Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes. 13 janvier 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Comment ne pas être sensible au combat que vous menez pour que toute la lumière soit faite sur la mort de votre frère, Adama Traoré, dans la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise) ? Dans le livre que vous avez écrit avec Elsa Vigoureux, sous la forme d’une Lettre à Adama (Seuil, 2017), vous passez en revue les tragiques événements qui ont précédé et suivi ce 19 juillet 2016 où la vie de votre famille a basculé.
Mon propos n’est pas d’expliquer et encore moins de justifier ce qui s’est passé ce jour-là dans les locaux de la gendarmerie. Ce que je veux évoquer avec vous, Assa Traoré, c’est la façon dont vous présentez votre contexte familial. Car je pense qu’une cause, aussi juste soit-elle, et c’est le cas de la lutte contre le racisme, ne doit pas occulter une cause tout aussi juste, celle de la lutte contre les violences faites aux femmes au nom de la tradition.
Ma première remarque porte sur la façon dont vous présentez la polygamie. Vous écrivez que votre père, Mara-Siré Traoré, né en 1943 au Mali, dans une fratrie de neuf enfants issus de trois mères, décide un jour d’émigrer en France. Vous le décrivez avec admiration « notre père avait du succès, il était beau, grand, très souriant, et charismatique ». Il obtient son passeport français en 1968.
Un an plus tard, il rencontre sa première femme, une Picarde, avec laquelle il a deux enfants. Lorsqu’elle le quitte, il rencontre sa deuxième femme, une Normande, avec laquelle il aura cinq enfants. Quand ils se séparent, à la fin des années 1970, votre père retourne au Mali. Il revient en 1983 avec celle qui sera votre mère et que vous appellerez tous « Mamma ». A peine deux ans plus tard, alors que vous venez juste de naître, il revient avec une nouvelle épouse, celle qui sera la mère d’Adama, et que vous appellerez « Tata ». Finalement, la maisonnée comprendra dix-sept enfants.
Je note que les épouses françaises ont, semble-t-il, eu droit à un traitement différent de celui des Maliennes. Sans doute parce que la loi de leur pays le permet. Mais c’est oublier que votre père est Français, et que les mariages polygamiques sont interdits en France, interdiction qui devrait être durcie avec le projet de loi sur le renforcement des principes républicains. Je note aussi la vision idyllique que vous donnez de la vie dans cette famille. Vous écrivez : « Les Traoré sont devenus une sorte de “famille formidable” (…) Une famille recomposée, comme on dit ici. Avec papa, figure d’autorité généreuse et aimante, (…) et des mamans qui n’ont jamais fait de distinction entre tous ces petits. »
Vous ne pouvez pourtant ignorer le combat de nombre d’associations de femmes africaines contre la polygamie. En France même, des études montrent les dégâts de cette pratique sur les femmes et les enfants. Il n’est pas inutile ici de rappeler les conclusions du rapport de 2006 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la polygamie : « Au cours des auditions et à travers de nombreux documents, nous avons pu découvrir des situations très diverses mais tout aussi douloureuses et complexes. (…) il semble bien, malgré tout, (…) que même en les imaginant moins dramatiques, elles ne puissent jamais devenir idylliques ! »
Le 9 août 1999, votre père meurt d’un cancer. C’est sur vos épaules que pèseront nombre de tâches du quotidien, en tant que « plus grande parmi les plus jeunes ».
Ma deuxième remarque porte sur l’explication, pour le moins paradoxale, que vous donnez de la situation comparée des garçons et des filles issus de l’immigration dans la société française. A vos yeux, c’est le harcèlement policier, parce qu’il touche quasi exclusivement les garçons, qui les précipite dans la révolte et la marginalité : « J’ai compris ma chance, à travers toi [Adama]. Celle d’être une fille. On ne casse pas les filles. Vous, mes frères, n’avez jamais eu droit à l’erreur (…) Depuis votre adolescence on vous traque. On vous pousse vers un chemin prédestiné à l’échec. »
Vous, Assa, en tant qu’éducatrice, ne pensez-vous pas que si les filles réussissent mieux à l’école et dans la société, c’est parce que la réussite scolaire est la seule issue qui leur reste pour exister ? Ce n’est pas la police qui risque de les « casser », mais plutôt le regard de la cité. Souvenez-vous de Sohane Benziane, morte brûlée vive à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) en octobre 2002, pour avoir refusé de se soumettre aux diktats d’un petit caïd. Souvenez-vous de Samira Bellil, dénonçant « l’enfer des tournantes » [le titre de son livre témoignage paru en 2002]. Il est vrai que c’était une autre époque, le début de la décennie 2000. Et puis il y eut 2005, les cités [de Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis] qui se sont enflammées et, subrepticement, on a fini par oublier la révolte des filles des cités qu’on accusa de stigmatiser les garçons de leur clan.
Ne pensez-vous pas que si les garçons sont plus souvent confrontés à l’échec scolaire et à la suspicion des autorités, c’est parce qu’on développe en eux un mélange détonnant de virilité et de susceptibilité à fleur de peau ?
Vos « mères » font preuve de plus de lucidité lorsqu’elles s’interrogent sur les raisons de la tragédie qui touche votre famille, à commencer par les emprisonnements à répétition de vos frères : « Tata parle de toi [Adama]. (…) Elle pense qu’elle n’a peut-être pas été assez sévère avec toi. Que Mamma et elle ont souffert avec vous, qu’il manquait une figure solide à l’extérieur de la maison. Notre père, en fait. Elle avoue qu’elles ne savaient pas comment faire toutes les deux. Que c’était moi qui gérais tout. Mais que j’avais 14 ans. »
Oubliez un instant la présentation idyllique de cette famille de dix-sept enfants. Certes, c’est encore une fois l’image du père qui est mobilisée comme celle d’un sauveur trop vite disparu, mais c’est bien lui qui vous a laissé cette situation en héritage. D’ailleurs, vous écrivez avec franchise : « Je n’ai pas eu de jeunesse en vérité (…) J’ai fait ce que j’ai pu, c’était compliqué de défendre des enfants comme vous, qui aviez un tel sentiment d’injustice au fond de vous-mêmes. »"
Lire aussi dans la Revue de presse Assa Traoré "raconte la polygamie de ses parents comme une expérience « formidable »" (parismatch.com , 24 juin 20), la rubrique "Justice pour Adama" Traoré (note du CLR).
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