18 septembre 2012
"[...] Pour la énième fois, les employés municipaux butaient sur les vestiges du Valongo, le quai où débarquèrent le plus grand nombre d’esclaves aux Amériques. Un lieu de mémoire et de douleur, enfoui depuis des lustres sous les pavés et le bitume de la ville dite "merveilleuse".
Plus de 600 000 Africains foulèrent ces maudites pierres au tournant du XIXe siècle. L’hôtel de vente aux esclaves était juste à côté. Leur cimetière aussi, surnommé "le cimetière des nouveaux Noirs". Depuis le début des travaux, en 2010, de très grandes variétés de bracelets, pierres précieuses et petites affaires personnelles ont été découvertes sous les décombres. Des dizaines de milliers, selon Tania Andrade Lima, la responsable des fouilles.
Jour après jour, Valongo a aussi permis de donner corps à l’ampleur de la traite négrière au Brésil : sur les 9,5 millions de "pièces d’ébène" razziées en Afrique et acheminées dans le Nouveau Monde entre le XVIe et le XIXe siècle, près de 4 millions débarquèrent sur ces terres. Dix fois plus que les esclaves qui ont été expédiés aux Etats-Unis. Un abîme !
Aussi, l’envers du décor est un Brésil qui a cherché pendant plus d’un siècle à effacer son passé. Refusant de solder l’héritage de la traite des Noirs. Et offrant l’image d’un pays métissé, où la couleur de peau ne compte pas, où le racisme n’existe pas, un pays dans lequel des populations d’origine indienne, européenne et africaine entretiendraient des relations cordiales.
Premier pays esclavagiste d’Amérique, le Brésil a été également la dernière nation du continent à décréter l’abolition de l’esclavage, le 13 mai 1888. Une époque où Rio et ses faubourgs représentaient la plus grosse concentration urbaine d’esclaves depuis la fin de l’Empire romain. Plus de 40 % de la population. Presque une ville entière "lestée de fers". Aujourd’hui, la municipalité de Rio envisage de transformer une partie du quartier de Valongo en site archéologique à ciel ouvert. "Ce patrimoine peut être enfin reconnu, valorisé et devenir un instrument contre cette amnésie collective que s’est imposée notre société à l’égard de la communauté noire ", avance Tania Andrade Lima. Valongo comme piqûre de rappel de l’Histoire. "Un petit exemple de la réévaluation bien plus large que connaît actuellement la question raciale au Brésil ", ajoute finement l’hebdomadaire britannique The Economist.
De fait, le pays change. A Rio où ailleurs, rares sont ceux qui qualifient encore le Brésil de "démocratie raciale ", la formule chère au sociologue et écrivain Gilberto Freyre (1900-1987). Les organisations noires préfèrent parler de "racisme institutionnalisé ", soutenues, entre autres, par l’Eglise catholique, qui dénonce les discriminations et la perpétuation d’une culture de "négrier". Chico Whitaker, l’un des défenseurs des droits de l’homme les plus connus du monde ecclésiastique, n’avait-il pas dit en 2009 que le Brésil vivait encore sous le régime de l’apartheid ?
D’après un recensement rendu public fin 2011 par l’Institut national de statistiques, les Brancos ("Blancs") représentent, pour la première fois depuis la fin du XIXe siècle, moins de la moitié de la population. Ils sont 50,7 % à s’autodéclarer preto ("noirs", 7,6 %) ou pardo ("métis", 43,1 %). Soit 5,4 % de plus qu’en 2000. Trait marquant, ces statistiques montrent aussi que les Brésiliens de couleur restent toujours nettement défavorisés par rapport aux Blancs. L’inégalité raciale est flagrante à tous les niveaux, à commencer par la répartition des richesses. Deux tiers des pauvres sont noirs ou métis. A qualification égale, les Noirs gagnent en moyenne deux fois moins que les Blancs. Une femme noire ne perçoit environ qu’un quart du salaire d’un homme blanc. Selon une étude de 2007, les citoyens de couleur n’occupaient que 3,5 % des postes d’encadrement. A peine 10 % des places d’étudiants à l’université. Moins de 5 % au Parlement. Et 3 % dans le judiciaire. Guère davantage aujourd’hui.
Le gouvernement de coalition, composé de 36 membres, de la présidente Dilma Rousseff ne comprend qu’une ministre noire, Luiza Helena de Bairros, chargée du... secrétariat pour la promotion de l’égalité raciale. Elle est la digne héritière du footballeur Pelé, premier homme de couleur à avoir exercé un poste de ministre - des sports, en 1994. Singulière parabole de cette expression brésilienne, "le Noir doit savoir où est sa place". Tous les chiffres et indicateurs vont donc dans le même sens et ils contredisent ce que ressent le visiteur de passage. "Le racisme au Brésil est caché, subtil, non avoué dans son expression, masqué et sous-estimé par les médias, souligne Joaquim Barbosa, premier juge noir à siéger à la Cour suprême de Brasilia. Il n’en demeure pas moins extrêmement violent." Lui-même, nommé en 2003 par le Lula et pourtant devenu l’une des personnalités publiques les plus connues, dit s’être vu remettre, à deux reprises, une paire de clés de voiture par des hommes blancs au moment de franchir la porte d’un restaurant chic de Rio. Un Noir ? Il ne pouvait être que voiturier. "Et pourtant, ajoute-t-il, les choses se modifient, lentement, une prise de conscience prend forme."
En avril, les dix juges de la Cour suprême ont fait sensation en prenant position pour la discrimination positive dans l’enseignement supérieur. A l’unanimité, les hauts magistrats décidaient que les quotas raciaux à l’université étaient constitutionnels et corrigeaient "la dette sociale de l’esclavage". Des dizaines de spécialistes avaient été auditionnés et le jugement a été retransmis en direct à la télé.
Quatre mois plus tard, le 7 août, le Sénat vote une loi obligeant les institutions fédérales de l’enseignement supérieur à réserver 50 % de leurs places à des élèves provenant de lycées publics. Le texte vient d’être paraphé dans son intégralité par la présidente Dilma Rousseff. Les universités ont jusqu’à 2015 pour s’y conformer. Dans la pratique, la loi impose une combinaison sociale et raciale, un mixte astucieux prenant en compte les particularités locales. Elle réserve près de 25 % du total des places des universités fédérales aux étudiants dont le revenu familial est égal ou inférieur à 1,5 fois le salaire minimum (933 reais, 360 euros environ). Le quart restant étant alloué aux étudiants en fonction de l’autodéclaration de la couleur de peau. A charge pour les universités de faire en sorte que les proportions de Noirs, Métis et Indiens soient - au minimum - égales aux proportions de la répartition raciale de l’Etat dans lequel elles se trouvent.
Selon les calculs du quotidien O Globo, la loi entraînera une augmentation de 128 % du nombre de places destinées à la discrimination positive dans les universités fédérales de Rio. Les quatre universités concernées réservent actuellement 5 416 places aux quotas sociaux. Avec la nouvelle mesure, ces places passeraient à 12 351. Il n’en fallait pas plus pour que les adversaires des quotas dénoncent la "racialisation" du Brésil par l’"ethnicisation" du social. Surtout, le débat semble avoir mis à mal le mythe de la démocratie métisse, selon laquelle on ne se définit pas par la couleur de peau.
"Le pays le plus raciste du monde ", comme l’avait vilipendé un jour, au début des années 1980, en pleine dictature militaire, le sociologue Alberto Guerreiro Ramos (1915-1982), serait-il en proie à une mutation profonde ? C’est le sentiment de la grande majorité des experts rencontrés. [...]
Dès l’indépendance du Brésil en 1822, les élites n’ont eu de cesse de renier la matrice africaine. "Soucieuses de glorifier un passé ne devant rien aux Portugais, ces élites exalteront dans un premier temps l’Indien, le maître originel de la terre, ce qui est sans danger pour l’ordre esclavagiste ", explique Richard Marin. [...]
C’est avec le "modernisme" brésilien des années 1920, qui rejette avec force la servilité à l’égard de l’académisme européen, et aussi avec les romans de Mario de Andrade, qui évoquent le passage de la culture blanche à la culture noire, que la mémoire métisse se met en place. Mais il faudra attendre les travaux de Gilberto Freyre, et d’abord Casa Grande e Senzala (Maîtres et esclaves), en 1933, pour que s’ouvre une perspective qui exalte le métissage comme une "sublime spécificité" brésilienne. Si le sociologue de Recife développe une version magnifiée du colonialisme portugais et du passé esclavagiste, patriarcal et doux, il a l’immense mérite de n’établir aucune hiérarchie entre les "trois races" fondatrices (Africains, Indiens et Portugais).
Définie en contrepoint du modèle ségrégationniste nord-américain, cette notion connut un succès rapide au Brésil, où elle contribua à légitimer le régime autoritaire de l’Estado novo (1937-1945). Moitié blanche, moitié noire, Nossa Senhora da Conceiçao Aparecida devient la sainte patronne du pays. Plat des esclaves, la feijoada (riz blanc et haricots noirs ou marron) s’impose comme plat national. Autrefois musique de "nègre", la samba devient le son typique brésilien. "Au moins jusqu’à la fin des années 1970, c’est à travers ce stéréotype (du métissage biologique et culturel) que le pays se donne à voir à l’extérieur, poursuit Richard Marin. Et pourtant, il y a loin du mythe de la "démocratie raciale" à la réalité de la condition de nombreux Afro-Brésiliens, victimes du racisme - la plupart des Brésiliens préfèrent l’euphémisme "préjugé racial"."
Masqué par l’absence de ségrégation juridique et la chaleur des rapports sociaux, ce "racisme cordial" est nié par le tabou national. Les Brésiliens considèrent qu’ils n’ont pas de préjugé de race, sinon "celui de ne pas en avoir ", selon l’expression du sociologue Florestan Fernandes. Une enquête conduite dans les années 1980 par l’anthropologue Lilia Moritz Schwarcz donne la mesure de ce refoulement. Si 97 % des personnes répondirent n’avoir aucun préjugé racial, 98 % avouèrent connaître des personnes racistes. Non sans humour, l’anthropologue en conclut : "Tout Brésilien se perçoit comme une île de "démocratie raciale" encerclée par des racistes."
Une enquête de l’Institut national de statistiques, en 1976, dit très bien le rapport complexe des Brésiliens avec la couleur de peau. Elle demandait à chaque destinataire du questionnaire d’indiquer quelle peau il avait. Le succès fut immédiat, et provoqua un étonnant casse-tête. Les Brésiliens se reconnaissaient dans rien de moins que 136 catégories de coloration allant du blanc au noir. [...]
Et pourtant. Il fallut attendre 1986 pour assister à l’élection - tumultueuse et controversée - d’une Miss Brésil noire. Attendre encore la nouvelle Constitution brésilienne de 1988, trois ans après la chute de la dictature, pour inscrire le racisme comme un "crime imprescriptible". Et attendre la loi du 9 janvier 2003, soutenue par le président Lula, pour que l’enseignement de l’histoire et de la culture afro-brésilienne soit obligatoire à l’école primaire et secondaire.
Malmené par le régime militaire, le mouvement noir, ultraminoritaire, trouve de solides relais dans l’opinion progressiste dès les premières heures du Brésil démocratique. Il fait pression pour remplacer le 13 mai, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage, par le 20 novembre, la Journée de la conscience nègre qui commémore la mort du légendaire Zumbi Dos Palmares, leader noir insurgé du Nordeste au XVIIe siècle. Il milite pour l’adoption de mesures de discrimination positive sur le mode de l’affirmative action des années 1960 aux Etats-Unis.
Le débat sur les quotas raciaux apparaît sous le président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002). Sensible à la question noire pour avoir consacré sa thèse de sociologie à l’esclavage, il instaure des groupes de travail où l’on évoque les actions publiques de valorisation des populations noires et l’obligation de mentionner la couleur de peau dans les documents officiels. En 2002, l’université d’Etat de Bahia s’ouvre aux quotas raciaux, suivie au compte-gouttes par une soixantaine d’établissements.
Avec Lula, l’objectif explicite d’une politique de quotas raciaux "vise à "réparer", observe Richard Marin, à compenser les discriminations sociales dont les Noirs sont l’objet, ce que peu de Brésiliens contestent". C’est cette voie que la Cour suprême a voulu suivre après une dizaine d’années de débats et de tâtonnements. Et que le Sénat vient de baliser en croisant prudemment les critères sociaux et de couleur de peau. [...]"
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