Contribution

Agir en citoyen éclairé, actualité de Condorcet (Charles Coutel)

Charles Coutel, universitaire, vice-président du Comité Laïcité République. 19 juin 2024

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Une hypothèse de travail nous guide : le lien entre la notion de liberté de conscience et l’esprit des Lumières serait essentiel pour comprendre pourquoi cette liberté de conscience s’est définie, à un certain moment, comme absolue, au sein de la philosophie républicaine et laïque.
Cette problématique fut pour moi l’occasion de reprendre à nouveaux frais des travaux portant sur Condorcet (1743-1794). Nous nous reconnaissons parfaitement dans le jugement d’Alexandre Koyré présentant, le 28 mars 1944, ce philosophe comme « le dernier philosophe des Lumières et le premier philosophe révolutionnaire ». Il sut, en effet, traduire les Lumières en projets politiques et institutionnels précis pendant la Révolution de 1789.
De fait, à chaque fondation ou refondation de la République, c’est vers Condorcet que les républicains se tournent : en 1795 avec Daunou, en 1804 avec Cabanis, en 1847 avec Arago, en 1882 avec Compayré, en 1900-1903 avec Jaurès, en 1929 avec Buisson, en 1944 avec Koyré, en 1989 avec Élisabeth et Robert Badinter et avec la réédition du Rapport sur l’instruction publique, ou enfin en 2004 avec l’édition scientifique du Tableau historique des progrès de l’esprit humain parue à l’INED.
Pourquoi cette riche filiation ? C’est ce que nous verrons dans un premier temps. Puis nous examinerons l’actualité du message de Condorcet, que nous considérons comme un véritable précurseur de la liberté absolue de conscience.

Une nécessaire mise en perspective

Notre contribution suppose une valorisation de l’acte de juger, par lequel chaque citoyen éclairé peut se prononcer sur toute question d’intérêt général, donnant à chacun la volonté de respecter le vœu majoritaire lors des scrutins. En ce sens, nous trouvons chez Condorcet de quoi nous prémunir contre deux dangers dont nous ne mesurons pas toujours la gravité : le danger populiste, qui prétend que le peuple n’a pas besoin d’être éclairé pour juger, mais aussi le danger technocratique qui réserve la capacité de juger de l’intérêt général à quelques spécialistes. Durant la Révolution, ces deux dangers s’incarnèrent dans les thèses de Robespierre et les analyses de Sieyès ; il va sans dire que la gravité de la situation actuelle s’explique, au moins en partie, par la conjonction de ces deux dangers. Là résiderait une partie de l’actualité de Condorcet, qui se résume dans cette formule extraite du Rapport sur l’instruction publique : « Il faut qu’en aimant les lois on sache les juger. », éd. 1989, p. 111. Ce rappel effectué, il nous semble essentiel de mettre en perspective le message condorcétien dans le contexte de l’Ancien Régime.
Condorcet pourrait bien nous aider à penser la liberté absolue de conscience en ne cédant jamais à la tentation de la voir devenir ou redevenir absolutiste. Nous reconnaissons ici notre dette philosophique envers Reinhart Koselleck qui, en 1959 dans Le règne de la critique, montre que l’humanisme maçonnique s’est d’emblée défini comme résistance à l’absolutisme politique exercé par les monarchies absolues de droit divin. Évoquant la clandestinité des travaux des républicains voire des francs-maçons, il a cette formule saisissante : « La liberté en secret devient le secret de la liberté. », op. cit., p. 62. C’est dire que la liberté de conscience s’est d’abord voulue résistance à l’arbitraire de la monarchie, qui sut passer une alliance avec le cléricalisme religieux, et réciproquement, comme l’analysa Tocqueville. La défense de son for intérieur par chaque citoyen éclairé devint une revendication qui rendit insupportable l’existence de toutes les Bastilles. L’auteur précise, reliant liberté et jugement : « Le sage se réfugie dans le secret de son cœur ; il y est son propre juge. » et l’auteur de conclure : « La conscience devenait instance de contrôle du devoir d’obéissance. », op. cit., pp. 17 et 31. On doit donc à Condorcet et aux hommes des Lumières la volonté de transformer cette résistance à l’arbitraire en une volonté d’élaborer un arbitral, fondé sur la recherche rationnelle de la vérité et de la justice, dans l’affirmation d’une Fraternité universelle. La liberté de conscience est requise par le refus de l’absolutisme politique et du cléricalisme religieux, promettant ce qu’il nomme l’absolution. Condorcet situe la formation du jugement éclairé dans un horizon de perfectibilité et non de peccabilité. Son originalité serait de passer de la stratégie d’humiliation propre à l’absolutisme politique et religieux à une stratégie d’examen critique de nos passions, erreurs et servitudes, dont nous serions les auteurs, comme le pense aussi Kant en 1784 dans Qu’est-ce que les Lumières ?
Grâce à R. Koselleck, nous comprenons mieux comment la liberté absolue de conscience vise à conjurer tout risque de retour subreptice de l’absolutisme, sous toutes ses formes.
Examinons maintenant le rôle central de la synthèse condorcétienne dans l’apparition de l’exigence de liberté absolue de conscience.

Condorcet précurseur de la liberté absolue de conscience

Proposons maintenant un court florilège de citations tirées de quelques grands textes de Condorcet rédigés pendant la période révolutionnaire. Nous montrerons ensuite comment les thèmes abordés s’organisent en un dispositif philosophique et politique.
Dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique, on peut lire : « Épuisez toutes les combinaisons pour assurer la liberté ; si elles n’embrassent pas un moyen d’éclairer la masse des citoyens, tous vos efforts seront vains. », éd. cit., p. 235.
Dans le Rapport sur l’instruction publique, on peut lire : « Il s’agit de substituer l’ambition d’éclairer les hommes à celle de les dominer […]. Nous aspirons à former des hommes éclairés. » et dans la même œuvre : « On enseigne, dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits. », plus loin : « Il faut qu’en aimant les lois on sache les juger. », op. cit., p. 105, 88 puis 111.
Dans ses Œuvres complètes, tome III, p. 423, Condorcet précise : « Même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave ». Dans le tome IV, p. 225, clarifiant sa méthode, Condorcet commente : « Qu’importe que tout soit bien, pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous ». C’est ce que nous appelons son méliorisme.
Enfin, cette remarque extraite de sa lettre à Voltaire de mars 1774, qui relie Condorcet à l’engagement maçonnique : « La plus inébranlable de toutes les bases est l’amour de l’humanité. »
Ce petit florilège juxtapose des thèmes qu’il s’agit maintenant pour nous d’harmoniser et qui sont à l’œuvre dans les grands textes de la période révolutionnaire. Nous attirons cependant l’attention sur l’importance d’un texte de novembre 1792, juste après la proclamation de la République : « De la nature des pouvoirs politiques dans une nation libre », dans le tome X. Dans ce texte méconnu, Condorcet explique pourquoi le jugement de tout citoyen républicain doit être éclairé, car pour échapper à l’unanimisme de façade comme au technocratisme à courte vue, tout citoyen se doit de mettre ses talents et ses connaissances au service de tous, comme entend le faire chaque citoyen éclairé. Les lumières condorcétiennes sont émancipatrices car autocritiques et problématiques, de part en part. Dans son Tableau historique, Condorcet rend un hommage appuyé à Socrate tout autant qu’à Galilée, Descartes, Locke ou Voltaire.
Nous pensons que cette synthèse condorcétienne est émancipatrice à son tour, car elle sait harmoniser trois dispositifs qui, tout en prémunissant chaque conscience d’un orgueil absolutiste voire autarcique, en affirme l’autonomie et la liberté absolue, comme le remarque R. Koselleck dans son chapitre 1. Semblable à une horloge qui se remonterait elle-même, ce montage philosophique condorcétien comporte trois mécanismes à la fois autonomes et interdépendants, rappelant les automates de Vaucanson auxquels Condorcet consacre un Éloge en 1785 [2]
Le dispositif condorcétien se compose à la fois d’une heuristique, d’une zététique et d’une éthique. Précisons ces termes : heuristique désigne tout processus qui vise à produire du nouveau à partir d’une combinaison libre d’éléments connus. Zététique définit tout processus visant à valoriser l’art de faire reposer une recherche sur l’usage du doute. Éthique qualifie un processus par lequel un esprit libre juge ce qui est à partir de ce qui doit être. Quand ces trois processus sont à l’œuvre, un esprit peut se dire absolument libre, en échappant à tout risque d’autarcie absolutiste.

Une composante heuristique

En homme des Lumières et en fin lecteur de Descartes ou encore de Condillac, Condorcet est attentif à la puissance émancipatrice des savoirs élémentaires, reconstruits à partir de l’ordre des découvertes scientifiques. Les savoirs enseignés dans l’instruction publique nous émancipent, car ils peuvent être compris par plusieurs et par chacun en même temps. Chaque étape d’un enseignement élémentaire ne suppose que l’étape précédente et suit un ordre intelligible par tout esprit : un savoir élémentaire échappe par là-même à tout conditionnement, qu’il soit social, psychologique ou encore religieux. En ce sens, étant élémentaire, l’instruction publique sera laïque de part et part ; en ce sens, les savoirs élémentaires sont l’alphabet de l’émancipation républicaine et humaniste. Pour en saisir toute l’importance, Condorcet nous demande de faire l’effort paradoxal suivant : apprendre les savoirs élémentaires dans le cadre d’un programme obligatoire et rationnel est essentiel, car il nous faut d’abord apprendre les savoirs élémentaires pour ensuite pouvoir formuler nos divergences voire nos contradictions. Cette élémentarité des savoirs scolaires élémentaires est aujourd’hui totalement méconnue ; il nous faut la réinstituer. En comprenant avec les autres les savoirs élémentaires, j’affirme ma liberté absolue, mais je rends possible de futurs débats contradictoires. Cette composante heuristique me permet d’affirmer ma liberté tout en échappant à l’autarcie solipsiste ; cette composante heuristique permet d’harmoniser liberté de conscience, formation et exercice du jugement éclairé de chaque citoyen.

Une composante zététique

À la composante heuristique, Condorcet ajoute la composante zététique en parvenant à définir la rationalité de tout esprit en même temps que sa perfectibilité, au sein de ce qu’on peut appeler un méliorisme d’ensemble (voir notre florilège). Condorcet échappe ici au danger dogmatique qui guette tout esprit, notamment s’il cesse de s’instruire, de douter, de juger et de se cultiver. La liberté absolue de chaque esprit peut ainsi lui éviter d’être absolutiste et tyrannique. Condorcet, au plus proche de la pratique scientifique, insiste sur l’importance des erreurs et de l’effort pour les surmonter au sein des sciences. Un esprit libre et éclairé aura ainsi le courage d’affirmer qu’il ne détient pas la vérité mais qu’il la cherche. Nous renvoyons aussi à la préface du Manuel d’arithmétique élémentaire que Condorcet rédige en 1794 dans la clandestinité. Citons cet extrait de L’Esquisse : « Nous exposerons l’origine, nous tracerons l’histoire des erreurs générales qui ont plus ou moins retardé ou suspendu la marche de la raison. », éd. Garnier-Flammarion, p. 67. Condorcet va très loin dans la valorisation de l’erreur : jusqu’à rendre hommage à Descartes, dont « l’audace des erreurs a pu servir au progrès de l’espèce humaine ». Par là-même, en dehors de toute culpabilisation cléricale et bien avant Karl Popper, Condorcet nous fait comprendre qu’apprendre, c’est vouloir redresser en nous les survivances de nos anciennes servitudes : transformons nos erreurs passées en leçons pour le futur. Perfectibilité et non peccabilité de l’homme : grande est ici la dette envers Rousseau. L’actualité de Condorcet réside donc dans l’idée que notre liberté absolue de conscience n’est pas incompatible avec notre faillibilité, mais que c’est en cela justement que nos jugements peuvent être éclairés. Pour mesurer la portée subversive de cette approche condorcétienne, disons que ce philosophe parvient à combiner ce que la langue latine ne faisait que juxtaposer. En effet, les Latins, pour désigner notre rapport à la vérité, ont deux termes différents : la vérité lucentem (rayonnante) qui se concentre sur un objet comme le fait un projecteur ; mais, quand il est éclairé, notre esprit est animé par une vérité redarguentem (réfléchie), comme le fait une lampe qui s’éclaire elle-même en éclairant un objet. Un esprit est éclairé quand il est à la fois rayonnant mais aussi réfléchi. Le citoyen condorcétien saura se remettre en question en ne rabaissant personne ; la liberté de conscience pourra se dire absolue en échappant à tout dogmatisme, comme le pressent R. Koselleck, quand il présente le for intérieur de chaque citoyen éclairé comme foyer de la liberté.

Une composante éthique

La synthèse condorcétienne se complète par l’affirmation de la puissance émancipatrice de l’amour de l’Humanité ; la liberté de conscience peut s’affirmer absolue dès lors qu’elle est animée par l’amour de l’Humanité. Enfin, en lecteur de Montesquieu et de Voltaire, Condorcet intègre chaque conscience dans un jeu d’amplifications qui ouvre chacun vers l’intérêt à long terme de sa famille, de sa patrie, de l’Europe et en fin de compte de l’Humanité toute entière. Ainsi, chaque conscience peut se dire absolument libre, tout en prônant un humanisme universaliste. Ce jeu d’amplifications est présenté dans la dernière époque du Tableau historique. Dès lors, chaque citoyen se définit comme membre de l’Humanité, mais on sait combien aujourd’hui cet humanisme universaliste est confondu avec le mondialisme capitalistique et prédateur.
C’est la combinaison de cette heuristique, de cette zététique et de cette éthique qui constitue l’originalité de la synthèse condorcétienne en proposant une justification philosophique à l’expression « liberté absolue de conscience ».

Quelques conclusions

La synthèse condorcétienne est actuelle car elle est une justification interne de la revendication de la liberté absolue de conscience mais elle nous donne aussi la possibilité de résister aux manipulations dont cette liberté absolue est l’objet actuellement, comme nous y invite Jean-Robert Ragache en 2011, dans l’entrée « Liberté » du Dictionnaire de la laïcité. L’auteur précise : « C’est avec l’époque des Lumières que la liberté devient valeur individuelle et universelle à la fois » et l’auteur de nous appeler à la plus grande vigilance par rapport aux manipulations dont l’expression liberté de conscience est l’objet ; par exemple chez le pape Jean-Paul II, qui n’hésita pas à inscrire la liberté de conscience au sein de la seule vérité de la foi catholique ou encore chez Michel Debré qui, en 1959, justifia l’enseignement privé au nom de la liberté de conscience, confondant liberté de conscience et liberté d’entreprendre ! Citons aussi l’analyse de Didier Molines, en 2021, qui critique le Concordat comme attentatoire à la liberté absolue de conscience, justifiant ainsi les analyses condorcétiennes qui insistèrent sur la portée autocritique de la liberté absolue de conscience. Établissant un lien entre la tradition des Lumières, la Troisième République et la loi de 1905, Jean-Robert Ragache cite, avec pertinence, Ferdinand Buisson, lecteur attentif de Condorcet, qui écrit : « Quiconque accepte un credo […] renonce à être un libre penseur pour devenir un croyant c’est-à-dire un homme qui nous prévient qu’à un moment donné il cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite qu’il ne lui est pas permis de contrôler ».

Pour aller plus loin

Élisabeth et Robert Badinter, Condorcet : un intellectuel en politique, Fayard, 1989.
Pierre-Yves Beaurepaire, Les Lumières et le monde. Voyager, explorer, collectionner, Belin, 2019.
Ferdinand Buisson, Condorcet, Alcan, 1929.
Condorcet, Tableau historique des progrès de l’esprit humain, INED, 2004.
— , Esquisse des progrès de l’esprit humain, Garnier-Flammarion, 1988.
— , Cinq mémoires sur l’instruction publique, Garnier-Flammarion, 1994.
— , Rapport sur l’instruction publique [1792], Edilig, 1989.
— , Moyens d’apprendre à compter sûrement et avec facilité, A.C.L., 1988.
— , Œuvres complètes, en 12 volumes, édition établie par François Arago, 1748-1749, Paris, Didot, 1847-49.
Charles Coutel, Politique de Condorcet, Payot, 1996.
— , À l’école de Condorcet, Ellipses, 1996.
— , Condorcet. Instituer le citoyen, Michalon, 1999.
— , Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, 2021.
Michèle Crampe-Casnabet, Condorcet, lecteur des Lumières, PUF, 1985.
Jean-Michel Fontanier, Le vocabulaire latin de la philosophie, Ellipses, 2005.
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Les Éditions sociales, [1900-1903] 2015.
Lucien Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989.
Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Le Sycomore, 1984, rééd. 1987.
Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Minuit, 1979.
Alexandre Koyré, Études d’Histoire de la pensée philosophique, voir « Condorcet », Gallimard, collection « Tel », 1981.
Antoine Lilti, L’héritage des Lumière. Ambivalences de la modernité, Gallimard-Seuil, 2019.
Didier Molines, Convictions républicaines, interrogations laïques, Préface de Gérard Delfau, L’Harmattan, 2021.
Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982.
Jean-Robert Ragache, « Liberté », in Martine Cerf, Marc Horwitz, Dictionnaire de la laïcité, Colin, 2011.
Cécile Révauger, La Franc-Maçonnerie, fille des Lumières, Conform Éditions, 2022.
Jean-Pierre Schandeler, Que faire des Lumières ? Condorcet et les conflits de ses interprétations (1794-1894), Presses de l’Université d’Oxford, collection « Studies on Voltaire », 1999.

[1Cette contribution résume une intervention, lors d’un récent colloque, sur la notion de liberté de conscience, les 14 et 15 juin 2024 à Paris.


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