2 février 2015
"Le polémiste Eric Zemmour est-il vraiment le fauteur de haine qu’une certaine gauche a voulu rendre coupable du climat délétère qui a conduit aux récents événements ? Gare aux raccourcis qui occultent les vraies limites de son livre.
Il y a eu l’horreur, il y a eu la sidération, et puis les larmes, le dégoût, l’effroi. Et puis, il y a eu les discours. On s’est mis à parler, on s’est mis à analyser, à commenter. A proclamer, aussi. Combat, unité nationale, refus de la haine et de la terreur... Mais la ferveur magnifique qui a rassemblé des Français anonymes dès ce sombre mercredi 7 janvier s’est rapidement abîmée dans les sous-entendus et les insinuations. Dès le jeudi matin, on lisait dans Libération, sous la plume de Laurent Joffrin, ces mots : « Est-ce un hasard ? Les terroristes ne se sont pas attaqués aux "islamophobes", aux ennemis des musulmans, à ceux qui ne cessent de crier au loup islamiste. Ils ont visé Charlie. C’est-à-dire la tolérance, le refus du fanatisme, le défi au dogmatisme. Ils ont visé cette gauche ouverte, tolérante, laïque, trop gentille sans doute, "droit-de-l’hommiste", pacifique, indignée par le monde mais qui préfère s’en moquer plutôt que d’infliger son catéchisme. Cette gauche dont se moquent tant Houellebecq, Finkielkraut et tous les identitaires... » Et, quelques pages plus loin, ces phrases d’Edwy Plenel : « A force de jouer avec les haines, nous produisons des monstres qui se retournent contre nos libertés fondamentales. Nous avons créé un climat où ces crimes sont possibles. »
Le « climat », on l’a bien compris, ce sont les succès électoraux du FN et éditoriaux d’Eric Zemmour, c’est cette « islamophobie » supposée triomphante, ce sont toutes ces questions qui travaillent la société française en profondeur mais sont sans cesse ramenées à une pensée « nauséabonde », « rance », et tout autre adjectif olfactif devenu l’indispensable corollaire d’un discours conforme au juste et au bien. Une tribune libre dans Libération, expliquant que « l’attentat contre Charlie Hebdo a la sale gueule de Renaud Camus, d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen. Il a la sale gueule de leur victoire idéologique » et que « cette société, si forte et si vulnérable, nous devons la défendre, contre l’islam radical et assassin, bien sûr, mais finalement surtout contre ses ennemis les plus pressants et les plus réels ». Cette tribune, signée d’un avocat, résume à elle seule l’ampleur et la violence des accusations. Et laisse malheureusement sceptique sur le devenir de ce « vivre-ensemble » invoqué depuis une semaine.
Mais qui ne voit pas le piège immense dans lequel tombent tête baissée ceux qui cherchent des coupables pour ne pas remettre en question leurs certitudes ? Qui ne voit pas que désigner à la vindicte des gens qui, justement, font profession de dénoncer - avec simplisme, avec excès, oui, et même avec des raccourcis intolérables - le danger d’un islamisme conquérant, c’est renforcer une partie des Français dans l’idée que, décidément, on préfère s’inventer des diables plutôt que de s’attaquer aux vrais démons.
Alors, puisqu’il faut aller au fond du débat, allons-y. Le livre d’Eric Zemmour est-il ce brûlot abject qui aurait exacerbé les haines au point de provoquer le drame parce qu’il révélerait une maladie chronique de la France ? Ou bien est-ce qu’il décrit une réalité, un « suicide » du pays dont il serait le seul à nommer les étapes successives ? Eh bien, ni l’un ni l’autre. En fait, rien de tout ça.
Le plus effrayant, le plus destructeur est sans doute cette propension des uns et des autres au simplisme le plus crasse, à la description globalisante de l’adversaire idéologique. Quand Eric Zemmour affirme que Mai 1968 est un bloc, qu’il rejette bien évidemment (ce Mai 1968 qui permit l’irrévérence, en particulier à l’égard des religions, héritage ultime de la laïcité), il est tout aussi caricatural que ses contempteurs qui voient en lui un bloc à rejeter catégoriquement. Il est vrai que cela évite l’ennui d’avoir à le lire en entier.
NON, MAI 68 N’EST PAS UN BLOC
Non, Zemmour n’est pas un bloc, même s’il veut le croire. Et le meilleur moyen d’éviter de le transformer en gourou est de ne pas le transformer en diable. Donc de lire, d’argumenter, de débattre. D’exercer cet esprit critique qui est l’essence de la démocratie. On s’apercevra alors qu’il est une partie de ses écrits dont on peut partager sinon la forme, qui abuse par trop des slogans et des facilités, du moins le fond. Oui, sa dénonciation de la construction européenne autour d’un axe ultralibéral, foncièrement antidémocratique, est juste. Oui, ses rappels de quelques souvenirs oubliés, comme celui d’un PCF foncièrement patriote dans sa défense des ouvriers et du consommer français, ou de la responsabilité majeure des élites françaises dans la financiarisation de l’économie, sont parfois salutaires.
Bien sûr, il est des écrits et des propos qui sont inacceptables. Ainsi des quelques pages sur Vichy, auxquelles on a réduit le livre. Car Zemmour accepte de fait dans son raisonnement la distinction opérée par Vichy entre juif français et juif étranger, et surtout entre juifs et non-juifs. En cela, il accepte la logique même des antisémites. Que ce soit pour étayer une démonstration sur l’influence de Paxton ou sur l’abandon de l’assimilation n’y change rien. Tout aussi inacceptables sont ses ambiguïtés concernant l’avenir des musulmans de France (quels que soient les mauvais procès sur le mot « déporter » qu’il n’a pas employé), non dans le livre, qui n’évoque jamais l’avenir et les solutions, mais dans cette fameuse interview au Corriere della Sera.
Le drame d’Eric Zemmour est essentiellement qu’il est imperméable à la pensée dialectique. Exactement comme ceux qu’il prétend combattre, des féministes extrêmes aux antifascistes en mal d’ennemi. D’où une lecture simpliste et réductrice des auteurs sur lesquels il dit fonder ses analyses. Ainsi de Jean-Claude Michéa, dont il utilise avec systématisme la critique du libéralisme dans sa double acception économique et morale pour mieux refuser les Lumières, quand Michéa invite au contraire à conserver ce qui, dans les Lumières, relève de l’émancipation individuelle. C’est au nom de cette détestation des Lumières que Zemmour refuse à la laïcité sa place de pilier central dans l’édifice républicain. L’articulation entre l’universel et le particulier, entre les valeurs universellement partageables et l’identité, l’ancrage dans le local, lui échappe totalement.
C’est cette même incompréhension des tensions à l’œuvre dans le réel qui l’incite à offrir de l’islam la même lecture que les intégristes, une lecture univoque et littéraliste, quand toute l’histoire de cette religion est faite d’alternance entre des périodes d’ouverture et de fermeture, si bien exposées par le regretté Abdelwahab Meddeb. Mais cette inculture lui donne-t-elle tort pour autant lorsqu’il évoque l’islamisation progressive de certaines banlieues que le sociologue Gilles Kepel, peu soupçonnable de racisme, analyse dans ses derniers ouvrages (et, il y a quinze jours, dans Marianne) ?
Et puis, il y a chez Zemmour ce qui relève de la psychanalyse. Et c’est le sujet principal du livre, celui qui revient de façon obsessionnelle, au détour de n’importe quelle phrase : la « féminisation de la société ».
On pourrait argumenter, opposer à Zemmour qu’il confond société féminisée et société maternante... On se contentera de dire qu’il démontre à quel point il n’a rien compris à ce qui fait l’essence de cette France qu’il prétend défendre seul sur son rocher, sa spécificité absolue : l’invention, siècle après siècle, d’un rapport homme-femme fondé sur le langage comme sublimation du désir, qui permet la mixité dans l’espace public, loin du confinement des sociétés méditerranéennes et du séparatisme des sociétés anglo-saxonnes.
On pourrait argumenter, mais est-il encore temps ? Peut-on encore opposer la nuance aux radicalisations, aux aveuglements et aux procès en sorcellerie ? La question qui reste est donc celle-ci : y a-t-il une « zemmourisation » des esprits qui ferait de la France un pays de haine ? Et la réponse est non. Il y a des citoyens excédés de se voir imposer l’abandon du compromis social et politique qui faisait de la France un pays vivable. Il y a des citoyens fatigués d’entendre un Edwy Plenel se réclamer de Charles Péguy, mais en oubliant cette phrase de ses Pensées : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Et avec lui tous ceux qui leur ont expliqué des années durant que défendre ce compromis social et politique, cette façon particulière d’être au monde, relevait de la xénophobie. Alors ces citoyens ont acheté ce livre comme on pousse un cri, ou comme, pour certains, ils mettent un bulletin FN dans l’urne. En désespoir de cause. Partagent-ils les préventions de Zemmour contre les Lumières ? Prônent-ils l’interdiction des prénoms autres que Pierre et Louise ? Veulent-ils éviter à leur femme « l’aliénation par le travail salarié » en les renvoyant à la maison ? Non, bien sûr. Ils veulent simplement préserver la France.
UN SILENCE ASSOURDISSANT, VOIRE RÉPROBATEUR
Dans le dernier numéro de Charlie Hebdo, que ses nouveaux amis n’ont visiblement pas lu, Bernard Maris (économiste à ce point hétérodoxe qu’il osait, ces derniers temps, se prononcer pour une sortie de l’euro, comme ceux que Libération, l’Obs ou le Point traitent régulièrement de fascistes) signait un éloge, fond et forme, du roman de Michel Houellebecq. Ce Houellebecq que certains accusent de relayer Renaud Camus et son « grand remplacement ». Mais, en décembre dernier, c’est bien Rokhaya Diallo qui déclarait dans l’émission « Des paroles et des actes » : « La France [...] change de visage, elle change de religion majoritaire, ce n’est pas grave. » Le réel est complexe.
Houellebecq et Zemmour étaient des inconnus en 2002, quand d’obscurs professeurs alertèrent sur les « territoires perdus de la République » et sur l’antisémitisme qui montait. Dans un silence assourdissant, voire réprobateur. Aussi, à l’heure où des citoyens français sont tués parce que juifs, à l’heure où des dessinateurs sont massacrés pour avoir brandi la laïcité et le droit de rire de tout, la seule urgence n’est pas de désigner des coupables mais d’affirmer que la France est à la fois une idée, une histoire et une géographie qui appartiennent à tout citoyen, d’où qu’il vienne, pourvu qu’on veuille bien les lui transmettre."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales