Revue de presse

Abdelwahab Meddeb : "Pourquoi le projet de Constitution tunisienne est inacceptable" (Le Monde, 2 mai 13)

Ecrivain, enseignant de littérature à l’université Paris-X. 5 mai 2013

"A la lecture du texte de la nouvelle Constitution tunisienne, je comprends pourquoi l’ensemble des experts en droit public qui ont été sollicités pour l’avaliser ont refusé de le faire. Ce texte est pervers, bavard, confus.

Pervers, il l’est pour ce qui concerne les références à l’islam. Les constituants ne se sont pas contentés de la reprise de l’article premier de la Constitution de 1959 qui précise que "la Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, la république son régime". Or l’explicitation, en fin de parcours, dans l’un des tout derniers articles, le 136 (sur 139), qui précise que "l’islam est la religion de l’Etat", procède d’un glissement de sens qui transforme le descriptif en prescriptif. Par cette précision, la référence à l’islam dans l’article premier ne peut plus être lue comme un constat à propos d’une société dont la majorité des membres professe l’islam. S’il dispose d’une identité religieuse déterminée, exclusive, comment l’Etat peut-il être "civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la transcendance du droit", comme l’affirme l’article 2 ? Comment peut-il être "protecteur de la religion, chargé de la liberté de croyance, de la pratique des cultes...", tel qu’écrit dans l’article 5 ?

En outre, ce même article 5, destiné à garantir la liberté religieuse, ne manque pas d’ambiguïtés puisqu’il y est écrit que "l’Etat est protecteur de la religion" et non des religions.

On comprend pourquoi cet article évoque "la liberté de croyance" : il le fait pour éluder la liberté de conscience telle qu’elle est définie dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme votée à l’ONU en 1948. Cet article implique la liberté d’embrasser n’importe quelle religion, de changer de religion, de sortir d’une religion et d’entrer dans une autre, et même de n’en avoir pas.

D’évidence, les constituants jouent au plus malin pour être fidèles aux recommandations de l’organisation des Etats islamiques qui appellent à ne pas accepter cet article 18. Ce souci est repérable dès le préambule, au deuxième paragraphe où les droits de l’homme sont conditionnés en amont par "les principes immuables ["thawâbit"] de l’islam", en aval par "les spécificités culturelles du peuple tunisien". Bref, face à ce refus manifeste de la liberté de conscience, le législateur se réserve le droit de recourir au commandement de la charia qui condamne l’apostat à la peine capitale.

Cette ambiguïté est destinée à ouvrir la voie à la charia dans un texte qui ne la mentionne point. En vérité, nous retrouvons dans ce texte la stratégie à laquelle nous a habitués le parti islamiste Ennahda. Face aux protestations démocratiques, il fait semblant de reculer sans finalement rien céder. Ce qu’une main rature, une autre main le récrit sous une autre forme, travestie, déguisée. C’est ainsi que les islamistes jouent la tactique démocratique pour parvenir à instaurer l’Etat théocratique.

[...] Les islamistes, dans ce texte, avancent masqués. Notre rôle est de leur ôter le masque qui travestit leur dessein.

D’autres preuves confirment cette démarche. Tel l’article 22 qui affirme que "le droit à la vie est sacré, il n’est pas admis d’y toucher sauf dans des conditions établies par le droit" : ce qui veut dire que la peine de mort est reconduite au sein même de la reconnaissance du statut sacré de la vie.

[...] Nulle part, il n’est dit que l’Etat garantit la liberté et l’égalité à tout citoyen, sans discriminer par le sexe, le genre, l’ethnie, la langue, la croyance. C’est pourtant le minimum attendu d’une constitution qui appartient à notre temps. [...]"

Lire "Pourquoi le projet de Constitution tunisienne est inacceptable".


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