Revue de presse

"Aux origines de la « décivilisation »" (Le Point, 1er juin 23)

1er juin 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Ce mot polémique lancé par Macron est issu d’un échange avec le politologue, qui, dans une note, a radiographié ce processus à l’œuvre dans la société française.

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Lire "EXCLUSIF. Jérôme Fourquet remonte aux origines de la « décivilisation »".

[...] Fourquet décrit une société devenue comme immature, impatiente, et qui sans cesse est sur le point de « péter les plombs ». Fait notable, cette violence se dirige de plus en plus souvent contre les représentants d’une autorité, comme les pompiers, victimes d’agressions au cours de leurs interventions, mais aussi les médecins, les maires, les inspecteurs du permis de conduire ou les arbitres de foot amateur. Une violence physique et verbale qui se vérifie dans le public comme dans le privé, en milieu urbain, périurbain ou rural, et dans différentes sphères sociales. [...]

Ce phénomène psychologique et anthropologique trouve notamment son origine dans ce que l’on pourrait appeler la « sacralisation absolue du moi », qui a abouti à la modification de notre psyché collective. La façon d’élever les enfants a, par exemple, considérablement évolué par rapport aux années 1950 et 1960 avec l’avènement de l’enfant-roi, placé au centre de la sphère familiale. Du fait d’une éducation moins contraignante, on installe très tôt dans l’esprit des individus l’idée qu’ils sont uniques et ont de nombreux droits, ce qui introduit souvent une rupture de l’équilibre entre droits et devoirs et génère une moindre capacité psychologique à se conformer aux règles et à accepter les différents cadres d’autorité. On cultive également dès le plus jeune âge la subjectivité des individus, qui s’exprimera ensuite à plein régime sur les réseaux sociaux.

Ainsi formaté psychiquement, l’enfant-roi contemporain va ensuite évoluer à l’adolescence puis à l’âge adulte dans la société de consommation, qui a comme leitmotiv la satisfaction et la valorisation du client-roi, comme l’illustre le célèbre slogan de L’Oréal « Parce que vous le valez bien ». La stratégie marketing de la plupart des entreprises est bâtie autour de la notion de customer centricity, c’est-à dire qu’elle place le client au cœur de toutes les attentions. Sa satisfaction est mesurée en permanence par des batteries de sondages. L’offre proposée est également de plus en plus segmentée et évolue vers du « sur-mesure » et du « à la carte », en lieu et place d’une gamme limitée et standardisée commune à tous. Chaque client étant unique, l’offre proposée doit s’adapter à ses caractéristiques spécifiques (témoin le slogan publicitaire de McDonald’s « Venez comme vous êtes ») et à ses envies et besoins particuliers. Autre volet de l’économie du client-roi : le développement spectaculaire de la livraison à domicile (le client-roi étant devenu un roi fainéant, il ne daigne plus se déplacer en magasin) et la compression des délais de livraison, pour satisfaire au plus vite un consommateur qu’il n’est pas question de faire attendre.

Dans ce nouveau modèle de société, le seuil de tolérance à tout ce qui vient entraver le désir ou l’envie a été considérablement abaissé par rapport à ce que décrivait Elias. En matière de consommation, par exemple, les générations de moins de 50 ans, qui ont pleinement baigné dans la société du client-roi, éprouvent une grande frustration quand elles doivent renoncer à un achat ou se rabattre sur une marque ou un produit différent de celui qu’elles souhaitaient, alors que les générations plus anciennes (les plus de 50 ans et plus encore les plus de 65 ans), éduquées dans une France qui n’était pas encore pleinement entrée dans l’ère de la consommation de masse, éprouvent plutôt de la résignation dans pareille situation. Cette frustration, nettement plus fréquente que par le passé ou que dans les générations les plus âgées en cas de renoncement contraint à un objet désiré, constitue un indice de la modification de l’économie psychique collective intervenue depuis quelques décennies.

Cette mutation profonde rend également l’individu moins enclin à accepter les formes d’autorité qui viennent limiter voire contrer sa volonté ou l’expression de ses envies. Cette moindre capacité à accepter un cadre contraignant se manifeste notamment dans le milieu scolaire. Ainsi, la proportion d’enseignants de collège ou de lycée déclarant n’avoir « pas du tout de mal » à maintenir un minimum de discipline parmi leurs élèves est passée de 58 % en 1973 à seulement 25 % en 2021. Parallèlement, la proportion de ceux qui ont du mal à le faire a pratiquement doublé (de 12 à 22 %), et ceux qui ont « un peu de mal » sont passés de 29 à 53 %. Les enseignants du secondaire de 1973 avaient face à eux des élèves qui avaient grandi dans les années 1960, et, pour pratiquement 6 de ces enseignants sur 10, assurer un minimum de discipline dans leurs classes ne posait aucune difficulté. Si l’imposition d’un tel cadre allait de soi et constituait la norme majoritaire, cela tenait sans doute à la formation des enseignants, mais aussi et surtout au fait qu’ils avaient affaire à des élèves ayant développé et intériorisé durant leur enfance des mécanismes d’autocontrôle, de canalisation de leurs pulsions et d’acceptation des contraintes et des formes d’autorité. En quelques décennies, cette économie psychique collective s’est clairement transformée, cette modification enclenchant le processus de décivilisation qui s’observe désormais dans toute la société et pas uniquement dans la jeunesse. [...]

Cette incapacité à canaliser l’agressivité et la violence renvoie également à une moindre maîtrise de la langue française dans toute une partie de la population. Écoutons à ce propos le linguiste Alain Bentolila : « L’insécurité linguistique, parce qu’elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. (…) Cette parole alors éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et annonce le conflit, plus qu’elle ne le diffère. » [...]"


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier L’Archipel français, de Jérôme Fourquet (Seuil, 2019) (note du CLR).


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