10 février 2019
"Deux semaines après l’agression d’un enfant juif, le lundi 29 janvier, la communauté de la "petite Jérusalem" cherche à oublier le déferlement médiatique qui a suivi. Et attend de vraies réponses des pouvoirs publics face à un phénomène devenu endémique.
La neige tourbillonne sur l’avenue Paul-Valéry. Le tramway ne circule plus, le sol est gelé. Dans ce coin de Sarcelles, où tout le monde se connaît, on se remet lentement du tourbillon qui a secoué la ville les jours précédents : les caméras et les micros, les déclarations à l’Assemblée et même les tweets de soutien du président de la République… Et pourtant, « Il ne s’est rien passé ! » lance Namir, le patron du restaurant Inoun, un établissement huppé où se croisent les juifs du quartier, les médecins du cabinet voisin, et les clients venus spécialement de Paris. Devant, il y a le service voiturier, deux véhicules de la mission Sentinelle et des parachutistes. « Une agression antisémite ? Peut-être, on ne sait pas, en tout cas, c’est allé trop vite. Les télés et les radios qui débarquent aussitôt… Il y en avait partout, poursuit Namir. Le petit a été bousculé, il a pris des coups de pied, ça arrive tout le temps. » « Je connais les parents, ils sont dépassés, ils ne s’imaginaient pas que cela prendrait de telles proportions », explique Samuel, un client.
Les faits remontent au lundi 29 janvier dernier, aux alentours de 18 h 30, avec l’agression d’un petit garçon de 8 ans. Porteur d’une kippa et des traditionnels tsitsits, ces franges qui dépassent de la chemise, il se rend à un cours de soutien scolaire avec son frère de 11 ans, lorsque deux individus surgissent, le jettent à terre et lui donnent des coups de pied dans le ventre avant de s’enfuir. Le lendemain, dans la nuit du mardi au mercredi, Emmanuel Macron tweete : « Chaque fois qu’un citoyen est agressé en raison de son âge, de son apparence ou de sa confession, c’est toute la République qu’on agresse. » Dans la journée suivante une partie de la classe politique réagit à son tour sur les réseaux sociaux et dans l’hémicycle de l’Assemblée, en condamnant un acte qualifié d’antisémite en raison du port de signe distinctifs, et en appelant à la plus grande fermeté. Manuel Valls, les députés du Val-d’Oise François Puponi (8e circonscription, Garges, ancien maire de Sarcelles) et Dominique da Silva (7e circonscription, Sarcelles), sont en première ligne.
Dans l’Hémicycle, le premier ministre, Edouard Philippe, leur répond solennellement : « Lutter contre le racisme et l’antisémitisme, c’est évidemment avoir le courage de nommer les choses. Le courage d’affirmer, de reconnaître que, oui, il existe une nouvelle forme d’antisémitisme violente et brutale qui s’exprime de façon de plus en plus ouverte sur notre territoire. Nous ne pouvons pas accepter que des Français s’en prennent à d’autres Français en raison de leurs convictions religieuses, nous ne pouvons pas accepter qu’un enfant soit agressé en raison de signes extérieurs qui disent sa conviction religieuse. »
Quelques minutes plus tôt, dans un communiqué du ministère de l’Intérieur, Gérard Collomb avait condamné « avec la plus grande fermeté cette lâche agression, contraire à nos valeurs les plus fondamentales ».
« Pendant trois jours, on s’est fait agresser par les journalistes », déplore Isaac, jeune infirmier parisien de 28 ans, très religieux, qui « rêve de venir habiter à Sarcelles » : « Ici, il y a toujours eu de petits problèmes, on sait que ça peut arriver. Je mets une casquette sur ma kippa, je ne vais pas dans certains quartiers. Le climat d’antisémitisme, en fait, je le juge à l’aune de ce qui se dit dans les médias. Mais ici, on vit très bien, j’adore, il y a tout, les commerces, les lieux de prière, les librairies. J’étais à l’école ici, j’aimerais revenir, mais ma femme redoute un peu. » Chez la plupart des personnes que l’on rencontre, dans la rue, dans les cafés, dans les restaurants, le discours est ambigu et parfois déroutant : il n’y a pas d’antisémitisme… mais il y en a, et de plus en plus. Comme si la communauté craignait d’attirer l’attention sur elle lorsque certains de ses membres sont visés.
« C’est embêtant, ces coups de projecteur, note le rabbin Berros. Cette histoire arrive au moment où les gens étaient en train de revenir à Sarcelles, après la vague de départs consécutive à l’attaque de la synagogue, en juillet 2014. » Cet été-là, une manifestation de soutien à la Palestine, rassemblant 5 000 personnes, avait dégénéré et des centaines d’individus menaçaient le bâtiment, armés de bâtons, de barres de fer, de pierres : « On avait mis des jeunes du SPCJ [service de protection de la communauté juive] , c’était un véritable état de siège. » « Oui, bien sûr, ça a castagné », reconnaît ce grand bonhomme à l’allure débonnaire. Dans les années qui suivent, les « alyas » à destination d’Israël se sont multipliées. Déjà, en 2012, le supermarché Casher Naouri de l’avenue du 8-Mai avait été incendié, sans que l’on puisse mettre la main sur les auteurs.
Un climat délétère que la droite israélienne utilise pour appeler les juifs de France à quitter l’Hexagone. Dans le même temps, beaucoup de juifs de Sarcelles et de ses environs s’exilent vers un autre « eldorado », plus proche : le XVIIe arrondissement parisien et sa banlieue chic, Neuilly, Courbevoie et Levallois. Quand elle évoque cette dernière ville, Deborah, trentenaire, a des étoiles dans les yeux : « C’est mon rêve, et puis, de toute façon, je pense à l’avenir de mes enfants, à leur sécurité. Ici, le prix de l’immobilier a chuté et il est inenvisageable pour un jeune juif d’être scolarisé dans le public, on est obligés de les mettre dans des écoles confessionnelles. »
Pourtant, c’est plus à un phénomène de vases communicants auquel on assiste. Les gens qui réussissent quittent ce quartier populaire pour des secteurs plus confortables, quand ceux qui ne tiennent plus financièrement dans la capitale aspirent à retrouver une vie communautaire : « Les nouveaux arrivants viennent de Seine Saint-Denis et du XIXe arrondissement, Crimée, Bolivar, place des Fêtes » , explique le rabbin. Des quartiers de l’Est parisien où la gentryfication accentue la pression foncière et chasse les classes populaires, les juifs comme les autres : « Ceux qui agressent les juifs le font parfois avec l’idée que nous avons de l’argent, note Moïse, un jeune boulanger. Mais, si on avait de l’argent, on n’ habiterait pas ici. »
Lui a toujours vécu à Sarcelles et, à 28 ans, constate une violence grandissante de la part des « petits » : « Ceux qui font des conneries ont 13 ou 14 ans. C’est une question d’éducation, on ne leur transmet pas les bonnes valeurs. Certains entendent chez eux qu’il ne faut pas aimer les juifs, alors ils reproduisent, ils ne savent même pas pourquoi. »
Il y a aussi de banales histoires de quartier, des guerres de territoires. Rien de nouveau depuis West Side Story et Warriors, les guerriers de la nuit. Pour le petit frère de Moïse, Aaron, les choses sont simples. Ou très complexes, tout dépend du point de vue. « Les autres, ils savent qu’on est soudés, ils savent qu’on réagira, mais on est tranquilles », dit ce grand adolescent qui porte lui aussi kippa et tsitsits. Nous, qui ? « Mes potes de la tour. Il y a des Noirs, des musulmans. Non, ceux avec lesquels ça se passe pas bien, c’est les feujs de la rue de Crimée, dans le XIXe . Eux c’est vraiment des cons, ils pensent qu’à se battre, à fumer du shit et la chicha. » Là, on ne sait plus vraiment si comprendre, c’est déjà expliquer, ou le contraire.
« Les gens vous disent qu’ils sont bien à Sarcelles, mais en fait ils sont bien à la “petite Jérusalem” », note René Taiëb, président de l’Union des communautés juives du Val-d’Oise, auteur, à la demande de Bernard Cazeneuve, d’un rapport sur l’antisémitisme en France, basé sur des études de terrain qui l’ont mené à Paris, Lyon et Marseille : « Ils n’en sortent pas, ou très peu. Il y a des bagarres de bandes, et une jalousie dans une ville où l’on trouve 50 à 60 % de logements sociaux, alors que ce secteur est constitué de copropriétés , mais il ne faut pas s’y tromper, un appartement qui valait 200 000 € il y a quinze ans en vaut 110 000 aujourd’ hui. » « Quand mes parents sont arrivés du Maroc dans les années 70 [La population juive de Sarcelles est dans son écrasante majorité séfarade, juive d’Afrique du Nord] , nous vivions très bien, dans un logement social. Le confort était spartiate mais nous étions les plus heureux du monde, se souvient Isaac Barchi-chat, expert-comptable et assistant parlementaire de Dominique da Silva. Aujourd’hui, mon père, qui est rabbin, doit passer devant des dealers dans sa cage d’escalier. Sarcelles n’est que le reflet d’un mal qui concerne toute la France. »
Tous les dimanches matin, les habitants de Sarcelles se retrouvent à Oh ! Délices, café-boulangerie et institution sarcelloise, où l’on croise à coup sûr le maire, Nicolas Maccioni, le député François Puponi, comme on y croisait il y a quinze ans Dominique Strauss-Kahn. Le patron, Moïse Kahloun, est président de la communauté juive de Sarcelles, et donc représentant du Consistoire de Paris. Pour lui, le déferlement médiatique de ces derniers jours est une manière de mettre la poussière sous le tapis : « Le gouvernement et les médias organisent toute cette gesticulation, mais en fait, derrière, les choses ne changent pas. Le problème, c’est que les gens s’imaginent que dès qu’il se passe quelque chose c’est nous qui crions à l’antisémitisme, avant même que l’enquête n’ait avancé. Il y a sans doute eu des fuites de gens qui veulent se faire mousser dans les médias. Au lieu de cela, il faut attaquer ce fléau avec courage et détermination, faire des lois efficaces. François travaille à ça sérieusement, ça va venir. »
Ça tombe bien, François Puponi est là, dans son gros blouson de ski : « Ça fait quelques années que, dans la ville, on a mis en place un système qui fait que dès que quelqu’un de la communauté est agressé, on va déposer plainte au commissariat. Même le jour de shabbat. Que ce soit une agression antisémite caractérisée, quand la personne se fait traiter de “sale juif ”, ou quand elle est porteuse de signes distinctifs, à fin d’enquête. On doit être vigilants et ne pas se voiler la face, l’antisémitisme progresse. Il faut dire stop ! » Lui aussi considère que, cette fois, les choses sont peut-être allées trop vite. Le mardi, jour qui a suivi l’agression, le procureur du parquet de Pontoise annonce à la réunion du comité départemental contre le racisme et l’antisémitisme qu’une agression antisémite a eu lieu : « A partir de ce moment-là, il y a des gens qui ont fait fuiter, avant même que l’on puisse “sécuriser” l’affaire, vérifier quatre fois. On ne peut pas que se reposer sur le témoignage d’un petit garçon de 8 ans. Il aurait fallu attendre que l’enquête ait avancé. Une fois que c’était lancé… »
Car au-delà, il s’agit d’un combat de fond : « Il n’est pas normal que cela soit la communauté qui établisse elle-même les statistiques d’agressions, et que les gens doivent prouver, lorsqu’ils en sont victimes, qu’elle est bien due à leur appartenance confessionnelle. Oui, il y a de l’antisémitisme, un vieux fond qui fait d’une catégorie de personnes des boucs émissaires quand les choses vont mal, et un nouvel antisémitisme est dû au conflit israélo-palestinien. » La proposition de loi visera à ce que les statistiques soient établies par les services de l’Etat, à l’inversion de la charge de la preuve, et à la mise en place de mesures pédagogiques à destination des jeunes : « C’est un combat qui concerne tout le monde, et à tous les instants. »
En attendant, des juifs continueront de dire, avec le sourire, que tout va bien. En prenant soin de mettre une casquette sur leur kippa quand ils sortent de leur quartier."
Lire "Antisémitisme à Sarcelles : "Derrière la gesticulation, les choses ne changent pas"".
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