Revue de presse

"Algérie, Frères musulmans : les influences ambiguës de la Grande Mosquée de Paris" (lexpress.fr , 20 nov. 23)

1er décembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"ENQUÊTE - Elu en 2020, le recteur Chems-eddine Hafiz se veut l’interlocuteur privilégié de l’Elysée sur l’islam tout en répondant aux demandes d’Alger. Un équilibre précaire menacé par le conflit entre Israël et le Hamas.

Par Alexandra Saviana

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Lire "Algérie, Frères musulmans : les influences ambiguës de la Grande Mosquée de Paris".

L’ambiance est tendue, ce lundi 13 novembre, à l’Elysée. Les principaux représentants des cultes ont été réunis par Emmanuel Macron au lendemain de la marche contre l’antisémitisme. Le président ne s’y est pas rendu, les trois responsables musulmans, non plus. En habitué des prétoires – il a longtemps été avocat d’affaires –, le recteur de la Grande Mosquée de Paris (GMP), Chems-eddine Hafiz, se lance dans un long développement sur la banalisation des propos antimusulmans. Les représentants juifs montrent des signes d’agacement. Puis finissent par l’interrompre. "Le grand rabbin [de France], Haïm Korsia, a dit à Chems-eddine qu’il n’était pas là pour se disputer. Il y a eu quand même un froid, et il a ensuite fallu trois ou quatre blagues avant que le président dise à Hafiz : ‘Tiens, voilà, tu souris !’, raconte un des participants à la réunion. On l’a vu lors de son absence à la marche : il est devenu difficile pour le recteur de parler d’antisémitisme sans, dans le même temps, insister sur la parole antimusulmane en France."

La communication de la Grande Mosquée de Paris affiche depuis un mois une singulière ambiguïté. Le lendemain de l’attaque du 7 octobre, l’institution se fend d’un communiqué dénonçant la "situation au Proche-Orient" qui ne mentionne ni Israël ni le Hamas. Le 26 octobre, Chems-eddine Hafiz partage pourtant avec Haïm Korsia le plateau de BFMTV. "La communauté juive souffre aujourd’hui, et nous souffrons avec elle, déclare-t-il, ajoutant : il est anormal qu’un musulman soit antisémite." Le 14 novembre, autre interlocuteur, autre positionnement : sur RMC, un imam de la Grande Mosquée de Paris, Abdelali Mamoun, semble mettre en doute les chiffres du ministère de l’Intérieur sur la recrudescence des actes antisémites en France. Aussitôt, un communiqué de l’institution affirme qu’elle "ne nie pas, ne minimise pas et ne relativise pas les actes antisémites survenus en France ces dernières semaines".

Une "pirouette"
Interrogé sur son absence à la marche contre l’antisémitisme, le recteur explique qu’il "aurait fallu [en] faire une lutte contre le racisme". "Il a trouvé la pirouette pour justifier son absence, décode l’invité présent à l’Elysée. Mais, la vérité, c’est qu’il est tout simplement piégé." Chems-eddine Hafiz veut montrer aux autorités françaises sa volonté de s’imposer comme un leader d’un islam moderne et républicain, mais ne veut pas pour autant s’aliéner la base des musulmans, sensibles à la cause palestinienne. Il doit aussi répondre aux attentes de ceux qui financent le lieu de culte. La Grande Mosquée de Paris dépend largement des liquidités algériennes.

La GMP entretient en effet des liens étroits avec son mécène. C’est d’ailleurs au président algérien, Abdelmadjid Tebboune, que Chems-eddine Hafiz rend sa première visite après son élection comme recteur, le 11 janvier 2020. Une manière, disent ses détracteurs, de se légitimer. Elu à l’unanimité par la Société des habous et des lieux saints de l’islam, l’association qui gère l’institution, Hafiz est à l’époque contesté en interne. "Personne ne s’attendait à cette élection, pointe Amar Dib, qui était le conseiller du prédécesseur de Hafiz, Dalil Boubakeur, depuis 2015 et jusqu’à sa démission, en janvier 2020. Son arrivée a été chaotique. Se rendre à Alger lui a permis de montrer qu’il avait le soutien du pouvoir." Dans la foulée de sa visite, il en profite pour saluer l’ambassadeur de France à Alger d’alors, Xavier Driencourt. "C’est une illustration du lien très fort de la Grande Mosquée de Paris avec l’Algérie, souligne ce dernier. Elle est une sorte de prolongement de l’ambassade d’Alger à Paris." Par la suite, les bonnes relations avec Alger se sont poursuivies. Chems-eddine Hafiz est par exemple allé en Algérie après le 7 octobre, y rencontrant plusieurs membres du gouvernement. Un mois plus tard, Youcef Belmehdi, ministre algérien des Affaires religieuses, lui a rendu visite à Paris.

Le n° 2 de la mosquée proche des services de renseignement algériens
La GMP multiplie les projets en lien avec l’Algérie. En juin 2022, une délégation d’une cinquantaine de jeunes Franco-Algériens, "réunie par la Grande Mosquée de Paris, [s’est rendue aux Jeux méditerranéens d’Oran] à l’invitation du président de la République Abdelmadjid Tebboune", explique l’institution sur son site. Des "réunions de travail" destinées à "l’élaboration de projets entrepreneuriaux, culturels, éducatifs sportifs et de santé entre la France et l’Algérie" ont également lieu au sein de l’institution. En décembre dernier et cet été, 900 enfants ont été envoyés en colonie de vacances en Algérie par la GMP, où ils ont notamment été accueillis par le ministre de la Jeunesse et des Sports, Abderrahmane Hammad.

Deux jours après son élection, le recteur Hafiz a par ailleurs nommé un nouveau directeur général, présent depuis longtemps au sein de la GMP : Mohamed Louanoughi. Ancien officier de l’armée algérienne, devenu au tournant des années 2000 inspecteur des imams, l’homme a passé vingt-deux ans au côté du précédent recteur, Dalil Boubakeur. Sa proximité présumée avec les services de renseignement algériens a été remarquée par le ministère de l’Intérieur français. "Dans le cadre de son activité dans les services algériens dans les années 1990, il a eu des contacts avec des groupes proches du GIA [Groupe islamique armé]", explique un retraité du renseignement intérieur. Contactés à plusieurs reprises, ni la GMP ni Mohamed Louanoughi n’ont donné suite.

A la GMP, le tandem Hafiz-Louanoughi se complète : à l’avocat recteur, la présence médiatique, à son n° 2, présenté comme "omniprésent", la conduite opérationnelle de la mosquée. L’arrivée de l’imam Abdelali Mamoun dans l’institution parisienne s’inscrit dans cette démarche de répartition des rôles dans le lieu de culte, le religieux étant censé représenter un islam populaire. "Mamoun a appris l’islam sur le tas, en fréquentant tous les milieux : il a notamment fait l’imam dans les salles de prières de Renault de Flins", raconte notre ancien cadre du ministère de l’Intérieur, qui le connaît "depuis trente ans". Originaire de Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, cet homme au parcours atypique a passé sa vie à louvoyer dans les différentes strates de l’islam. Il a étudié la religion un temps à Damas, avant de rentrer en France. "Il a un peu goûté aux milieux salafistes avant de les dénoncer, et on l’a même vu avec l’imam [de Drancy Hassen] Chalghoumi", poursuit notre source.

A partir de 2008, il intervient fréquemment sur Beur FM et publie, en 2017, L’Islam contre le radicalisme. Manuel de contre-offensive. Abdelali Mamoun finit par se rapprocher de la GMP, où on signale qu’il n’est pas "l’imam de la Grande Mosquée de Paris" mais qu’il fait partie de la centaine de religieux qui, en Ile-de-France, dépendent du lieu de culte. Une partie d’entre eux a notamment rencontré le ministre algérien des Affaires religieuses lors de sa visite à Paris, la semaine du 13 novembre. Du côté du recteur, on perçoit comme une opportunité l’arrivée de cet imam décrit comme "républicain" et proche du terrain. "Il a l’avantage d’être d’origine algérienne, comme Hafiz, reprend notre ancien de Beauvau. Pour un recteur qui table beaucoup plus sur cet élément que ses prédécesseurs, Mamoun incarne une opportunité de mobiliser un peu de la fibre algérienne qui vibre dans l’islam de France."

Ami des politiques
Décrit comme "aimable", "avenant" et "tout en rondeur", Chems-eddine Hafiz a su cultiver son entregent depuis son installation à Paris, en 1990. Intégré au bureau exécutif de l’instance représentant le culte musulman (CFCM) dès sa création, en 2003, il en devient même vice-président dès 2008, avant de la quitter en 2021. Membre de la Conférence des responsables de culte en France, il siège aussi à la Commission nationale consultative des droits de l’homme, tout en dirigeant l’association Vivre l’islam, productrice de l’émission Islam, diffusée le dimanche matin sur France 2. Multicasquette, le recteur a enfin été élu en juin à l’Académie des sciences d’outre-mer.

Chems-eddine Hafiz, qui fréquentait Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et marraine du prix littéraire de la GMP, disparue en août dernier, entretient des relations avec des intellectuels comme au plus haut niveau de l’Etat. En février 2022, il a ainsi organisé un pot de départ à la Grande Mosquée pour Louis-Xavier Thirode, le conseiller cultes et immigrations du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, nommé préfet délégué dans le Nord. Le recteur et l’énarque se sont connus en Algérie. Cet ancien chef du Bureau central des cultes (BCC) est un ami proche du ministre, qui l’a remercié à la fin de son livre Le Séparatisme islamiste "pour ses conseils avisés et sa contribution essentielle dans [son] acculturation aux questions touchant à l’islam politique". A ce pot, "même le consistoire était présent, le grand rabbin y compris. En fait, tout le monde était là. Hafiz est un sentimental", s’amuse un des participants. Indicateur de son bon relationnel avec l’exécutif, le recteur Chems-eddine Hafiz a été promu officier de la Légion d’honneur par Emmanuel Macron le 14 juillet 2022.

Figure de l’islam de France
Concernant son approche du fait musulman, Hafiz oscille entre un engagement en faveur d’un islam éclairé et… des gages donnés à ses mouvances plus conservatrices. A la GMP, il a créé en mars 2023 un groupe de réflexion sur l’adaptation du discours islamique en France. Une initiative remarquée, alors que, à peine un mois plus tôt, Emmanuel Macron avait annoncé "avoir décidé de mettre fin au CFCM", qui servait jusqu’ici d’interlocuteur au pouvoir sur l’islam. "Hafiz a initié un important travail d’adaptation de l’islam à la République, ce qui donne l’impression qu’il prend le leadership aux yeux des responsables institutionnels, estime Christian Krieger, président de la Fédération protestante de France. Chaque fois que les représentants des cultes sont invités quelque part, il fait partie de ceux que l’Intérieur et l’Elysée convient."

Cette marque de confiance vient notamment du travail réalisé à partir de 2020 par Hafiz sur la charte des principes pour l’islam de France, dont il est un des signataires. "Il a joué un grand rôle dans la rédaction de ce texte, en étant extrêmement ferme sur deux aspects : la liberté de conscience et la condamnation de l’islam politique", explique l’entourage de Gérald Darmanin. A Beauvau, on apprécie ce recteur qui affiche son intransigeance avec l’islamisme. Dans une tribune au Monde parue en octobre 2020, Hafiz le qualifie d’"idéologie mortifère" et dénonce le "séparatisme islamiste". Un an plus tard, il publie Le Manifeste contre le terrorisme islamiste. Ecoutez-moi ! (Erick Bonnier Editions). "C’est un engagement que je crois absolument sincère, confie un retraité du ministère de l’Intérieur, spécialiste de l’islam. C’est un féroce adversaire de l’islamisme."

Sous protection policière
Le recteur n’a pourtant pas toujours été "Charlie". En 2001, alors qu’il était avocat de la GMP, il représente Dalil Boubakeur dans le procès intenté à Michel Houellebecq pour injure raciale et incitation à la haine religieuse. L’écrivain a déclaré au magazine Lire que "la religion la plus con, c’est quand même l’islam". L’auteur de Plateforme est relaxé en 2002. Quatre ans après, il représente à nouveau la GMP, aux côtés des avocats Francis Szpiner et Christophe Bigot, contre Philippe Val, alors directeur de la publication de Charlie Hebdo, assigné pour avoir publié des caricatures de Mahomet venues d’un journal danois. L’institution poursuit alors l’hebdomadaire pour "injure publique à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion". Là encore, le journal est relaxé. "Le but était de montrer aux extrémistes que, dans notre pays, les différends se règlent par le droit, pas autrement", explique Christophe Bigot.

Le recteur a dernièrement surpris en tendant la main à Musulmans de France, nouvelle émanation de l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), notoirement proche des Frères musulmans. Le 6 novembre, Hafiz a reçu à la GMP les dirigeants de Musulmans de France. A l’issue de cette entrevue, la mosquée et l’organisation ont publié un communiqué conjoint pour exprimer leur "vive inquiétude face à la montée des actes racistes, de la haine et la discrimination antimusulmanes", tout en déplorant "la forte recrudescence des actes antisémites". Dans un islam de France morcelé entre influences algériennes, marocaines et turques, tous les alliés sont bons à prendre. Mais l’alliance fait tiquer, même parmi ses plus proches soutiens. "C’est un enjeu de pouvoir : Hafiz doit apparaître crédible tout en parlant au plus grand nombre. Il estime que Musulmans de France peut lui apporter cette légitimité, et qu’il peut dans le même temps les faire évoluer", explique un ancien de Beauvau.

Fin tacticien, Chems-eddine Hafiz poursuit sa stratégie d’alliances. Non sans en ignorer les risques. Questionné ces derniers jours par un rabbin sur l’absence des mots "Israël" et "Hamas" dans son communiqué du 8 octobre, le recteur de la Grande Mosquée de Paris a ainsi répondu, saisi par l’effroi : "Tu as raison. Mais tu veux que je me fasse tuer ?" La formule n’était pas lancée à la légère : la protection policière du recteur a été accrue depuis le début du conflit au Proche-Orient."


Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Organiser l’"islam de France" dans Islam,
Guerre Hamas-Israël (2023-24) dans Palestine dans Israël,
Loi "Principes de la République" : "Conseil des imams" et "Charte des valeurs" dans Loi "Principes de la République" (2020-21) ("Depuis dix ans, une question revient sans cesse : le refus des islamistes d’accepter l’apostasie, c’est-à-dire la liberté individuelle de quitter l’islam"),
Procès contre "Charlie Hebdo" (2006-08) dans Charlie Hebdo,
les rubriques Islamisme, Antisémitisme (note de la rédaction CLR).


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