par Gérard Durand. 30 mai 2021
[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Benoit Berthelot, Le monde selon Amazon, éd Le Cherche Midi, 2019, 240 p., 18 €, rééd J’ai lu, jan. 2021, 7,40 €.
Journaliste au magazine Capital, l’auteur a consacré près de trois années à pénétrer l’empire Amazon. La tâche n’est pas facile. Il a cependant réussi à rencontrer 150 témoins du fonctionnement de l’empire, salariés anciens ou toujours en poste dont la plupart ne s’expriment que sous garantie d’anonymat. Ce livre est le résultat de l’enquête et il est effrayant.
Amazon a débuté de façon modeste en 1995 pour devenir, sous l’impulsion de son fondateur, Jeff Bezos, le géant hors de contrôle que nous connaissons aujourd’hui. Connu par le grand public pour son omniprésence dans la vente par correspondance, Amazon est bien plus que cela. Bezos, libertarien aux ambitions sans limites, est convaincu que la terre est bien trop petite pour assurer l’avenir de l’humanité. Son grand projet est l’espace ou des vaisseaux géants disposant de l’inépuisable énergie solaire, pourront chacun permettre à un million d’habitants de vivre en autarcie, avec leurs villes, leurs cultures, pour de très longues périodes. Objectif à long terme mais pas si lointain puisque dès 2024 une première colonie devrait être implantée sur la Lune et servir de base de départ vers des objectifs à très longues distances.
Mais si Bezos est peut-être un rêveur sur le long terme, il ne l’est pas au présent et sait comme personne reconnaître les marchés de demain et en exploiter toutes les possibilités sans le moindre état d’âme, principalement dans la gestion des personnels. C’est "Marche ou crève !" Le taux de rotation des effectifs est chez Amazon l’un des plus élevés du marché. Dans certains secteurs la durée d’emploi ne dépasse pas dix huit mois. Totalement dénué d’empathie il ne considère les autres qu’en relation avec ce qu’ils lui apportent et aussi longtemps qu’ils lui rapportent quelque chose. Au siège, c’est un peu comme une secte régie par une bible de quatorze règles, les « leadership principles ». Elles ne sont pas comme dans beaucoup d’entreprises affichant une « charte » mais on les voit partout, dans les bureaux, à la cafétéria, sur beaucoup de murs... Malheur à qui les néglige. Bezos n’a pas voulu créer un esprit d’équipe mais l’outil, par la définition d’objectifs inatteignables, de la lutte de tous contre tous et la soumission volontaire ; beaucoup y adhèrent jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. Dernier mot pour l’ambiance : en 2015 le New York Times révèle l’existence d’un outil informatique, le « anytime feedback tool » permettant aux salariés d’envoyer anonymement au manager des avis sur n’importe lequel de leurs collègues.
Dans les entrepôts, c’est la galère, des employés dits « pickers » doivent aller chercher dans des kilomètres de rayonnages les objets commandés, en moyenne 110 à 130 par heure. Tout est contrôlé, enregistré, calculé … pour 10,22 Euros par heure. Les maladies professionnelles sont deux à trois fois plus fréquentes que chez les concurrents, 70% des employés déclarent subir des douleurs liées à leur activité professionnelle. Dehors, un autre scandale à été mis au grand jour, celui des retours de commande. Ouvrir le paquet renvoyé par un client insatisfait, examiner le motif du retour, donner la suite appropriée coûte beaucoup trop cher. La solution est alors évidente, tout colis retourné est détruit, broyé ou incinéré avant même d’être ouvert. Qu’il s’agisse d’un livre, d’un microondes ou même d’une cuisinière. Selon les estimations de l’auteur cela ferait, rien que pour la France, environ trois millions d’objets par an.
Mépris total des salariés, crime contre l’environnement, voilà le portrait de ce génial entrepreneur, le type même des "premiers de cordées" qui font l’admiration de quelques-uns. Pour moi, plutôt celui d’un chef de gang entouré de son équipe de porte flingues.
Mais la grande distribution n’est que l’un des aspects de la galaxie Amazon, ce n’est même pas celle qui lui rapporte le plus. Pour bien le comprendre, il faut lire le livre, une note ne peut que présenter les autres secteurs d’activité.
L’optimisation fiscale qui utilise tous les moyens disponibles pour éviter l’impôt. Une myriade de sociétés se facturent en cascade, l’une gère les entrepôts, l’autre le personnel qui y travaille, le chiffre d’affaires remonte au Luxembourg avant de partir vers le siège de Seattle en passant par le paradis fiscal du Delaware. Le résultat est bluffant. En 2016, le siège luxembourgeois déclarait 21,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ne payait que 16,5 millions d’euros d’impôt sur les bénéfices. Aux Etats-Unis Amazon ne paie des taxes que dans trois Etats et les analystes estiment que son impôt global est de 13% contre 26,9% pour les 500 plus grosses sociétés américaines.
Mais il existe d’autres machines à cash. La « market place » qui taxe les entreprises clientes à 15% de leur chiffre d’affaires mais leur facture en sus une série de services dont la livraison des produits, ici encore la fraude fiscale règne partout, la moitié des fournisseurs sont chinois et ne sont pas enregistrés auprès du fisc ce qui leur permet de facturer la TVA sans en reverser le moindre centime.
La vraie source de revenus futurs est le Web, et plus précisément le cloud dont beaucoup d’entreprises et de particuliers sont friands pour stocker leurs données. Sa filiale AWS génère environ la moitié des profits. Parmi les clients on trouve Renault, Bouygues ou Netflix comme la Société Générale ou le ministère de la Justice britannique. Elle est le leader incontesté de ce nouveau marché, avec 35% de parts. En France on peut aussi y retrouver les notes de quelques millions d’élèves transmises par les professeurs de l’éducation nationale. AWS dispose de bureaux dans tous les pays d’Europe, tous rattachés au siège luxembourgeois qui veille à réduire l’aspect fiscal et ne paie que 661 000 euros d’impôts pour un chiffre d’affaires de 259 millions.
D’autres points, tout aussi inquiétants, sont abordés dans ce livre. La livraison par drones n’est plus une utopie, la sureté des données présentée comme absolue n’est absolument pas garantie comme cela a été révélé en Angleterre à l’occasion des élections américaines. La reconnaissance faciale se pratique déjà, les robots domestiques se vendent par millions. Les présenter tous reviendrait à faire un autre livre et je ne peux que conseiller celui-ci à tous ceux que notre avenir à court et moyen terme intéresse, c’est-à-dire nous tous car par touches plus ou moins grandes, plus ou moins visibles, la pieuvre entre dans notre vie et n’hésitera pas à nous considérer comme ses esclaves.
Gérard Durand
Voir aussi les autres Notes de lecture dans Culture (note du CLR).
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