Revue de presse

"Après « Charlie », le couvre-feu émotionnel" (S. Kauffmann, Le Monde, 15 mars 15)

17 mars 2015

"Le 11 septembre 2001 au soir, un petit imprimeur parisien, installé à l’époque au rez-de-chaussée du 22 rue du Regard, dans le quartier de Montparnasse, composa cette affichette qu’il colla dans sa vitrine : " Nous soutenons le peuple américain dans sa douleur. " Deux jours plus tard, l’affichette avait disparu. " Des gens sont venus me voir, ils n’ont pas aimé ", m’expliqua-t-il, le visage fermé. Quels " gens " ? Il se ferma encore plus. " Je ne veux pas d’ennuis, c’est tout. "

Ce n’était pas grand-chose, comme pancarte. Mais ce message, si inoffensif fût-il, allait tout droit au cœur des divisions de la société française. Le Monde titrait joliment " Nous sommes tous américains ". Pourtant, dès le 12 septembre, il était clair que nous n’étions pas tous américains. Pas plus que nous ne sommes tous Charlie aujourd’hui, après les attaques de janvier.

Les Américains, eux, ont géré l’émotion du 11-Septembre en communiant dans l’union nationale. Une vague de patriotisme s’est emparée du pays, symbolisée par un usage ad nauseam de la bannière étoilée, ces drapeaux américains que l’on a retrouvés au pavois de la Bourse de New York, à Wall Street, mais aussi en broches, en bonbons, en nœuds papillons, claquant au vent dans les rues de l’Amérique profonde.

Ancien opposant à la guerre au Vietnam, l’historien de Princeton Sean Wilentz observait, en octobre 2001, " une unité et un sens de la solidarité sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. Ce n’est pas du patriotisme à l’état pur, nous expliquait-il, c’est une douleur partagée, une colère partagée, une peur partagée et une énorme solidarité ". Cette solidarité s’est poursuivie, pour le pire et le meilleur, pendant une bonne partie de la décennie.

Loin de là, en Chine, dans une société totalement différente, le tremblement de terre du Sichuan, le 12 mai 2008, a provoqué la même réaction d’unité. L’ampleur du désastre, qui devait se solder par un bilan de 70 000 morts et 18 000 disparus, dans un contexte politique tendu par l’approche des Jeux olympiques de Pékin, en août, et de graves troubles au Tibet, a rassemblé les Chinois. " Le tremblement de terre en Chine suscite un élan de solidarité sans précédent dans la société ", titre Le Monde deux semaines après la catastrophe. Le drame a cimenté la nation. Il la cimente d’autant plus que les Chinois découvrent avec horreur que les écoles, construites sans aucun respect des normes de sécurité, se sont effondrées les premières : la proportion d’enfants parmi les victimes est tragique. La presse en profite pour tenter le pari de la transparence, les ONG étendent leur champ d’action. La société civile fait bloc contre le pouvoir, qui finit par réagir en censurant et en réprimant.

Ces trois événements sont, bien sûr, différents par leur nature et par le nombre de victimes. Près de 3 000 victimes le 11 septembre 2001 à New York, contre 17 à Paris dans les attentats de janvier 2015 : la dimension humaine n’est pas comparable. L’effet de surprise non plus : il était total aux Etats-Unis, où les Américains, qui sortaient d’une décennie d’" exubérance irrationnelle ", avaient négligé les signes avant-coureurs du terrorisme islamiste. Si les attentats du 11-Septembre étaient les premiers sur le sol américain, les Français, eux, côtoient le terrorisme et l’islamisme radical depuis longtemps ; les attentats de janvier furent un choc, pas une surprise.

On peut, en revanche, comparer le traumatisme national et la manière dont la société a géré l’émotion collective. Et là, la différence est frappante. Unité aux Etats-Unis et en Chine. En France, unité apparente de prime abord. " Pour moi, le moment le plus impressionnant, note Celestine Bohlen, journaliste du New York Times qui a couvert les attentats de New York et ceux de Paris, a été le soir du 7 janvier, lorsque des dizaines de milliers de gens sont descendus spontanément dans les rues, dans une expression très noble de solidarité. " Puis, très vite, le doute. " Le 11, déjà, dit-elle, certains se demandaient pourquoi ils manifestaient : je suis Charlie, je suis juif, je suis Ahmed, etc. " Puis les divisions. Puis le silence. Trop lourd, trop contradictoire, le débat a été étouffé.

Deux mois après les attentats, nous en sommes au stade de ce qu’un lecteur, Jean-Charles Vegliante, a qualifié, dans une lettre adressée au Monde, de " couvre-feu mental ". Un couvre-feu instauré tacitement " pour ne pas blesser, ne pas s’entre-déchirer, ne pas aller dans l’irrémédiable ". Pour le psychiatre Serge Tisseron, le rassemblement du 11 janvier reflétait " l’idée de faire quelque chose pour gérer l’émotion, une façon de manifester notre puissance, de dire aux terroristes : “On ne se laissera pas faire” ". Mais ceux qui étaient Charlie ont découvert, désarçonnés, que tout le monde ne l’était pas. " Il y a eu une rencontre manquée, poursuit M. Tisseron. Et les fractures qui sont apparues à cette occasion ont fait peur - notamment au gouvernement. "

Ceux qui ont osé clamer qu’ils n’étaient pas Charlie ont été, hâtivement et souvent abusivement, conduits au commissariat. Ceux qui étaient Charlie, heurtés, n’ont pas voulu approfondir les blessures. La vie a repris, comme avant. Avec un terrible sentiment de fragilité, non avoué.

Et l’émotion, dans tout ça ? Il a fallu la ravaler. Mais elle reste là, prête à déborder, à tout moment. Et lorsque trois stars du sport tricolore se tuent dans un stupide accident d’hélicoptère, on se surprend à les traiter en héros, à parler de " deuil national ", d’" hommage national ". Comme un appel à communier, enfin, dans l’unité. Parce que le sport, c’est bien connu, rassemble. Et que là, au moins, pas de risque : personne ne viendra crier " Je ne suis pas Florence Arthaud ".’

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