois européennes dérivent d’un héritage chrétien »."
Lire « L’Union européenne favorise aussi la recherche proche du mouvement décolonial ».
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