Augustin Landier, professeur à HEC ; David Thesmar, professeur à MIT ; auteurs de "Le Prix de nos valeurs" (Flammarion 2022). 28 mai 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Il y a deux dimensions irréductibles de la liberté : existentielle (elle a une valeur en soi) et pratique (elle permet d’aboutir à de meilleurs choix). Les technocrates et les économistes, y compris les plus libéraux, ne défendent la liberté qu’au nom de la seconde dimension. Cet oubli de la valeur existentielle de la liberté est dangereux. Il implique en effet que restreindre la liberté est acceptable (et même souhaitable), dès qu’on peut prouver que cela améliore le bien-être social.
L’argument clé des économistes libéraux en faveur de la liberté est de nature informationnelle : l’individu sait mieux ce dont il a besoin que le gouvernement. De plus, les prix, sur un marché « libre », envoient des signaux sur les besoins de l’économie et permettent ainsi de se coordonner efficacement : c’est l’argument de Hayek. Pour Schumpeter, la liberté est une condition nécessaire à la création destructrice. Sans elle, pas d’entrepreneur pour disrupter les rentes, et donc moins de croissance.
Dans tous ces cas, le plaidoyer pour la liberté s’appuie sur ses conséquences : plus de prospérité. Si demain, grâce aux avancées de l’intelligence artificielle, le gouvernement savait mieux que les individus eux-mêmes dans quel type de profession ils sont susceptibles d’exceller, il pourrait leur imposer ce choix. Un économiste libéral n’y trouverait rien à redire. Car les modèles économiques n’accordent pas de valeur en soi à la liberté : ils voient l’individu comme une simple machine à jouir.
Cet exemple dystopique pourrait paraître tiré par les cheveux. Pourtant, avec le nudge, l’économie contemporaine verse bel et bien dans cette logique. L’économie comportementale, qui s’inspire de la psychologie, montre que ne nous sommes pas des homo economicus rationnels, mais des êtres impulsifs et au jugement imparfait. Dans ce paradigme, trop de liberté est dangereux car l’individu risque de s’égarer, de se nuire à lui-même. Il s’en tire mieux si on le met partiellement sous tutelle. L’astuce inventée par les économistes comportementaux, c’est le nudge [1], cette camisole invisible, mise en place par pour nous délivrer sans douleur de nos mauvais penchants et nous remettre sur le droit chemin de la maximisation de notre utilité. Généraliser cette approche se fait aux dépens de la liberté réelle de choisir nos existences.
La boîte à outils de l’économiste néolibéral regorge paradoxalement de techniques liberticides mises au point pour maximiser l’efficacité économique. Dès qu’il y a « biais cognitif » ou « externalité », les économistes ont la gâchette facile pour limiter nos libertés. On le voit actuellement dans le débat qui concerne la liberté d’expression sur les plateformes Internet. Pour apaiser la démocratie, censurer les paroles déviantes est une tentation naturelle de la technocratie.
Si on ne considère que l’efficacité de la production et de la diffusion de l’information, faire la chasse aux « fake news » sur les plateformes peut sembler une idée pleine de bon sens.
Mais ces media sociaux n’ont pas pour seul rôle d’informer. Les gens les utilisent aussi pour bavarder, se défouler, échanger des propos qui ne doivent pas tous être lus au premier degré. La liberté de s’exprimer compte pour elle-même, et la multiplication des garde-fous n’est pas seulement un risque démocratique (qui décide en effet des limites de l’exprimable ?) mais aussi une atteinte à la dignité individuelle. La censure restreint toujours les potentialités du langage. Le droit de dire publiquement des choses insensées, de sortir des cadres impartis, de parler au second degré, méritent d’être défendus, même si leur prix est une certaine intranquillité sociale."
Lire "« L’économie libérale, mauvaise avocate de la liberté » – par Augustin Landier et David Thesmar".
[1] Un nudge est une incitation douce ou coup de pouce donné à un individu ou consommateur pour modifier son comportement.
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier L’Opinion, 9e anniversaire : La liberté, notre combat (13-14 mai 22) (note du CLR).
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