10 août 2016
"Il y a quelques mois, Sophie Mousset a partagé le quotidien des combattantes yézidies à Sinjar et ses environs, dans le nord-ouest de l’Irak. En août 2014, les djihadistes de l’Etat islamique prennent la ville aux peshmergas kurdes, lesquels fuient en désordre, laissant massacrer des milliers de yézidis, dont des femmes et des enfants. Les kurdes de Syrie et de Turquie, YPG et PKK, réussissent finalement à ouvrir un corridor pour permettre à ceux qui ont survécu d’échapper à une éradication complète. En novembre 2015, le Sinjar est repris à Daesh.
La route en lacet qui monte dans le brouillard vers la ville de Shengal (Sinjar) est encore parsemée de carcasses de voitures mitraillées. La présence de vêtements ensanglantés et boueux, d’une chaussure, de coussins éventrés, raconte des rapts et des massacres. Juillet 2014 : 85 000 Arabes sunnites du Sinjar rejoignent la Syrie, distante de seulement 2 km. Le 3 août 2014, 600 combattants de Daech surgissent. Ce sont ces mêmes hommes qui s’empressent de tracer le caractère sin, signifiant « sunnite », sur leurs propres maisons pour qu’elles soient épargnées. Réfugiée là pour fuir l’Etat islamique, la population, essentiellement yézidie, mais aussi des Shabaks (Kurdes chiites ou alévis), des Turkmènes chiites de Tall Afar et des chrétiens de Mossoul, est chassée de chez elle. Ceux qui tentent de s’enfuir en voiture n’ont aucune chance. Ceux qui parviendront à se cacher dans la montagne témoigneront.
SIMPLE ET TRAGIQUE
C’est le cas de Dersim, 20 ans, et de ses sœurs, originaires de Hay Nasr, qui rejoindront les rangs des combattantes YBS (Unités de résistance du Sinjar). Les noms sont des pseudonymes, reprenant ceux de partisanes tombées au combat. Le Dersim est une montagne de Turquie, haut lieu de résistance. Mais Dersim le sait-elle ? Elle raconte en peu de mots une histoire simple et terrible comme une tragédie antique. « Nos voisins, que nous connaissions depuis longtemps, étaient arabes, de Tall Afar. Ils sont partis un jour, puis ils ont revêtu le costume de Daech et sont revenus. Ils avaient rejoint l’Etat islamique et ils ont tué des yézidis. » Les voisines, toutes les femmes de plus de 40 ans, ont été massacrées, les hommes aussi. A ce jour, 27 charniers sont répertoriés. Certaines femmes ont été violées devant leurs enfants, toutes ont été emmenées pour être vendues comme esclaves sexuelles. On découvre aujourd’hui des prisons, certaines souterraines, où elles croupissaient en attendant de servir de proie aux djihadistes. « Pourtant, tout le monde connaît le bon cœur des yézidis, ils respectent toutes les autres religions et ils ne font pas la différence entre musulmans, chrétiens, juifs. La religion des yézidis, c’est une religion de la paix », affirme Dersim. Son beau visage plein reste serein et même souriant. On dirait que plus rien ne peut la rendre triste.
« C’est quand j’ai vu une fille sur un gros véhicule [un Douchka 23, gros pick-up équipé d’une mitrailleuse lourde] que j’ai voulu être à ses côtés. Cette fille a arrêté Daech à elle toute seule ! Ça m’a impressionnée. » Quelques jours après les premiers massacres, les guérilleros du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) sont parvenus à sécuriser un corridor permettant à plus de 200 000 yézidis de s’enfuir. Le PKK tient un bureau en ville, Dersim connaissait un garçon qui les a rejoints et elle ne voulait pas être une victime. Quand elle a vu cette femme en armes, elle a compris que tout le monde pouvait combattre : hommes et femmes, jeunes et vieux. Elle a demandé à rejoindre les YPG (Unités de protection du peuple, branche armée du Parti démocratique kurde syrien, le PYD, lié au PKK), lesquelles ont a décidé de créer une branche spéciale pour les yézidies, les YBS. « Ils ont dit qu’il fallait que nous nous défendions et que nous nous protégions nous-mêmes. » C’était le 6 ou le 7 septembre 2014. Dersim a ensuite suivi un rapide entraînement. « Ce qu’on peut faire pour soi-même et ensuite sur les machines, comment on s’en sert. Mais j’ai fait savoir que je n’étais pas venue pour m’entraîner, mais pour me battre ! » Elle est d’abord admise au sein du premier groupe YBS, où la suivront trois de ses sœurs, puis deux de ses frères.
La petite maison où campent les 12 combattantes de la compagnie de Dersim est en partie épargnée. Les portes ferment mal, des vitres brisées laissent passer l’air. Le plafond est orné de motifs floraux, les rideaux sont de bonne qualité. Les meubles sont simples, mais confortables et colorés. Dans la cour, un figuier porte encore quelques fruits, maintenant recouverts de cendres. Les filles entretiennent bien la maison. Dans la cour, le foulard d’une de leurs camarades « partie » est en train de sécher. Elles tiennent toute la rue, barrée par un tronc de peuplier posé sur des chaises en plastique. A tout juste 32 ans, la chef est la plus âgée, les autres ont entre 24 et 16 ans pour la plus jeune. Toutes yézidies.
IGNORER LA PEUR
Ces jeunes filles ont du charisme, mais leurs réponses aux questions se révèlent assez souvent stéréotypées, en réalité préparées et répétées machinalement. Quand le jour tombe, le traducteur, un jeune yézidi de Shengal dont la maison a été incendiée, rejoint le camp principal, installé dans l’ancienne université. La chef demande alors à une des combattantes de la remplacer. Celle-là s’appelle Tania. Elle est native de Liège, mais n’a pas parlé français depuis presque sept ans. Peu à peu, elle confie qu’elle s’est enfuie du domicile familial à l’âge de 17 ans, évoque la figure d’un père particulièrement sévère. Tania est devenue tireuse d’élite, et on sent bien en observant l’eau calme et profonde de son regard qu’elle doit souvent faire mouche. De sa vie d’« avant », elle a retenu quelques paroles de la chanteuse populaire française Amel Bent... « Je suis métisse mais pas martyre, j’avance le cœur léger. Mais toujours le poing levé » (Ma philosophie). A la surprise de ses camarades, Tania la discrète la chantera, en français, après le dîner, exigeant simplement qu’on éteigne la lumière.
Les entretiens avec les combattantes se poursuivent, entrecoupés de longs silences. Elles se montrent unanimes : plutôt la guerre que la cuisine et la vaisselle ! Elles apprennent les unes des autres, car certaines sont allées à l’école, d’autres non. Dans un cahier, en haut d’une page, l’une d’elles écrit en caractères latins une phrase en kurmandji (langue parlée par les Kurdes du nord de la Syrie et de l’Irak), pour que sa camarade la recopie. La plupart de celles qui ont rejoint les rangs du PKK avant les événements de 2014 se sont enfuies, certaines pour échapper à un mariage arrangé, d’autres à la brutalité d’un père ou de leurs frères. Celles qui sont originaires du Sinjar sont évidemment plus motivées pour participer directement aux affrontements armés. Les autres, venues de Turquie, de Syrie, d’Iran ou d’autres régions de l’Irak, évoquent plus volontiers le goût de la camaraderie, le plaisir de partager entre elles leurs savoirs. Originaires de la région, Dersim, Azadi et Avindar sont toujours partantes pour effectuer les rondes. « J’ai passé un mois en première ligne sur le front, à 1 km des djihadistes, j’ai tiré sur eux, mais je ne sais pas si j’en ai tué. » L’espère-t-elle ? Ce n’est même pas certain.
Et la peur ? Après tous les désastres vécus, elles l’ignorent, semble-t-il. Quelque chose en elles est déjà mort. « L’EI envoyait contre nous des camions pleins de TNT, on devait tous se mobiliser, se relayer, pour les détourner, les faire exploser ailleurs. » De toute manière, leur motivation est si intense qu’elles ne pensent guère aux risques et la mort n’est pas une catastrophe en soi. Le déshonneur d’un rapt, ou d’un viol, bien plus. Tania montre les photos de ses camarades tombées au combat. Elle les conserve toujours sur elle. Trois filles et un garçon. « Je me bats pour Dieu et pour Malek Taous [l’ange Paon], pour les femmes kidnappées. » Dersim, elle, sait pourquoi elle vit, cela se lit sur son visage : « Parfois, je sens encore que les gens m’appellent à l’aide. La nuit, je rêve que j’entends les voix des femmes qui ont été kidnappées, parce que je les ai vues et entendues. »
PAS DE HAINE POUR LES ARABES
Sa famille vivait à Hay Nasr, dans un quartier qui s’appelle Victoire, habité à l’époque par de nombreux Arabes et que les frappes aériennes occidentales ont entièrement détruit. Ceux qui restent de ses proches vivent sous des tentes. Elle leur rend visite et prend de leurs nouvelles quand elle a une permission de cinq jours pour des occasions spéciales, des mariages, des fêtes religieuses ou des deuils. « Nous avons besoin de l’aide des organisations européennes pour reconstruire, car il y a beaucoup de maladies, comme le choléra, et beaucoup d’enfants en meurent », assure-t-elle. Tout est fourni par le PKK : eau, vivres, munitions, vêtements. Néanmoins, elles ont un peu d’argent, environ 300 dollars, quand elles partent dans leur famille, cinq jours par mois, si elles le souhaitent.
Rares sont en fait celles qui le demandent. Dès qu’il faut passer les check-points pour se rendre ne serait-ce qu’à Dohuk, la ville la plus proche, elles peuvent être emprisonnées par le KRG, le gouvernement kurde d’Irak, ou remises aux Turcs si elles ne sont pas irakiennes. « Je n’ai pas de haine pour les Arabes. Seulement à l’égard de ceux qui ont rejoint Daech. Massoud Barzani n’est pas arabe, mais ses 10 000 peshmergas nous ont tout simplement laissés tomber ! » Du côté desdits peshmergas, ce n’est pas mieux : ils regrettent presque de ne pouvoir tirer sur ceux du PKK... D’ailleurs, dans la montagne, on observe une féroce compétition de drapeaux et de slogans dédiés à leurs champions respectifs : Abdullah Ocalan d’un côté et Massoud Barzani de l’autre. Les check-points de chaque faction se succèdent.
INTERNATIONALE KURDE
Après un dîner savoureux, même si, contrairement aux habitudes kurdes, il ne comporte pas une multitude de plats, la nappe de plastique, posée à même la moquette, est vite ramassée. Les filles ont hâte de faire connaître leur répertoire de chansons. Autour du brasero, la voix fraîche d’Akheen s’élève avec ferveur. Ses compagnes reprennent les refrains des chants du PKK. Il y a même une chanson pour les YBS. Pendant la nuit, très froide, le salon sert de salle de garde. C’est là que dorment les filles qui se relaient pour faire le guet, certaines dans la rue, d’autres en rondes dans la ville. Des djihadistes sont restés terrés dans des souterrains et sortent la nuit pour poser des mines et être ravitaillés par leurs congénères qui tiennent encore quelques villages alentour. Toute la nuit, on entend des salves, plus ou moins lointaines. Quelques explosions aussi. A l’aube, on prépare un café « à la turque » sur le brasero en se réchauffant les mains. Les filles se coiffent les unes les autres, refont leur tresse. Outre les tâches habituelles de nettoyage, de cuisine, les gardes, la sécurisation de leur entourage (avec extension progressive du périmètre), la réparation du matériel de transmission ou l’entretien des armes, lors de notre visite, elles édifiaient un mur de parpaings suffisamment épais pour les protéger des balles et pouvoir riposter.
A leur création, les compagnies YBS ont été renforcées par des membres plus expérimentés des YBG, sélectionnés parce que yézidis. La volonté de former des unités spécifiquement yézidies s’accompagne d’un statut particulier : le droit de rester en contact avec leurs familles et un uniforme différent, un treillis camouflage au lieu du costume kurde. Des milices arabes et chrétiennes ont fait également leur apparition au Rojava syrien. Des films de propagande mettent en scène des personnes de différentes origines, portant autour du cou le drapeau kurde ou une carte du Kurdistan et se revendiquant comme « Kurdistani », sans être forcément kurde. Une sorte d’Internationale kurde qui se proclame laïque et égalitaire...
Mais la vie de Dersim et de ses compagnes reste à jamais marquée par la passivité des hommes quand les djihadistes sont venus les massacrer : ils ne les ont pas protégées et n’ont pas riposté... « Il faut bien qu’il y ait un changement, dit Dersim, approuvée par ses camarades. Ils ont enlevé 7 000 femmes, enfants, et personne ne les a défendus. » En clair, ni les peshmergas, ni les hommes yézidis. « Je veux que le changement pour les femmes se fasse dans tout le Kurdistan et que le droit des femmes soit reconnu dans tout le Moyen-Orient, ce n’est qu’une question d’années ! Même en Afrique on doit se battre pour le droit des femmes ! » Un discours inédit et encore choquant au sein de la communauté yézidie. « Mon père est fier de moi et je suis fière de lui car il m’a laissée rejoindre le PKK. Il a dit : "Celles qui ont été kidnappées sont comme mes filles, si tu peux faire quelque chose pour elles, fais-le !" »
Aux dernières nouvelles, Dersim et ses camarades appartiennent désormais à une nouvelle unité, baptisée les Shengal Women Unit (YJS), vraisemblablement toujours liée au PKK. Et elles n’ont toujours pas déposé les armes...
Qui sont les yézidis ?
Cette communauté kurdophone, qui selon les estimations compterait entre 100 000 et 600 000 membres en Irak, constitue une des plus vieilles populations de Mésopotamie, adepte de l’une des plus anciennes religions monothéistes dont une partie des croyances est issue du zoroastrisme, la religion de la Perse antique. Au Sinjar, leur langue, le kurmandji (kurde du Nord), est mêlé d’arabe et les hommes ont adopté la djellaba. Leur dieu Xwede (prononcer « Khodé ») est omniprésent. Les yézidis honorent particulièrement l’un des sept anges, l’ange Paon. Ils sont respectueux de la nature car ils croient en la transmigration des âmes. Ils n’acceptent pas de conversion. Leur société endogame est divisée en trois castes, au sein desquelles ils se marient. Persécutés depuis la nuit des temps, les yézidis sont connus pour être paisibles et sont eux-mêmes souvent venus en aide à ceux qui ont été martyrisés."
Lire "Reportage au Kurdistan irakien, avec les combattantes yézidies".
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