Albert Memmi, universitaire et écrivain. 25 mai 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Pour la petite histoire d’abord : ainsi les éditeurs se sont décidés à publier les Versets sataniques de Salman Rushdie ; ils l’ont fait au bout de quelques jours, ils avaient le droit d’hésiter, l’affaire était grave et non sans danger pour leur personnel et leurs biens. Bravo.
Le récent manifeste, paru dans le Monde [1], des intellectuels français contre la condamnation à mort de Rushdie est à leur honneur. Une fois de plus, les clercs français ont réaffirmé le droit à la libre opinion, fût-elle ironique et irrévérencieuse à l’égard des pouvoirs.
Qu’on me permette, toutefois, d’émettre un regret : c’est trop peu et, tout de même, un peu tard. Non sur l’événement (je trouve au contraire futile, et même scandaleuse, l’exploitation médiatique, qui a trouvé là un bon beurre, bon marché, trop facilement vendable) mais sur le fond. Nous aurions dû, depuis bien longtemps, nous poser sérieusement le problème de l’intégrisme, de ce qu’il signifie, et prendre gravement position. Précisons : non seulement sur l’intégrisme du voisin, mais sur le nôtre, celui qui sommeille ou se manifeste dans nos communautés respectives.
Tactiquement, je le sais bien, mon propos n’est ni habile ni opportun : est-ce bien le moment de comparer l’intégrisme iranien aux autres intégrismes ? N’est-ce pas en relativiser la virulence et le scandale ? Mais, d’autre part, ne pas le comparer, c’est n’y rien comprendre ; la levée de boucliers unanime actuelle me paraît trop facile : l’intégriste, c’est l’autre ; et tout est dit. Or le fanatisme, qui en découle nécessairement, n’existe, n’est entretenu que par notre complaisance, sinon notre complicité.
L’intégrisme n’est pas un fait divers, accidentel, ni limité aux Iraniens ou à l’islam. Ce n’est pas un phénomène nouveau ; il est au contraire plus ancien et plus tenace que l’humanisme et la tolérance, en matière religieuse comme en politique. Comme le sida, il est simplement latent et resurgit périodiquement, dans les moments de changements sociaux accélérés, qui angoissent les gens, les font se réfugier dans ce qui les rassure, parce que plus archaïque.
L’intégrisme correspond à une conception complète de l’existence, émotionnelle et systématique. Considérons les trois événements, plus ou moins récents, qui ont agité nos diverses communautés : les revendications des intégristes juifs en Israël, les remous provoqués par le film de Scorsese, la Dernière Tentation du Christ, la condamnation à mort de l’écrivain anglo-indien Salman Rushdie. Il est remarquable que l’on trouve des traits communs dans les trois affaires, même s’ils sont paroxystiques chez les Iraniens. Mgr Ducourtray ne s’y est pas trompé : la cause des musulmans est identique à celle des chrétiens. De même le grand rabbin de France avait affirmé sa solidarité avec l’évêché.
Lorsque les intégristes juifs de Jérusalem veulent imposer leur définition exclusive du juif, ils tendent à exclure de la communauté juive la majorité des juifs contemporains, les époux non juifs de toutes les unions mixtes, même convertis par un rabbin libéral, leurs enfants ignominieusement qualifiés de bâtards. Ainsi, l’intégrisme exclut même les autres fidèles de la même confession, avec autant de rigueur que pour les hérétiques. Le résultat de cet anathème est la suppression symbolique, sinon la suppression physique. Si les intégristes devaient triompher en Israël, les non-intégristes devraient se convertir à nouveau, c’est-à-dire devenir des intégristes. L’intégrisme est bien la mort, symbolique au moins, de l’autre, en attendant mieux.
Le film de Scorcese a réveillé des tentations chez certains chrétiens. Nous le savions déjà grâce aux manifestations des adeptes de Mgr Lefebvre, qui, rappelons-le, ont souvent partie liée avec ceux de M. Le Pen : cette fois, la violence physique n’est pas loin de la condamnation doctrinale. Mais, là encore, Mgr Lefebvre n’est que le paroxysme d’une tendance endémique. Si l’Eglise officielle s’était contentée de condamner ce film, il n’y aurait rien à dire. Ce n’est pas nous, laïcs et libéraux, qui le lui aurions reproché : notre philosophie à nous, précisément, nous conduit à respecter l’opinion de chacun, même si les croyants, eux, ne respectent pas la nôtre. Lorsque l’abbé Laurentin, dans un récent article du Figaro [2], se plaint des reproches faits à l’Eglise à propos de ses prises de position sur le sida, il a raison. Mais il ne s’en est pas tenu là : il a demandé des mesures concrètes. Sur l’affaire Scorsese, les activistes chrétiens ne se sont pas contentés d’exprimer une opinion ; ils sont passés aux actes. Un cinéma a été incendié à Paris, il y a eu un mort, indirect il est vrai. Dans de nombreuses villes de France et d’Europe, les projections ont été interrompues malgré la loi, sous la menace physique. Ces violences ont-elles été condamnées par l’Eglise ? Non, simplement déplorées : voilà ce qui arrive, a osé dire un évêque, si l’on heurte les sentiments des chrétiens.
Avec l’incitation au meurtre de Salman Rushdie, les choses deviennent tout à fait claires : quiconque porte atteinte à l’islam encourt la peine de mort. L’atteinte, notons-le bien, est simplement verbale, une opinion contraire. L’énormité de la récompense vient en quelque sorte donner la mesure de la condamnation. Il faut que Rushdie soit détruit, et pas seulement symboliquement puni.
Cette conception, que l’on pourrait appeler totalitaire, n’est pas seulement le fait d’esprits religieux : il existe des totalitarismes en politique comme en philosophie. Ils reposent sur deux postulats. Le premier est que la vérité, évidemment leur propre conception de la vérité, est absolue. Intégrisme signifie intégrité de la tradition, évidemment interprétée à leur manière. Elle ne supporte donc aucune autre restriction, sans être elle-même en danger. Ce qui prouve, à mon sens, que, malgré les apparences, les totalitaristes ne sont ni tellement sûrs d’eux-mêmes ni sûrs de leur vérité, sinon ils n’auraient pas besoin de la défendre si âprement. Ils ont besoin de mettre Dieu dans leur jeu.
Le second postulat, qui découle du premier, est que les individus et les peuples qui s’opposent à cette conception unitaire doivent être mis dans l’impossibilité de nuire, par la coercition, par la destruction s’il le faut. L’idéologie se clôt par une action radicale, sans quoi elle ne serait pas totale.
A l’opposé de cette philosophie, périlleuse pour la vie des individus et des peuples, se trouve la conception que l’on peut qualifier de laïque, ou de libérale, faute d’autre terme. Elle repose également sur deux postulats.
Le premier est la distinction de la raison et de la foi, religieuse ou politique. C’est cette séparation qui a permis l’extraordinaire développement de la science et des techniques, qui sont les conditions mêmes de la civilisation occidentale. Cette civilisation a triomphé partout dans le monde, car même l’Iran des ayatollahs utilise, à son corps défendant, la rationalité et les schémas des structures technico-industrielles pour faire fonctionner ses usines ou ses bateaux de guerre.
Ce triomphe exige le doute préalable, et non la soumission à une autorité préétablie, aussi prestigieuse soit-elle ; la relativité de la vérité, toujours révisable, et toujours soumise à l’expérience. Ce qui suppose évidemment le respect du contradicteur, professât-il une opinion différente : sans quoi, on n’aurait guère besoin de ce respect.
Précisons une fois de plus que cette conception n’implique aucun discrédit porté contre la foi et les croyances des gens : il s’agit simplement de deux domaines qui fonctionnent avec des règles différentes. Rappelons la belle phrase de Louis Pasteur, catholique pratiquant : Lorsque je rentre dans mon laboratoire, je laisse ma foi au vestiaire.
Le second postulat est la distinction entre le droit et l’autorité, politique ou religieuse, ce que l’on appelle encore la séparation des pouvoirs. Aucune autorité, si puissante soit-elle, ne saurait annihiler le droit d’un individu ou d’un groupe, fût-il minoritaire, marginal ou économiquement démuni : c’est le fondement même de la démocratie.
Il est remarquable que ce principe a également triomphé dans le monde entier, en apparence au moins ; témoin les gains constants de la doctrine des droits de l’homme dans les dernières décennies. Même ceux qui pratiquent l’exclusion des minorités, le racisme, la torture et le coup de force permanent proclament qu’ils sont, au fond, démocrates. Ils cherchent à excuser leurs conduites actuelles par quelque circonstance exceptionnelle ; ou, bien sûr, au nom des intérêts supérieurs de leur nation, leur Eglise, leur groupe... en quoi ils se contredisent, puisque le droit, précisément, ne se mesure pas à ces intérêts.
Malheureusement, ce double triomphe de la raison et de la justice, qui coïncide dans la démocratie, n’est jamais définitif. Ceux qui ont cru, après la dernière guerre, que l’humanité ne se laisserait plus entraîner par de sinistres projets se sont trompés. Nous avons assisté au retour, plus ou moins sournois, des racismes, des partis fascistes et, maintenant, des intégrismes.
Contre ces démons, la vraie bataille est celle de l’humanisme laïque, qu’il nous faut mener ensemble : par-delà nos groupes respectifs, y compris les croyants ; par-delà nos Eglises respectives. Car seule la laïcité est le commun dénominateur à tous : elle n’exclut personne, elle inclut quiconque accepte le contrat commun : celui du respect de tous les autres.
Et qu’on ne nous rétorque pas que dire certaines choses c’est précisément ne pas respecter les gens. C’est tourner en rond : pour être respecté, peut-on exiger le silence et le renoncement des autres ? L’aventure humaine appartient à tous, également dans ses manifestations culturelles. Ni Moïse, ni Jésus, ni Mahomet, ni Bouddha n’appartiennent exclusivement à ceux qui veulent s’y identifier. Nous avons le droit, tous, d’interroger, de critiquer, de discuter ces figures légendaires. C’est aux intégristes à bêcher dans leur jardin ; à se demander pourquoi ils se sont à ce point identifiés à tel modèle traditionnel qu’ils sont affolés dès qu’on y touche.
Certains jours de lassitude, je l’avoue, il m’arrive de me sentir découragé. Je garde des impressions pénibles de séances houleuses, à la limite de l’échauffourée, où je tentais de suggérer à des publics juif ou musulman que le salut de notre vie commune est dans la séparation radicale du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, de la synagogue et de l’Etat, de la mosquée et de l’Etat, à l’instar de la révolution, formidablement féconde, effectuée par les démocraties occidentales. La résistance, la fureur des assistants étaient d’autant plus comiques (si comique il y a dans une affaire si grave) qu’ils vivent de fait dans de telles démocraties.
Car chacun doit balayer devant sa porte. Nous nous le devons d’abord à nous-même avant de le réclamer des autres. Il faut que chacun, pour son compte et avec les moyens de son bord, tente d’aller au fond des choses. Pourquoi ne pas se demander, par exemple, une bonne fois ce que signifie vraiment la notion de sacré ou simplement de respect ? Extraordinaire exigence de soumission inconditionnelle à un système de valeurs, de mythes quelquefois, religieux ou politiques... réclamée impérativement des autres, qui ne le partagent pas !
Je comprends ce qu’il peut y avoir de bouleversant à voir mettre en question les piliers d’une tradition. Il serait naïf de penser que l’on puisse secouer les béquilles des gens sans aviver leurs angoisses et, du même coup, provoquer leur colère. Ce que j’ai proposé naguère de nommer les ruptures de dépendance [3]. Et je ne crois pas que Rushdie soit aussi naïf qu’il veut le faire croire : c’est bien à une telle remise en question qu’il participe. Il vaut mieux là encore que les choses soient courageusement claires. Mais cette permanente possibilité critique de tout l’acquis culturel, de toute l’humanité, est la condition même de toute recherche et de tout progrès. Que l’on prenne garde à ceci : si l’on admet la notion de sacré, celle de blasphème suit immédiatement après, et le blasphème appelle la coercition et bientôt l’agression. On ne sortira pas de là.
On nous dit enfin qu’il serait dangereux de toucher à certains tabous, essentiels pour la survie de l’humanité. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont tabous qu’ils sont essentiels ; nous les avons promus tabous parce qu’ils sont essentiels au fonctionnement de la plupart des sociétés humaines : sur l’inceste, par exemple, nous nous apercevrions rapidement que, religion ou pas, nous serions tous d’accord, croyants et agnostiques. Dieu est mort, tout serait permis ? Non ! Qu’il soit vivant ou mort, il y a des conduites qui ne sont pas permises. La morale n’est pas le monopole des croyants.
Si les cieux sont vides, ce ne sont ni les désirs ardents qu’ils soient pleins, ni les imprécations contre les incroyants qui les peupleront. Aucune menace, aucune agression — cela, hélas ! n’a pas manqué dans l’histoire de toutes les religions, — n’a jamais pu faire croire des gens qui ne croyaient pas. L’Inquisition ou la guerre sainte n’ont jamais réussi, sinon par l’extermination des infidèles. La raison en est simple : la croyance ne se commande pas, ne se démontre pas (quel illogisme de prétendre le contraire !).
Sur tout cela, il faudra bien se décider à réfléchir, ensemble. J’ai le regret de dire qu’il y a plus de vigueur et d’irrévérence à cet égard chez de nombreux sages de l’Antiquité grecque que chez la plupart de nos philosophes à l’égard des « sacrés » contemporains. En attendant, que le ciel nous préserve de la confiscation du pouvoir temporel par les intégristes, quels qu’ils soient !"
Lire "Intégrismes et laïcité".
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