21 octobre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"C’est aux professeurs d’histoire qu’il revient souvent d’enseigner les valeurs de la République, en plus de certains pans du programme de plus en plus sensibles. Une mission qu’ils ne peuvent plus endosser seuls.
Par Amandine Hirou
Lire "Après l’attentat d’Arras, les profs d’histoire en première ligne".
"Monsieur, c’est horrible ces élèves qui tuent leur prof… Ça veut dire que les profs, ils ont plus confiance en nous maintenant ?", "Et vous, vous n’avez pas peur pour vous, Monsieur ?" Lundi 16 octobre, Jordan Allory, qui enseigne l’histoire-géographie près de Nantes, a du mal à cacher son émotion face à sa classe de cinquième. Ces réactions font suite à l’attentat d’Arras, le 13 octobre, au cours duquel le professeur de lettres Dominique Bernard a été assassiné devant son établissement par un terroriste islamiste. En cette journée d’hommage, Jordan Allory, comme ses collègues d’histoire, était présent pour tenter d’éclairer, de mettre en perspective, de poser les mots justes, bref d’exercer son métier comme tous les jours. L’émotion en plus.
"Aujourd’hui, nous sommes en première ligne à double titre. D’abord, parce que nos programmes résonnent souvent avec l’actualité et sont parfois difficiles à enseigner. Ensuite, parce qu’on sait que l’assaillant d’Arras visait un prof d’histoire", explique celui qui, ce matin-là, a fait étudier en classe la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs, celle de Camus à son instituteur Louis Germain, une caricature du dessinateur Plantu, les images du compagnon d’Agnès Lassalle – une autre enseignante morte poignardée – dansant devant son cercueil et, enfin, l’extrait d’une lettre d’une collègue de Dominique Bernard. Trois ans plus tôt, c’était déjà un des leurs, Samuel Paty, qui avait été pris pour cible après un cours d’éducation morale et civique, victime du mensonge d’une élève et d’un emballement infernal sur les réseaux sociaux.
"Il est évident que beaucoup d’entre nous ressentent de l’appréhension. Certains ont adopté des stratégies d’évitement qui leur permettent de se ménager des respirations, de contourner les éventuelles pressions familiales. Maintenant, il faut qu’on puisse sortir de ça", confirme Deborah Caquet, présidente de l’association Les Clionautes, qui regroupe des enseignants de cette discipline. Ce phénomène d’autocensure concernerait essentiellement les agents exerçant en réseau d’éducation prioritaire (REP) – 2 fois plus exposés à des contestations de cours portant sur la laïcité – et les plus jeunes, âgés de moins de 30 ans. Jordan Allory, qui a rejoint les rangs de l’Education nationale il y a cinq ans et qui est lui-même passé par des établissements classés REP, affirme ne s’être jamais interdit d’évoquer le moindre sujet avec ses élèves. "Même si, depuis quelque temps, on est sans doute plus vigilants sur ce qu’on dit, on prête une grande attention aux documents qu’on sélectionne, à l’analyse qu’on apporte. Dans nos cours, il n’y a pas de place pour l’improvisation", ajoute le jeune homme, qui met un point d’honneur à continuer à utiliser les caricatures de Charlie Hebdo comme support pédagogique quand il évoque la liberté d’expression. "Mais je veille toujours à taper et à distribuer le cours de façon à avoir une trace écrite et à éviter toute dérive ou fausse interprétation du type ’le prof a dit que…’ car on sait ce que ça peut engendrer", explique-t-il.
"Ne jamais réagir à chaud"
Pour beaucoup, le calvaire vécu par Samuel Paty reste un traumatisme. Comment répondre aux doutes et aux peurs de certains collègues ? Pour Deborah Caquet, l’accent doit être mis sur la formation initiale et continue, car, "même une fois que vous êtes reçu au concours, il y a quantité de sujets dont vous n’êtes pas expert, […] d’autant plus lorsque vous êtes contractuel, et on sait que ce statut ne cesse de progresser", ajoute-t-elle. Insister sur la différence entre savoirs et croyances auprès des élèves. Expliquer que l’enseignement qu’on leur inculque n’a rien à voir avec de quelconques opinions personnelles, mais qu’il se base des faits solides, avérés, sourcés, recoupés et scientifiquement prouvés : telle doit évidemment être la ligne de conduite de tout professeur d’histoire, à qui revient aussi la lourde tâche de démonter le lot croissant d’infox véhiculé par Internet.
Pour Deborah Caquet, il est également urgent de réfléchir à l’architecture des programmes. "Une des difficultés parfois rencontrées est celle de la concurrence mémorielle. Par exemple, certains élèves ne comprennent pas que l’on passe beaucoup de temps sur la Shoah et moins sur le génocide arménien. Les programmes sont tellement chargés qu’il nous est compliqué d’approfondir tous les sujets", soupire-t-elle. Le risque ? Que l’enseignant soit tenté de répondre aux demandes d’ordre communautaire et d’adapter son discours ou ses cours en fonction des élèves qui se trouvent en face de lui. "On sait très bien que certains d’entre nous peuvent céder à une forme de flatterie culturelle ou religieuse pour acheter la paix sociale, notamment quand ils ont affaire à des élèves turbulents", souligne François De Sauza, cofondateur du réseau Vigilance collèges lycées, qui lutte contre les atteintes à la laïcité et à la liberté pédagogique. Le risque étant que cela n’engendre une rupture d’égalité dans l’accès au savoir et que l’enseignement dispensé par l’école publique ne perde son caractère national.
Un autre enseignant de cette discipline, qui exerce dans un quartier réputé "difficile" du Val-d’Oise depuis une dizaine d’années et souhaite garder l’anonymat, déplore, pour sa part, que les médias "parlent toujours des trains qui arrivent en retard [et] en fassent trop sur ce sujet". "De toute ma carrière, je n’ai jamais eu affaire aux difficultés que vous évoquez… Après, il est possible que ça puisse arriver à certains collègues moins expérimentés", avance cet agrégé d’histoire. En début d’année, ce dernier a été questionné sur la polémique autour du port de l’abaya. "Un sujet complexe qui se nourrit d’histoire, de géopolitique et de droit et qui demande un long travail de préparation et de réflexion en amont. Si vous ne passez pas par ces étapes et que vous répondez à chaud, vous vous exposez évidemment à des dérapages", prévient-il. Impossible non plus d’aborder le conflit israélo-palestinien sans une solide maîtrise sémantique. "Ne pas savoir faire la différence entre le Hamas et le Hezbollah, ou entre le sunnisme et le chiisme, est un souci. Certains élèves, qui sont souvent dans une posture de provocation, et qui peuvent parfois être imprégnés de ce ’djihadisme d’atmosphère’ dont parle l’historien Gilles Kepel, risquent de s’engouffrer dans la brèche creusée par ces approximations", ajoute l’enseignant du Val-d’Oise, pour qui savoir maîtriser sa classe et maintenir la discipline fait aussi partie des prérequis essentiels.
"Tuer un professeur, c’est s’en prendre à la liberté"
Gilles Roumieux, qui enseigne l’histoire à Alès, dans le Gard, est persuadé que, pour intéresser et sensibiliser les élèves, certaines notions devraient être abordées non pas "verticalement" mais plutôt sous forme de projets éducatifs concrets qui permettent d’ouvrir le débat. Après l’assassinat de Samuel Paty, il a encouragé ses troisièmes à exprimer leur ressenti, afin de libérer la parole puis d’expliquer ce que représentait pour eux la figure du professeur. Ce qui a donné lieu à un livre remarquable, Touche pas à mon professeur, préfacé par les sœurs de Samuel Paty. "Pourquoi les terroristes islamistes s’en prennent-ils à l’école ?" a-t-il encore demandé à ses classes lors de l’hommage à Dominique Bernard, le 16 octobre dernier. Avant de répondre : "Car tuer un professeur, c’est s’en prendre au débat, à la liberté, à ce qui permet à chacun d’apprendre à penser contre soi, de développer un certain esprit critique, de réfléchir en autonomie, bref, d’être maître de sa vie." Des mots qui font écho au contenu dévoilé par Le Monde d’un document audio, retrouvé dans le téléphone de Mohammed Mogouchkov, le terroriste islamiste d’Arras : "Oh Français, peuple de lâcheté et de mécréants. J’étais dans vos écoles des années et des années, j’ai vécu des années et des années parmi vous, gratuitement. […] Vous m’avez appris ce qu’est la démocratie et les droits de l’homme, et vous m’avez poussé vers l’enfer."
L’école n’a d’autre choix que de faire bloc aujourd’hui, notamment pour lutter contre ce terrible sentiment de solitude éprouvé par bon nombre de professeurs. Le "pas de vagues" et le manque de soutien de la hiérarchie font partie des raisons pour lesquelles certains cèdent à l’autocensure. "Pourquoi parler encore de nous ? Cela revient à nous mettre une cible dans le dos. Nous, profs d’histoire, en avons marre qu’on nous pointe du doigt en nous accusant de ne pas suffisamment bien faire notre boulot par peur ! Pourquoi ne jamais parler des autres disciplines ?" s’agace un enseignant des Yvelines. S’ils reconnaissent que, de par leur formation et leur expérience, les professeurs d’histoire sont bien placés pour enseigner des sujets devenus sensibles, comme la laïcité ou la liberté d’expression, beaucoup regrettent que l’on se tourne essentiellement, voire uniquement, vers eux à chaque drame. Une étude Ifop datée de décembre 2022 et réalisée pour la revue Ecran de veille démontre d’ailleurs que la moitié des enseignants ont peur, au point d’éviter certains sujets. Dans les rangs de ceux qui enseignent l’histoire-géographie, le pourcentage s’élève à 64 %.
"Nous devons sortir de cette culture professionnelle où chacun agit selon son propre agenda et ses propres préoccupations et où on tend à penser que les problèmes des uns ne concernent pas les autres", dénonce Deborah Caquet, des Clionautes. D’autant que d’autres matières, comme les lettres, les sciences de la vie et de la Terre ou la philosophie, peuvent être, elles aussi, soumises à des pressions religieuses ou communautaires. "Le discours que l’on transmet est bien plus efficace s’il est répété par l’ensemble des enseignants, s’il y a une forme de cohésion sur les principes et les valeurs que l’on enseigne", insiste François De Sauza, pour qui certaines pistes méritent d’être encouragées, comme le travail en binôme ou en trinôme sur certains pans du programme ou l’organisation de journées thématiques auxquelles tout le collège et le lycée sont amenés à participer. Et le professeur d’histoire d’insister : "On ne veut pas être les seuls à être estampillés ’soldats de la République’. Les récents drames qui ont touché l’école ont prouvé que la mission qui consiste à défendre nos principes et nos valeurs nous concerne tous."
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Assassinat de l’enseignant Dominique Bernard à Arras (13 oct. 23),
Atteintes à la laïcité à l’école publique, Ecole : Histoire dans Ecole : programmes, dans la rubrique Ecole (note de la rédaction CLR).
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