Abnousse Shalmani, journaliste et écrivaine. 15 août 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "Salman Rushdie poignardé : "Les Versets sataniques sont le contraire d’un blasphème !""
"A l’heure où j’écris ces lignes, Salman Rushdie, a été poignardé au cou, sur scène, alors qu’il s’apprêtait à tenir une conférence LITTÉRAIRE. L’aveuglement et la surdité intellectuelle vis-à-vis de l’islamisme s’étant répandus, j’use, comme les petits fascistes des réseaux sociaux, de majuscules pour bien me faire comprendre. Pour annoncer ce qui est déjà une tragédie, la majorité des journaux ont tenu à rappeler doctement que le plus grand écrivain du réalisme magique avec Gabriel Garcia Marquez était sous le coup d’une fatwa depuis 1989, édictée par l’ayatollah Khomeiny, en précisant que c’était à cause du blasphème qu’il avait commis avec le chef d’oeuvre que sont Les Versets Sataniques (qualifié d’ "ouvrage controversé" dans une dépêche AFP [1]). Alors que Salman Rushdie est encore entre la vie et la mort, on prépare déjà le terrain aux excuses islamistes, en faisant sonner la petite musique devenue si familière : il l’a quand même un peu cherchée à la pointe d’une plume, cette condamnation à mort.
Cher lecteur, tu connais déjà mes répétitions, mes obsessions, mais de toute évidence, il faut encore marteler, rappeler, disséquer, offrir la seule chose que j’ai entre mes mains : le savoir et l’analyse. Ce qu’a commis l’ECRIVAIN Salman Rushdie est le contraire d’un blasphème. Ce qu’a accompli Salman Rushdie avec Les Versets Sataniques, est un retour aux sources de la tradition islamique, que les islamistes s’évertuent à détruire depuis le XIe siècle.
Transgression de l’écrivain, transgression du roman. Pour un livre-monument que très peu de personnes ont lu, encore moins ceux qui brûlaient le livre en Inde ou en Grande-Bretagne... on peut se demander pourquoi une telle rage ? D’un point de vue factuel, Khomeiny est en perte de vitesse, il cherche à braquer les projecteurs sur lui et Les Versets Sataniques lui apparaissent comme un coup d’éclat mondial, un moyen de se transformer en chef de l’Orient islamique contre la décadence occidentale. Mais alors, comment la mayonnaise a pris ? Comment une partie de la gauche a pu (déjà en 1989) croire au blasphème ? Qu’est-ce que Salman Rushdie a donc bien pu transgresser pour mériter la mort ? Ce qui était reproché au roman, c’est un tiers de sa narration : l’histoire du prophète Mahound et des versets sataniques - qui existent dans le Coran. Il s’agit des fausses révélations de l’ange Gabriel (Gibreel) qui était en fait Satan déguisé, et qui ordonna à Mahound d’accepter de vivre en bonne entente avec les autres religions polythéistes. Mahound découvre le pot aux roses et rectifie le tir : il condamne les autres religions et proclame l’unicité de la foi. Mais... et si Gibreel était encore Satan déguisé ? Et si toute la révélation était le fait de Satan ? Et si ? Et si ? C’est de la littérature, du fantasme, un jeu d’enfant qui projette ses questions sur le feu de la curiosité pour voir ce que ça pourrait donner...
Pourquoi personne n’a relevé la transgression de Rushdie ? Pourquoi personne n’a relevé que Les Versets Sataniques transgressaient un interdit mortifère, forgé entre les XIe et XIIIe siècles, qui a précipité la chute de l’empire arabo-musulman ?
"La disparition progressive de la tradition islamique de l’ijtihad ou d’interprétation personnelle a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la disparition de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain", nous apprend Edward W. Saïd dans sa préface de L’Orientalisme. Ce que Rushdie a transgressé, c’est cet interdit : la fin de l’interprétation personnelle. Ce qu’il a tenté de remettre au goût du jour : l’ijtihad qui avait été la source des innovations et de la domination orientale avant la Renaissance occidentale. Rushdie n’a rien fait d’autre que d’exercer sa pensée critique et de fictionnaliser le savoir islamique, pour ouvrir la voie à la réflexion. Il transgresse un interdit qui immobilise l’espace arabo-musulman, il n’est pas un blasphémateur, il reprend le travail des intellectuels musulmans du Moyen-Age, il choisit pour ce faire la fiction, les et si... et déploie la richesse des savoirs, les mystères de la révélation, l’ambiguïté du bien et du mal... La démarche de Rushdie écrivain est profondément transgressive, mais certainement pas insultante. Il n’y a pas d’insultes, là où se pose le doute, là où se déploie l’imagination, là où se réfléchit le passé.
Si Les Versets Sataniques avaient pu rouvrir l’ijtihad, si les écrivains, les intellectuels, les mollahs, les imams, les croyants et les athées s’étaient arrêtés un instant de crier à l’insulte, de se lamenter, de pointer le blasphème, s’ils avaient seulement pu voir que la démarche de Rushdie était le retour de l’interprétation personnelle, la clef pour replacer l’espace arabo-musulman au centre du débat intellectuel et artistique, pour rouvrir la voie aux écoles juridiques et réintroduire la subtilité dans la pensée religieuse, la polémique se serait tue et peut-être, je dis bien peut-être, aujourd’hui, le mot qui court de bouche en bouche, d’article en article, de manifestation en manifestation, d’attentats en attentats, de morts en morts, ne serait certainement pas djihad mais ijtihad. Car les conséquences de l’ijtihad furent avant tout de créer un vide intellectuel dans lequel la violence a pu se faire un nid. En interdisant le "je", en reniant l’individu, en criminalisant la démarche personnelle, les tenants de la foi au Moyen-Age ont précipité la fin des progrès philosophiques, techniques, économiques, artistiques et ont préparé le terrain pour la colonisation et la défaite. Si l’ijtihad n’avait pas été jugé dangereuse pour la foi, Edward W. Saïd n’aurait jamais écrit L’Orientalisme, car l’Orient n’aurait pas été réécrit par l’Occident, l’Orient aurait eu ses propres mythes et légendes, ses visages, et ses spécificités pour se raconter seul.
La transgression de Rushdie l’écrivain est en fait un retour à la loi originelle, un acte d’amour et un gage d’avenir. C’est avec une émotion qui me serre la gorge, que je lève mon verre alcoolisé en guise de soutien, en espérant que Salman Rushdie échappe à la mort qui est soudain apparue sur scène alors qu’il s’apprêtait à grandir un peu plus les Hommes avec la plus belle de ses créations : la LITTÉRATURE."
[1] "Controversé : Qui suscite une controverse, des contestations" (Larousse) (note du CLR).
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