Revue de presse

A. Shalmani - Un stupéfiant roman choral (Philippe Val, L’Express, 4 jan. 24)

(Philippe Val, L’Express, 4 jan. 24). Abnousse Shalmani, journaliste, essayiste, écrivain et réalisatrice, présidente du jury du Prix de la Laïcité 2023. 6 janvier 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset, 10 janvier 2024, 198 p., 19,50 €.

"Littérature. L’ancien patron de "Charlie Hebdo" livre son analyse du dernier livre de notre chroniqueuse, un "stupéfiant roman choral" où l’écrivain parvient à tracer un chemin entre Téhéran et Paris.

Par Philippe Val

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Lire ""J’ai péché, péché dans le plaisir" : le roman d’Abnousse Shalmani vu par Philippe Val".

Pourquoi aime-t-on les histoires "chorales" ? Parce que ce sont les seules qui ressemblent vraiment à la vie, à la réalité hasardeuse, à l’essence improvisatrice de l’univers. C’est sans doute la raison pour laquelle les amoureux de Jean-Sébastien Bach peuvent écouter inlassablement, toute leur vie, L’Art de la Fugue ou les Variations Goldberg. Diverses mélodies y partent de points différents, se courent après, se superposent et finissent par composer une réalité sonore stupéfiante. Le roman d’Abnousse Shalmani est un stupéfiant roman choral. Les personnages y partent d’époques et de lieux différents, se courent après, se superposent et finissent par composer une comédie humaine dont, une fois le livre refermé, on ne se lassera pas de se repasser les épisodes. La raison en est que cette comédie-là, pour peu qu’on renonce un instant à nos hypocrisies confortables, s’enracine dans nos corps, au plus intime, au plus inavouable.

Certains personnages du roman évoluent dans le Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, dans le noyau irradiant de ce que l’on appelle la Belle Epoque. Les principaux s’appellent Marie de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia, Henri de Régnier, son mari, avec lequel elle ne couchera pas parce qu’elle aime Pierre Louÿs, auteur des Chansons de Bilitis, écrivain, poète et baiseur sulfureux. Henri de Régnier acceptera cette situation pour l’amour de Marie. Au deuxième plan, on croise déjà la "patronne", Colette, écrivain tutélaire de notre XXe siècle. On croise aussi Proust et sa joyeuse petite bande, Ravel, Fauré, et Debussy qui mettra en musique les Chansons de Bilitis. Puis, plus tard, le dramaturge Bernstein, Jean Cocteau… Bref, le Paris du sexe endiablé, saphique, homosexuel, hétérosexuel et de la littérature qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même.

Les autres personnages vivent à Téhéran autour des années 1950. Le personnage central du roman est une "poète" (l’auteur n’ayant pas l’air d’apprécier le féminin "poétesse"), Forough Farrokhzad, virtuose, inspirée, nourrie d’une tradition littéraire et philosophique opulente, qu’elle renouvelle et subvertit. Dans la riche littérature persane, il y aura un avant et un après Forough. Un après où le corps d’une femme n’inspire plus des métaphores au poète amoureux, mais prend lui-même la parole. Forough, c’est un corps qui répand les mots sonores, choquants, vivants, turbulents, sexuels et, surtout, magnifiques, sur la chape de silence que l’Orient bavard a déposé sur le féminin. Forough a un ami, Cyrus -prénom perse d’avant la catastrophe de l’islam -, qui est professeur de lettres. Il fait découvrir à Forough les Chansons de Bilitis mais aussi l’histoire d’amour et de sexe qui liera jusqu’à leur mort Pierre Louÿs et Marie de Régnier, que répète sans le savoir la liaison physique et intellectuelle entre Forough et Cyrus. Les autres personnages sont la société iranienne, mari de Forough, père, mère, les frères, la belle-famille…

"Il est faux de dire que la vie est injuste"

Sitôt publié le premier recueil de poèmes de Forough, laquelle connaît très vite le succès et la notoriété, ils seront tous d’accord - sauf un frère - au moins sur un point : Forough est une pute scandaleuse qui déshonore le clan. Abnousse Shalmani note, pour que l’on comprenne bien la différence entre le monde de Marie de Régnier et de ses amants et celui de Forough et de ses amants : "Il n’y a pas de demi-monde en Orient, il n’y a pas de marchepied vers l’autonomie, la pute ne côtoie pas la mère, la femme sous le voile n’est pas une promesse de chair, mais la certitude de l’oppression."

Le lecteur découvrira comment tous ces personnages finiront fatalement par se retrouver. C’est tout le talent de romancière d’Abnousse Shalmani d’avoir tracé un chemin entre Téhéran et Paris où circulent ces corps sensibles, avides, courageux, différents et si proches les uns des autres. Ici les corps ne pleurnichent pas parce que la société est vilaine avec eux. On n’est pas dans l’ignoble sociologie victimaire qui donne à la littérature la séduction d’un paquet de Kleenex. La narratrice l’affirme : "Il est faux de dire que la vie est injuste. C’est nous qui y injectons l’injustice." Ici, les corps transgressent, souffrent, se relèvent, jouissent, se battent et chantent divinement la liberté, la périlleuse liberté. Ils suggèrent un antique cousinage entre la culture perse et l’esprit européen, qu’on ne décèle nulle part ailleurs en Orient, hormis, évidemment, dans la culture juive.

Avec ce roman qui ne ressemble à aucun autre, Abnousse Shalmani vient d’entrer, en donnant un coup de pied dans la porte, dans le cercle très fermé des écrivains dont on guette avec impatience le prochain livre."


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