31 janvier 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Les commissions indépendantes – mandatées l’une par l’Arche, l’autre par les dominicains – pour faire la lumière sur les abus sexuels et spirituels commis par Jean Vanier et les frères Philippe ont publié leurs rapports lundi 30 janvier 2023. Leurs recherches révèlent la sidérante persistance, pendant des décennies, d’un noyau sectaire aux croyances et pratiques mystico-érotiques au cœur de l’Église.
Christophe Henning et Céline Hoyeau.
Lire "Affaire Jean Vanier et frères Philippe, une secte au cœur de l’Église".
[...] « Emprise, abus sexuels, délire collectif, corruption théologique de notions au cœur du christianisme, dévoiement spirituel, manipulation, représentations incestueuses des relations entre Jésus et Marie. Le dossier est lourd… »
Pour le comprendre, il faut revenir à l’affaire de L’Eau vive. En 1945, le père Thomas Philippe, étoile montante de l’ordre dominicain, fonde un centre spirituel à Soisy-sur-Seine (Essonne), près du couvent d’études dominicain du Saulchoir. Ce qui se veut « une école de sagesse » devient vite florissant. Des jeunes du monde entier y affluent, les élites catholiques gravitent autour – Jacques Maritain, Charles Journet… –, le pape Pie XII lui-même appuie l’initiative.
Toutefois, des plaintes émanant de deux femmes qu’il accompagne spirituellement, une laïque et une novice, parviennent aux supérieurs du père Thomas Philippe. En avril 1952, il est sommé de venir à Rome, et la direction de L’Eau vive est confiée à son fils spirituel, Jean Vanier, tandis qu’un procès s’ouvre au Vatican qui va durer quatre ans. Le 28 mai 1956, la sentence tombe, la plus grave avant le renvoi de l’état clérical : le père Thomas est condamné à la déposition, il n’a plus le droit de célébrer les sacrements, ni d’occuper un quelconque ministère.
Le motif de sa condamnation a longtemps été entouré d’un halo de mystère et de rumeurs, en raison du secret imposé par l’Église et de l’inaccessibilité des pièces du procès. [...] Thomas Philippe entretient, depuis au moins 1942, des relations sexuelles avec des femmes qu’il accompagne spirituellement, assorties de justifications théologiques dans une emprise spirituelle très profonde. Celles-ci, carmélites, bénédictines, dominicaines ou laïques de L’Eau vive, ont pour principal trait commun d’être toutes marquées par un très fort désir d’absolu ou en recherche de vocation. Le Vatican identifie cinq couvents impliqués et une trentaine d’« initiées ». Au départ, plusieurs scènes collectives ont eu lieu mais, par la suite, c’est au sein d’accompagnements individuels que se vivent ces « prières » où Thomas Philippe va jusqu’à demander à l’initiée de boire son sperme en lui disant « de boire ainsi au Cœur de Notre Seigneur ». [...]
Son « secret » va tenir là : Jésus et Marie auraient eu un lien mystique à caractère sexuel durant leur vie terrestre dans le but de réhabiliter la chair et de préfigurer celles qui se vivront au Ciel. Très vite, se présentant comme investi d’une mission de grande importance, il va mettre en pratique cette « révélation » avec des femmes, s’identifiant à Jésus et demandant à sa « petite épouse » de renoncer à son intelligence pour lui obéir aveuglément.
« Une religieuse, abusée au début des années 1950, témoigne qu’il arguait que les caresses ont pour fonction de transsubstantier son corps de femme en celui de Marie, assimilant ainsi ces échanges sexuels à un sacrement », indique le rapport de L’Arche. « Nous vivions déjà, avec le père et entre nous, ce que nous vivrons dans la cité céleste : l’union charnelle de Jésus et de Marie sera au centre de la cité céleste, à la place de la Croix », a témoigné une autre initiée en 1956. [...]
La sœur de Thomas Philippe, mère Cécile, l’ancienne prieure du couvent voisin de L’Eau vive, est elle aussi sanctionnée, et lourdement, pour avoir poussé des moniales dans les bras de son frère, avoir elle-même eu des rapports homosexuels avec plusieurs d’entre elles ainsi que des rapports incestueux avec son frère Thomas. « Aucune preuve n’indique que Marie-Dominique Philippe soit lui aussi passé à l’acte dès la première moitié des années 1950, mais de forts soupçons pèsent sur lui, et on lui reproche d’avoir encouragé une des victimes de son frère, dont il était le directeur spirituel, à poursuivre avec lui des pratiques sexuelles », note le rapport de L’Arche. Il sera condamné en 1957, mais cette sentence restera secrète, camouflée notamment par le maître de l’ordre dominicain qui le protège pour des raisons doctrinales, car il était vu comme un gardien éminent de l’orthodoxie…
Face à ces ramifications, le Saint Office veut empêcher Thomas Philippe de nuire « par sa puissance de persuasion et d’envoûtement » en lui imposant un séjour dans un hôpital psychiatrique et interdit à Jean Vanier et aux autres initiées tout contact avec le dominicain.
C’est peu après le départ forcé de Thomas Philippe pour Rome, en 1952, que Jean Vanier, nommé pour lui succéder à la tête de L’Eau vive à 24 ans, va prendre une place centrale dans le groupe des « tout-petits ». Lui-même avait rejoint le centre deux ans plus tôt pour discerner sa vocation après avoir quitté la marine. Or, comme il le racontera en 2016 après une première plainte parvenue à L’Arche, c’est en juin 1952 que l’une des femmes proches du père Thomas, Jacqueline d’Halluin, 26 ans, le fait entrer dans l’intimité des pratiques sexuelles du groupe. Une expérience qu’il qualifiera de « fondatrice pour lui », « à l’origine de sa vocation, de son choix de vie ».
Croyait-il réellement au délire mêlé de perversité de son maître ou bien y trouvait-il une forme de justification ? C’est très difficile à dire. Entré très jeune à L’Eau vive, Jean Vanier avait une personnalité peu structurée, immature, propice à « des phénomènes d’emprise et de dépendance », note le rapport de L’Arche. Le Saint Office le dépeint comme le « disciple le plus fanatique » du père Thomas Philippe et lui-même se dira jusqu’à la fin « le fils spirituel » du dominicain, témoignant d’une emprise dont il n’a jamais pu vraiment sortir. Mais on voit chez lui aussi un degré certain de duplicité et une forme d’imposture. [...]
De telles dérives sont évidemment entourées d’un mur de silence. À la lecture du rapport, on peut mesurer la force de ce petit noyau d’initiés – quatre personnes au minimum, les deux hommes ainsi que Jacqueline d’Halluin et Anne de Rosanbo, et jusqu’à huit ou dix selon les périodes – capable de traverser de multiples vicissitudes, avec la conviction d’être élus et d’avoir reçu une grâce supérieure que les autres ne peuvent encore comprendre. Bien avant la dissolution de L’Eau vive, c’est le secret qui couvre les actes du père Thomas Philippe. À partir de 1952, le dominicain étant sous surveillance, et son courrier intercepté, ses adeptes vont même développer des stratégies pour rester en contact en toute discrétion.
Leurs échanges épistolaires sont codés, renforçant le climat de clandestinité : « Ce petit groupe s’attache à ses codes comme à des rites pratiqués dans un entre-soi exclusif et sectaire. L’usage du code signifie l’initiation et l’appartenance », notent les chercheurs, qui ont passé des jours à déchiffrer ce langage crypté. [...]
En 1964, naît L’Arche. Or, élément stupéfiant que met en lumière la commission, l’aventure aux côtés des personnes handicapées naît en réalité, au départ, du projet du petit noyau de se retrouver autour du père Thomas, « paravent » idéal à leurs retrouvailles… « Il y a bien une logique sectaire à la fondation, et en même temps, le projet de vivre avec des personnes ayant un handicap rejoint une intuition profonde et sincère chez eux. Ils vont être dépassés par ce qu’ils ont eux-mêmes fondé », souligne Florian Michel. C’est tout autant L’Arche qui fait Jean Vanier et son succès médiatique à venir que Jean Vanier qui fonde L’Arche.
Ainsi perdure, dans l’ombre, ce que la commission d’enquête qualifie de secte cachée au cœur de l’Église « pour désigner le noyau d’hommes et de femmes qui, de manière secrète, assurent la continuité » avec L’Eau vive et ses pratiques mystico-sexuelles. Le succès inattendu de L’Arche et l’aura grandissante de Jean Vanier les protègent. Lui-même accompagne de plus en plus de monde, et pour un bon nombre de femmes, il fait glisser l’accompagnement spirituel progressivement et habilement vers des relations sexuelles sous emprise. Jeunes, religieuses, célibataires ou mariées, membres ou proches de L’Arche, dans une phase compliquée de leur vie ou en grande recherche spirituelle…
« La relation d’autorité légitime à laquelle Jean Vanier forme les membres de L’Arche s’appuie sur leur soumission (aimante, confiante et éclairée) », note la commission qui pointe les éléments constitutifs de l’emprise : « Fascination collective pour la figure prophétique et l’autorité charismatique, imbrication entre les sphères de l’intime, de la vie privée, de la vie professionnelle, spiritualisation omniprésente, personnalisation du pouvoir. » Si la commission n’a pas cherché l’exhaustivité, 25 femmes ont été identifiées. « Considéré à la fois comme un prophète, guide personnel, fondateur clairvoyant, homme exceptionnel, il peut exercer son autorité dans toutes les sphères de la vie personnelle, spirituelle, professionnelle des personnes, sans avoir recours à la contrainte » et créer, chez elles, une grande confusion dont certaines mettront des années à sortir.
Des nombreuses découvertes faites par les historiens, l’insistance de Jean Vanier à vouloir être ordonné n’est pas des moindres. Ce désir va l’animer pendant un quart de siècle, jusqu’à un refus définitif de Rome. L’idée d’une vocation va se croiser avec la place qu’il prend au sein de L’Eau vive, lors du départ forcé du père Thomas pour Rome. L’étudiant devient un pivot de l’association comme du petit groupe d’initiés. « Pour Jean Vanier, la manifestation publique d’une vocation sacerdotale est une manière de rassurer son entourage, de fournir une couverture », explique Antoine Mourges. [...]"
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