Revue de presse

Abnousse Shalmani : "La laïcité protège le musulman contre l’islamisme" (L’Express, 16 mai 24)

(L’Express, 16 mai 24). Abnousse Shalmani, journaliste, essayiste, écrivain et réalisatrice, présidente du jury du Prix de la Laïcité 2023 17 mai 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Abnousse Shalmani, Laïcité, j’écris ton nom, éd. L’Observatoire, 1er mai 2024, 80 p., 10 €.

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Lire "Abnousse Shalmani : "Israël sera la première victime d’un statu quo au Proche-Orient"".

Propos recueillis par Thomas Mahler

"Laïcité. C’est étrange comme ce mot résonne aujourd’hui." Le 8 novembre dernier, Abnousse Shalmani, en tant que présidente du jury du prix de la Laïcité, tenait un discours très applaudi sur une valeur en péril. Un texte puissant aujourd’hui adapté en livre, Laïcité, j’écris ton nom. La romancière, essayiste et chroniqueuse à L’Express nous explique pourquoi la laïcité n’a rien d’une arme contre les musulmans, mais qu’elle représente une "protection pour tous". Elle rappelle aussi que si "l’esclavage et la colonisation sont des événements historiques abjects, mais ils ne sont ni l’apanage des "Blancs", ni celui des empires occidentaux". Enfin, la native d’Iran s’inquiète des appels à la désescalade face au régime des mollahs. Selon elle, la République islamique est la principale source de déstabilisation au Proche-Orient, et un statu quo "accouchera inévitablement d’autres conflits régionaux, de plus en plus violents et dont Israël, la seule démocratie de la région, sera la première victime." Entretien.

Quelle est votre définition de la laïcité ?

Abnousse Shalmani : "La laïcité, c’est la fin des réprouvés", disait Jaurès. Je fais mienne cette définition, comme l’avait fait déjà Robert Badinter. La laïcité nous dit : je te respecte et je te reconnais au-delà de nos différences de religion ou d’opinion comme de sexe, de race ou d’orientation sexuelle parce que tu es comme moi un être humain, tu es mon frère ou ma sœur en humanité. La laïcité, c’est la promesse républicaine tenue. La laïcité permet d’être en même temps les enfants de Lamartine et d’Aimé Césaire, d’être compatriote de Joséphine Baker et d’Albert Camus, de Cioran comme de Victor Hugo. La France laïque ne reconnaît que le citoyen. Quels que soient sa religion, son ethnie, sa couleur, son sexe, son origine sociale. Quelle libération !

Pour vous, la laïcité, "qui fait l’honneur de la France", serait devenue un "fardeau" dans "la guerre culturelle mondiale"…

Nous assistons à un renversement des valeurs terrifiant. Du fait de l’avènement de ce que Yascha Mounk nomme la "synthèse identitaire", et que j’appelle "le royaume du wokistan", la laïcité, associée avec l’universalisme, a été transformée en une supposée arme contre les musulmans. L’une des meilleures définitions du royaume du wokistan est celle de Pierre-Henri Tavoillot, qu’il définit par quatre caractéristiques dont je retiendrais la première : "Le fonctionnement de la société est celui d’une guerre, et même d’une guerre totale. Celle des hommes contre les femmes, des Blancs contre les racisés, des hétéros contre les LGBTQI +, de l’humanité contre la nature, de l’Occident contre le reste du monde, surtout contre l’Islam."

La laïcité devient avec ce discours de la synthèse identitaire, repris par les islamistes, une arme contre les musulmans, alors que c’est exactement le contraire. C’est une protection pour tous ! La laïcité protège le musulman contre l’islamisme qui veut le réduire à sa naissance, qui refuse son autonomie, qui n’accepte pas de voir en lui un individu à part entière mais un membre prisonnier de sa communauté de naissance. Comme la laïcité protégeait le catholique du poids de l’Eglise. Ce retournement est spectaculaire. La laïcité s’oppose à la synthèse identitaire dans le sens où elle fait passer l’individu et les choix individuels avant l’assignation de naissance, que ce soit une religion, une ethnie ou une préférence sexuelle.

"Peut-être que j’ai déjà perdu. Mais tant que les obscurantistes islamistes n’auront pas gagné, je résisterai en restant debout au nom des Lumières", écrivez-vous. Vous semblez pessimiste…

Je ne suis pas pessimiste, ou alors une pessimiste joyeuse ! Tant que nous, les universalistes, nous n’avons pas perdu, les intégristes n’ont pas gagné. Mais c’est vrai que l’époque a quelque chose d’anxiogène : il faut aujourd’hui défendre un humanisme qui pourtant réconcilie. Comme l’avait déjà rappelé la tribune d’Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler en 1989, au moment de l’affaire de Creil, la laïcité, c’est "le droit d’être différent de sa différence". L’école est le lieu qui permet justement de sortir de soi, de connaître autre chose que sa communauté d’origine, de devenir soi.

Paradoxe encore dans notre monde qui érige l’individu en roi mais cherche en même temps à le réduire à une communauté de naissance de plus en plus restreinte, de plus en plus fermée et de plus en plus belliqueuse. Mais il faut résister, avec des mots, des idées, avec l’Histoire, le passé. Il faut retrouver la fierté de l’universalisme, répéter que je refuse que cet enfant-là ne soit que la suite sans imagination de son ascendance, qu’il puisse faire un choix, son choix, qu’il soit libéré de toute contrainte de religion, d’ethnie, qu’il soit ce qu’il veut être après un apprentissage à travers la culture, en se plongeant dans le monde extraordinaire du savoir !

Est-ce pour cela que l’école est régulièrement ciblée par les islamistes ? Un directeur d’école vient encore d’être accusé d’être "antimusulman" parce qu’il souhaite expérimenter l’uniforme dans son établissement…

L’école est le lieu où s’apprennent les gammes de l’émancipation en se confrontant à l’inconnu, à un savoir qui n’est pas familier. C’est dans le creuset de l’école que s’appréhendent l’Autre, sa différence mais surtout sa richesse. D’où l’importance de la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité. On vient à l’école "à poil", et si nous sommes tous naturellement pétris de préjugés, l’école est là pour ouvrir à d’autres horizons, d’autres possibles, d’autres vies. Se confronter à des idées, des œuvres, à l’Histoire, c’est se donner la chance de se découvrir et d’apprendre à penser par soi-même, en dehors de toute contrainte familiale, religieuse, politique. L’école, c’est le lieu où le futur citoyen prend forme, où il pense contre ce qu’il croit être lui-même.

L’islamisme veut enrayer ce processus d’autonomisation, il veut que l’enfant né musulman reste musulman, qu’il ne se laisse pas "polluer" par le savoir "occidental", qu’il ne lui vienne pas des idées qui seraient contraires au dogme islamiste (qui n’est pas la foi musulmane non plus, l’islamisme tord une religion pour en faire un instrument politique et idéologique). L’école, on oublie de le répéter, est le lieu où s’appréhende la liberté. Et ce n’est pas facile la liberté, ce n’est pas confortable, c’est un combat. Quand des élèves refusent de visiter le musée d’Orsay parce que trop de nus heurtent les regards ou d’étudier des textes littéraires car les personnages vivent dans le péché, je suis désespérée.

Salman Rushdie vient de publier Le Couteau qui revient sur l’attaque qui lui a coûté un œil. A quel point y a-t-il au départ un énorme malentendu autour des Versets sataniques ?

Les Versets sataniques transgressait un interdit mortifère, forgé entre les XIe et XIIIe siècles, qui a précipité la chute de l’Empire arabo-musulman. "La disparition progressive de la tradition islamique de l’ijtihad ou d’interprétation personnelle a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la disparition de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain", nous apprend Edward W. Saïd dans sa préface de L’Orientalisme. Ce que Rushdie a transgressé, c’est cet interdit : la fin de l’interprétation personnelle. Ce qu’il a tenté de remettre au goût du jour : l’ijtihad qui avait été la source des innovations et de la domination orientale avant la Renaissance occidentale.

Rushdie n’a rien fait d’autre que d’exercer sa pensée critique et de fictionnaliser le savoir islamique, pour ouvrir la voie à la réflexion. Il transgresse un interdit qui immobilise l’espace arabo-musulman, il n’est pas un blasphémateur, il reprend le travail des intellectuels musulmans du Moyen Age, il choisit pour se faire la fiction, les "et si…", et déploie la richesse des savoirs, les mystères de la révélation, l’ambiguïté du bien et du mal. La démarche de Rushdie écrivain est profondément transgressive, mais certainement pas insultante. Il n’y a pas d’insultes là où se pose le doute, là se déploie l’imagination, là où se réfléchit le passé. Si l’ijtihad n’avait pas été jugé dangereuse pour la foi, Edward W. Saïd n’aurait jamais écrit L’Orientalisme, car l’Orient n’aurait pas été réécrit par l’Occident, l’Orient aurait eu ses propres mythes et légendes, ses visages, et ses spécificités pour se raconter seul.

Vous êtes issue d’une famille athée en Iran. Vous dîtes que c’est en France que vous avez pris conscience du ramadan. Vraiment ?

C’est vraiment vrai ! Mes parents ne pratiquaient pas du tout, mon grand-père paternel était soufi et sa pratique ne concernait que lui. Il débouchait toujours une bouteille de vin quand nous allions déjeuner mais il n’a jamais bu une goutte d’alcool de sa vie, il priait, mais rarement à la mosquée : sa foi et l’expression de sa foi ne concernaient que lui. Quand ma grand-mère se rendait trop souvent à la mosquée, il la taquinait : "Qu’est-ce que tu peux donc avoir à te reprocher ?" Selon mon grand-père, on ne priait pas pour les autres. Je n’ai aucun souvenir de mon grand-père qui jeûnait. Il le faisait certainement, mais dans l’intime. Dieu a été l’une des grandes affaires de sa vie.

En Iran, nous célébrions les fêtes zoroastriennes (Norouz, Shab-e Yalda, etc.) comme tout le monde et comme encore aujourd’hui en Iran et en exil. République islamique ou pas, la "mollahrchie" n’a même pas essayé d’interdire ces fêtes qui ont plus de 4 000 ans. Ma famille fêtait aussi Noël, le Nouvel An chinois, Yom Kippour, Pessah, Shabbat, parce que nous avions des amis, de la famille qui les fêtaient. Mon enfance a été une chance incroyable : j’ai accédé au monde à travers des rituels qui n’étaient jamais que des fêtes et des occasions d’entendre des histoires. Disons que je suis tombée dans la marmite de l’universalisme enfant et que, depuis, je ne peux pas regarder un être humain pour autre chose que son humanité. Je n’ai jamais vu les couleurs, les religions les sexes, je ne perçois que le tempérament, la personnalité.

"En France, nous aimons accueillir les réfugiés, mais surtout qu’ils demeurent des réfugiés visibles", écrivez-vous…

Je crois qu’il n’y a qu’en France où l’apprentissage de la langue (qui permet de se repérer dans le métro, de faire ses courses, d’aider ses enfants à faire leurs devoirs, de comprendre ce qui se dit à la télé tout comme de bavarder avec le voisin du troisième et même de pouvoir trouver du travail, en résumé de vivre sans le sentiment d’avoir les oreilles bouchées), est considéré comme discriminatoire. Vous comprenez, on préfère la couleur locale, l’exotisme d’un accent.

Ainsi, depuis près de quarante ans, il est courant de m’entendre répondre : "Quel dommage que tu aies perdu ton accent !" Accent que je n’ai jamais eu, étant arrivée en France à l’âge de 8 ans… Pourtant, l’important, c’est de faire "immigré", ce qui permet à de bons Français de nous présenter comme venant d’ailleurs à leur table d’autochtone, rajoutant des points d’humanisme à leur ouverture d’esprit et leur amour de l’Autre. En France, nous aimons accueillir les réfugiés, mais surtout qu’ils demeurent des réfugiés visibles et repérables ! Qu’ils désirent maîtriser la langue, s’intégrer dans le tissu social, retrouver la saveur d’une vie "normale" (sans peur, sans violence, sans bombardement, sans religion, sans pression communautaire) et les voilà transformés en traîtres.

Pourquoi rappelez-vous que le racisme et le colonialisme ne sont pas l’apanage des "Blancs" occidentaux ?

L’Histoire nous enseigne que nul peuple, nulle nation, nul pays n’a le privilège de la beauté ou de l’humanisme, comme aucun pays et aucun peuple n’a les mains propres. L’Empire perse a offert au monde le mode d’emploi brutal de la colonisation en inventant, entre autres, les satrapes, gouverneurs envoyés par l’Empire pour diriger les pays soumis. Ce qui n’a pas empêché les invasions arabes du VIIIe siècle et les conversions forcées, ni le départ des zoroastriens récalcitrants pour l’Inde où ils devinrent des Parsis qui fondèrent Bombay. L’empire arabo-musulman a pratiqué plus longtemps et à plus grande échelle l’esclavage : alors que la traite transatlantique concernait entre 9,6 et 11 millions d’individus, la traite arabo-musulmane a déporté plus de 17 millions d’Africains. Mais les descendants d’esclaves transatlantiques s’élèvent à 70 millions contre 1 million pour la traite arabo-musulmane, conséquence de la castration systématique. Alors ? Faut-il "applaudir" l’Occident et condamner "seulement" le monde arabo-musulman ? Les nettoyages ethniques ont débuté à la fin du XIXe siècle dans les Balkans, territoires coloniaux de l’Empire ottoman. Cet empire-là valait-il mieux que les empires occidentaux ?

L’esclavage et la colonisation sont des événements historiques abjects, mais ils ne sont ni l’apanage des "Blancs", ni celui des empires occidentaux. Si nous voulons sortir de cette hystérisation raciale qui voudrait raser le passé, réécrire l’Histoire, glorifier les uns et condamner les autres sous prétexte de couleurs ou d’ethnies, nous devons, non seulement résister à la simplification mensongère, mais surtout, accepter d’être les descendants du pire comme du meilleur – de l’humanité en résumé – et que notre présent dépend de nos choix, non de ceux de nos aïeux, qu’ils aient été satrapes à Bagdad, gouverneurs à Dakar ou vizir à Belgrade. Le passé occidental n’est pas plus honteux que l’oriental. Et au contraire du monde oriental qui refuse toute remise en question, l’Occident a aboli l’esclavage et inventé les droits de l’homme.

Comment jugez-vous le rôle géopolitique de votre pays de naissance, l’Iran, devenu le pilier de "l’axe de résistance" et un allié de la Russie et de la Chine ?

La République islamique d’Iran se nourrit de chaos. Depuis quarante-cinq ans, depuis la révolution islamique, la "mollahrchie" est la source de la déstabilisation régionale. Le Liban, Gaza, le Yémen, la Syrie, l’Irak, partout, on retrouve sa patte toxique. Lorsque, après l’attaque directe et massive sur Israël, toute la communauté internationale a appelé à la désescalade, c’était une erreur, comme si les mollahs n’étaient pas déjà responsables de toutes les escalades régionales ! Et à la faveur de l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a accouché d’un Sud global fait de bric et de broc mais qui "tient" seulement au nom de leur haine de l’Occident, la "mollahrchie" en sort renforcée.

Qu’importe que la population iranienne soit réprimée de plus en plus férocement, qu’importe que la Russie ait emmené dans ses valises la République islamique au Niger qui va lui fournir l’uranium nécessaire pour accéder à l’arme nucléaire, qu’importe que les mollahs détournent les sanctions en intégrant les Brics+ et la coopération de Shanghai, la communauté internationale vante un statu quo qui accouchera inévitablement d’autres conflits régionaux, de plus en plus violents et dont Israël, la seule démocratie de la région, sera la première victime.

Vous rendez aussi hommage au bubble tea taïwanais. En quoi ces graines de tapioca servent-elles la liberté ?

Je suis admirative de la vivacité et de la créativité des prodémocraties du Sud-Est asiatique. L’inventivité de la jeunesse sud-asiatique est une bouffée de fraîcheur et d’espoir dans nos pays occidentaux qui snobent la démocratie et se détournent des urnes. C’était le mouvement des parapluies à Hong-Kong en 2014, le mouvement des tournesols à Taïwan, puis toujours en 2014, le geste des trois doigts inspirés par la série Hunger Games, qui s’est répandu en Thaïlande après le coup d’État et qui réapparaît en Birmanie suite au énième coup d’État militaire en 2021, repris par l’ambassadeur de Birmanie sur les bancs de l’ONU. Et cette idée géniale a suivi : le #MilkteaAlliance, l’alliance thé au lait qui s’oppose à la Chine uniformisatrice et totalitaire et qui rappelle que si la Chine boit le thé noir, Hong-Kong y rajoute du lait, Taïwan des graines de tapioca et la Thaïlande le boit froid et très sucré. Cette jeunesse fait honneur à la lutte pour la liberté.


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