Revue de presse

"Abidar ! Oooh, ils t’ont frappée ? Est-ce qu’au moins ils t’ont violée ?" (Le Monde, 14 mai 16)

14 mai 2016

"Pour avoir joué le rôle d’une prostituée dans le film " Much Loved ", de Nabil Ayouch , la comédienne marocaine Loubna Abidar a été agressée à Casablanca, en novembre 2015. Dans " La Dangereuse ", livre coécrit avec Marion Van Renterghem, grand reporter au " Monde ", et qui paraît le 18 mai, elle raconte sa liberté de femme chèrement acquise dans une société gangrenée par le machisme et l’intégrisme, de la médina de Marrakech au Festival de Cannes."

"Au hammam, un corps n’a pas de secrets. Je suis toute nue avec mes cicatrices. Mes cicatrices sont un livre ouvert, un livre de coups, un manuel d’histoire de moi-même.

J’ai toutes sortes de cicatrices, plus ou moins bien cachées. Les brûlures de cigarettes sont un peu parties avec le temps mais celle qui avait tourné au furoncle, juste au-dessus de ma poitrine, était si moche qu’un coup de chirurgie esthétique a bien arrangé l’affaire. Il me reste une balafre sur le bras gauche. Ça, c’était avec le couvercle brûlant d’un plat à tagine. Celle sur le torse, en haut à droite, je ne sais plus avec quoi c’était. Cette autre qui me traverse une partie du front non plus. Il m’a si souvent frappée… C’est comme dans un film de karaté. Quand tu te retrouves balancée contre la table et que, trois secondes après, tu cognes une fenêtre, à la fin du combat tu ne sais plus ce qui t’est arrivé. Il y a les traces de brûlures sur mes jambes aussi. Au hammam, en m’épilant, je m’amuse toujours à les chercher mais elles ont un peu disparu.

Des coups, il y en a eu tellement. De toutes mes blessures il y a celle, plus profonde, qui ne se voit pas. Celle que portent tant de jeunes filles du monde arabo-musulman où la virginité exigée par les hommes avant le mariage est d’autant plus hypocrite que les pères, quand ce ne sont pas les frères ou les oncles, sont parfois ceux-là mêmes qui la déflorent. A cette blessure, la plus terrible, et à toutes mes premières marques de petite fille sont venues s’ajouter de plus récentes. Les dernières datent du 5 novembre 2015, quand je suis sortie de la gare de Casablanca. Je les garderai peut-être longtemps aussi, au-dessus du nez et sur l’arcade sourcilière gauche.

Je veux être une pute, comme dans les films que je vois à la télé. Je veux être belle comme les putes, je veux danser comme les putes, je veux faire du cinéma comme les putes, je veux être habillée et maquillée et bien coiffée comme les putes. Je veux conduire des voitures comme les putes. Être une femme libre comme les putes.

J’ai 6 ans. On est assises à ne rien faire, mes cousines et moi, dans le riad de ma grand-mère.

L’oncle Saïd s’assoit avec nous et demande à chacune ce qu’on voudrait faire quand on sera grandes. Ce n’est pas moi qui commence mais je sais ce que je vais dire et j’écoute les autres en attendant mon tour. Elles répondent toutes la même chose : avoir un mari et des enfants. L’unique détail qui distingue leurs rêves, c’est le style du mari. Sana veut être la quatrième femme d’un homme vieux parce que, selon sa théorie, la quatrième est toujours plus gâtée, donc elle aura tout ce qu’elle veut et tous les bijoux du monde. Hannan veut se marier avec un homme libre d’esprit et qui fume, pour qu’il l’autorise à fumer. Asma décide que le sien sera le propriétaire d’une très grande ferme pour pouvoir y élever leurs cinq enfants. Malika, elle, rêve d’un Saoudien, histoire d’être la plus riche du monde – ce en quoi elle réussira.

Mon tour vient enfin. Je m’impatientais de pouvoir confier à mon oncle ce que je voulais être, mais je savais qu’il me poserait la question en dernier car je suis la plus petite.

– Et toi, Loubna ?

– Moi je veux être une pute célèbre dans le monde entier !

Il me balance une gifle. J’éclate en sanglots sans comprendre et pars me réfugier dans les bras de ma grand-mère.

– Qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie ?

– C’est l’oncle Saïd, il m’a giflée !

– Et pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait comme bêtise ?

– Je n’ai rien fait, on jouait à dire ce qu’on voulait faire quand on serait grandes et j’ai dit la vérité, que je voulais être une pute célèbre…

– Chut, tu n’es pas folle ? On va t’entendre !

– Mais qu’est-ce qu’il y a de mal ? Je veux être une pute comme les putes qu’on voit à la télé, elles sont trop belles !

Mama Hadja me jette par terre. De nouveau, je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Les femmes belles, maquillées et libres qui jouent dans les films et que j’admire, je les appelle des " putes " parce que c’est le seul mot que j’ai appris. Chaque fois que ma grand-mère me voit les dévisager à l’écran, elle me lance : " Ce sont des putes ! " Et quand je lui explique que je veux être comme elles, exercer le même métier, elle me répond que c’est mal d’imaginer une chose pareille, parce que je passerai du temps avec des hommes inconnus, que je resterai avec eux pendant le tournage – et il y a des tournages même la nuit ! Je ne vois toujours pas ce qu’il y a de mal et je continue à penser que " pute " est un mot normal. Le mot " actrice ", personne ne l’a prononcé devant moi, je n’ai pas de raison de le connaître.

(…) Ce mot tabou, " pute ", recouvre tant de choses pour moi… Un concentré de tout ce qui me fait envie à l’époque. Nous, mes cousines et moi, on doit aider au riad ou à la ferme, on est confinées dans notre chambre, on est frappées pour ce qu’on va dire avant même de finir la phrase. Et elles, ces femmes de la télévision, elles sont si sûres d’elles, si puissantes ! Rien qu’en dansant, elles réussissent à mettre tous les hommes à leurs pieds ! La danse orientale me fascine, elle est somptueuse et accessible, elle ouvre les portes, elle est la clé de ce à quoi j’aspire et qui, pour la première fois, me paraît être à ma portée : un pouvoir et une liberté.

Alors j’ai voulu être danseuse.

Alors Mama Hadja a recommencé : " Es-tu folle ? Tu vas devenir une pute ! "

Il a fallu du temps pour que je désobéisse. Mais un jour, j’ai dit : " Je m’en fous. Je serai danseuse et actrice. "

Alors l’ironie du sort m’a rattrapée. Moi qui rêvais absolument de devenir une pute célèbre dans le monde entier, je me suis retrouvée dans le premier film qui m’a rendue célèbre, Much Loved, à jouer le rôle… d’une prostituée.

Mai 2015. Much Loved est sélectionné au Festival de Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Cannes ! Je vais monter les marches avec Nabil Ayouch au milieu des gens de cinéma, des stars dans des robes sublimes… Même dans les rêves auxquels nous jouions avec mes cousines à la ferme, même dans mes vœux adressés à la lune, allongée dans le pré des moutons, je n’avais jamais osé formuler un pareil enchantement, celui que désirent toutes les actrices de la planète. Mais les Marocains ne me laisseront pas vivre ce moment. Le tourbillon ne m’emportera pas. Cannes restera une parenthèse glacée, le souvenir d’un vertige et d’un écœurement.

(…) Le lendemain matin, au réveil, ma vie bascule. J’ouvre ma page Facebook et c’est un choc. Un torrent d’insultes. Des menaces de mort. Une vidéo montrant des centaines de personnes manifestant à Rabat contre le film, Nabil et moi. Des photos de moi agrémentées de commentaires ignobles. Des extraits du film falsifiés et montés avec des bouts de vidéos porno. Les " amis " de mon compte Facebook me faisant part de ma trahison et de leur envie de me tuer, oui, de me tuer. Les sites des journaux marocains, déchaînés. On me reproche les gros mots que je prononce dans le film, mais ceux-là sont mille fois pires. Je prends tout en pleine figure, sans rien comprendre.

Je file au salon rejoindre l’épouse du producteur, qui loge avec moi dans l’appartement. Elle est au courant du désastre. Elle me regarde avec des yeux désolés, sans savoir quoi dire. Je lui demande de supprimer mon compte Facebook et je sors de l’appartement comme un robot pour la fameuse " montée des marches ", avec Nabil. On ne parle de rien tous les deux. On monte les marches. Ce moment qui devrait être le plus merveilleux du monde est un cauchemar. Les questions se bousculent dans ma tête. Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qui m’a pris de donner tant de moi-même pour un film qui ne sert qu’à me salir et me détruire ? Je me sens vide, ratée, nulle. Je rentre à -l’appartement, je fais ma valise.

(…) Je ne sors pas de chez moi. Dans un placard, je retrouve une burqa, gardée d’un précédent tournage. Une idée me vient : déguisée ainsi, je peux au moins sortir quand vraiment je n’en peux plus d’être enfermée. Quand Bernardo - son mari - est occupé, Adil - un ami - vient parfois me chercher avec un de ses copains. J’enfile ma burqa, on fait un tour, on mange des keftas dans la voiture, on écoute de la musique, on bavarde. Adil croit me réconforter en me répétant qu’une nouvelle vie débute pour moi. Il me dit : " Tu verras, ce sera difficile mais tu es forte et à la fin tu ne vas gagner que du bonheur. " Cette phrase a le don de m’énerver. Je pars au quart de tour : " Quel bonheur ? Ça veut dire quoi le bonheur ? Le bonheur c’est pour les hommes, tu ne comprends rien ? " Ces escapades à trois finissent généralement assez mal. Il vient toujours un moment où les deux garçons me sortent un truc du genre : " Quand même, avoue que tu as exagéré avec ce film… "

Ce sont chaque fois des scènes surréalistes : moi recouverte de ma burqa, assise à côté de ces deux types en jeans et chemise qui m’expliquent que je ne suis pas assez musulmane ! On tourne vite en rond. Ils me disent que je suis inconsciente, qu’on n’a jamais vu une actrice marocaine jouer des scènes comme celles-ci. Je leur rétorque que les hommes ont édicté des lois dans le seul but de profiter des femmes, et qu’ils aillent se faire foutre. On s’enflamme, ça dégénère, je pleure, ils crient, je crie, Adil me dépose chez moi, je regrette d’être sortie. Le lendemain, il revient me chercher et on recommence.

A l’entrée de la clinique, la personne chargée de la sécurité me barre la route. " Toi, tu ne rentres pas ! " Je n’en reviens pas. Je crie comme une sauvage : " T’as pas la honte ? Tu dois me laisser passer ! Je saigne de partout, on doit me soigner ! " Lui : " Il y a plein d’autres cliniques, t’as qu’à y aller. La vérité, ici on veut pas de problèmes avec les journalistes et la police. " Dégoûtée, je prends un autre taxi. Direction une autre clinique. Je paye, je descends. J’entre. A la réception, la fille de permanence me toise et me lance : " On n’a pas de médecins ici qui soignent des gens comme vous. Il faut aller à l’hôpital public. "

Je me retrouve de nouveau dans la rue. Je suis perdue, incapable de parler. Je sanglote. Cela fait une heure que le sang dégouline sur mon visage et je ne sais pas d’où, j’ai mal et je ne sais pas où, je ne sais même pas ce qu’ils ont abîmé. A quoi je ressemble ? M’ont-ils défigurée ? J’ai peur pour mon visage, essentiel dans mon métier. En marchant, je passe devant une troisième clinique. Je n’essaie même pas de rentrer. J’appelle Nabil Ayouch, son portable est éteint. Je saute dans un taxi pour aller jusque devant chez lui, il n’est pas là. Personne ne répond ce soir. La seule amie que je réussis à joindre au téléphone, je lui murmure ces quelques mots : " S’il te plaît, aide-moi, je suis perdue… " Je passe mon portable au chauffeur. J’entends la voix de mon amie qui lui ordonne de m’emmener au commissariat central.

Une fois au commissariat, je laisse filer le taxi. Sur le seuil, le policier en faction m’observe d’un air narquois. Il se met à rigoler. Il se fout de moi.

– Abidar ! Enfin tu es là ! Oooh, ils t’ont frappée ? Est-ce qu’au moins ils t’ont violée ?

Il éclate de rire. Ses collègues se marrent aussi. Je lis dans leurs yeux la joie de me voir couverte de sang. Je fais leur bonheur. J’ai l’impression de rejouer une scène de Much Loved, quasiment identique. A croire que nous avons eu une intuition prémonitoire en l’introduisant dans le scénario.

Je pénètre tout de même dans le commissariat. Il y a là les bourrés du quartier, des prostituées arrêtées, des policiers en civil devant leur ordinateur. Je m’accoude sur le comptoir :

– Bonjour…

Pas de réponse. Je récidive :

– Vous pouvez m’aider ?

Le policier, sans faire l’effort de lever la tête :

– Va t’asseoir là-bas.

– Je suis en train de mourir…

– Tu restes ou tu t’en vas. Il y a plein de gens qui attendent.

Je sors mon téléphone pour rappeler mon amie. Il coupe court.

– Pas de téléphone ici. Interdit.

Je m’assois à côté des bourrés. Le seul fait de me voir là les met en joie. " Putain, y a Loubna Abidar ! " Ils n’arrêtent pas de se marrer et de rivaliser en blagues fines.

– Hé Abidar ! Tu sais je me suis bien branlé en regardant tes vidéos…

Etc.

Je me lève. Je sors. J’appelle maman à Marrakech, je lui déballe tout en vrac, elle panique, ne comprend rien. " Reste là, ne bouge pas ! " me dit-elle. Moi : " Rester où ? Avec les bourrés ? Les drogués ? "

Je préfère ne pas inquiéter Bernardo, resté seul avec Luna - sa fille - , et je me réfugie chez mon amie. Je regarde dans la glace mon visage tuméfié. Le sang continue à couler de l’arcade sourcilière. Je me soigne, je parle, je pleure, je crie, je hurle. Mon stock d’insultes n’est pas suffisant pour qualifier autant que je le voudrais les médecins qui m’ont rejetée, et surtout les policiers. Je n’ai pas de preuves, mais je suis convaincue que les trois types qui m’ont agressée dans la voiture étaient de la police. N’est-ce pas étrange qu’ils se soient trouvés dans cette rue déserte, pile au moment où je sortais de la gare ? Nul ne savait que je prenais le train, excepté les personnes que j’ai appelées sur mon portable et… celles qui éventuellement écoutaient ma ligne. N’est-ce pas étrange qu’ils aient paru si peu surpris de me voir arriver au commissariat, comme s’ils m’attendaient ?

(…) De retour à Marrakech, je fais ma valise. Je dis au revoir à Bernardo et à Luna, qui doit rester là pour l’école. Je file vers l’aéroport, j’achète un billet et je prends le premier avion pour la France."



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