12 septembre 2006
Alain-Gérard Slama, Le Siècle de Monsieur Pétain, Perrin, 276 p., 18 e.
A mesure que le clivage gauche-droite s’estompe (dans les politiques menées, sinon dans les discours), la question sociale tend à être supplantée (dans les médias, sinon dans les préoccupations populaires) par l’exaltation des différences ethniques, culturelles et de mœurs [1]. Un « droit à la différence » qui tourne volontiers à la revendication d’une « différence des droits ». Or, si les revendications communautaires innervent la quasi-totalité de l’échiquier politique, la gauche les relaie volontiers, au nom – paradoxe ! – de la lutte pour l’égalité et contre les discriminations.
Oublier les leçons de l’Histoire, c’est se condamner à les revivre. Les passions identitaires d’aujourd’hui étaient hier au pouvoir : c’était sous le régime de Vichy. Car le communautarisme est historiquement d’extrême droite. C’est ce que montre Alain-Gérard Slama dans son dernier essai. « Chaque fois que, dans notre pays, le clivage droite-gauche a été nié de façon radicale, c’est au nom de visions du monde qui contestaient les fondements mêmes de la liberté, du contrat social et de la sécurité, au nom de thèses théocratiques, nationalistes, nihilistes ou racistes ». Pour l’auteur, « entre le fascisme et le communautarisme, la différence n’est pas de nature, mais de degré. »
Trois fois au XXe siècle, la République a été tentée par le « compromis » antirépublicain qui gangrène à nouveau le pays : autour de 1900 (après l’affaire Dreyfus), dans les années 1930, et après la défaite de 1940. Ayant vécu ces trois crises, Philippe Pétain « en a exprimé les peurs, les démissions et les rejets ». D’où le titre de cet essai, d’une lecture facile, mais abondamment documenté. « Les anti-intellectualistes des années 1900 ont posé les premiers jalons du fascisme et les “non-conformistes” des années 1930 ont rallié, les uns le collaborationnisme franco-nazi, la plupart le régime de Vichy. » Ces courants étaient tous minoritaires, mais l’aveuglement des partis majoritaires et les bouleversements liés aux chocs extérieurs leur ont permis de s’imposer. Pétain « était réputé républicain, et n’était pas fasciste, encore moins nazi. Seulement persuadé, comme tant de nos contemporains, qu’une page de l’histoire européenne était tournée, que le modèle républicain était périmé et qu’il fallait en finir avec l’individualisme corrupteur pour revenir aux “vraies” valeurs » (on pense à la remarque de George Orwell : « Pour être corrompu par le totalitarisme, il n’est pas nécessaire de vivre dans un pays totalitaire »).
L’historien Slama rappelle que l’individualisme, terme trop souvent galvaudé, n’est pas, dans l’héritage des Lumières, un travers, mais une conquête. Tandis que « le “be yourself” de mai 1968 précisément n’était pas celui de l’individu. Il s’exprimait au nom de “collectifs”. C’était une imposture, involontaire de la part des militants, nettement moins innocente de la part de ceux qui les manipulaient, dont beaucoup ne sont pas devenus par hasard des patrons de médias aussi stratèges à soixante ans qu’ils l’avaient été à vingt-cinq. […] Comme si l’égoïsme des communautés n’était pas pire que celui des individus ! »
La tension entre le projet individualiste des Lumières et la tentation identitaire remonte aux origines de l’expérience républicaine. Slama s’applique à la décrypter : « L’individu est rationnel et universaliste ; la communauté est sentimentale et particulariste. […] La communauté enferme l’individu dans un déterminisme, […] nie l’autonomie de la volonté. » En temps de crise, une mécanique se met en place, qui « exaspère les égoïsmes, cherche à faire unité au détriment de boucs émissaires » et favorise un pouvoir exaltant la cohésion identitaire, communautaire, ethnique et religieuse : « la France n’est plus exaltée en tant que République, c’est-à-dire en tant que projet, mais en tant que nation, au sens de la communauté organique, lourde de traditions et d’héritages ; le Français, à l’inverse, est perçu comme individualiste au sens égoïste du mot, et jugé indigne de sa nation. »
Les étudiants à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (Sciences-Po), les lecteurs des publications du Figaro, les auditeurs matinaux de France Culture, connaissent Alain-Gérard Slama, son érudition, sa rigueur intellectuelle, mais aussi son libéralisme affiché. Un libéralisme sans complexe, qui se veut fidèle aux origines de ce courant de pensée, marquées par la défense des valeurs de la Révolution française, de la démocratie et des libertés individuelles. Un libéralisme qui prône aussi le libre-échange, sans sacrifier à sa caricature : la loi du plus fort. Slama assène ainsi que « le pari des libéraux partisans d’une société de marché à l’américaine, opposant des intérêts qui sont essentiellement communautaires, est aussi cruellement démenti par les faits que celui des héritiers de la deuxième gauche, qui font reposer la démocratie sur l’affrontement entre des mouvements sociaux. » Aussi, « la laïcité est faite pour protéger non seulement Dieu de César, mais César de Dieu […], l’Etat est le seul garant possible de cette séparation. » Un des paradoxes de notre temps, ajouterons-nous, est que certains ennemis du « libéralisme » qui réclament un interventionnisme accru de l’Etat en matière économique, lui dénient pourtant toute compétence en d’autres domaines, comme les libertés de pensée et d’expression…
Mais revenons à la thèse centrale de l’auteur. « Le pays, élite et opinion confondues, refait du Pétain en catimini » : la remise en cause que connaît actuellement la France « additionne les différents aspects des crises qui l’on précédée, et […] en cumule les inquiétudes : une crise intellectuelle, comme en 1900, une crise économique et sociale, comme en 1930, une crise de régime, comme en 1940. » Et Slama de démonter pièce par pièce, dans une impressionnante saga historique, les moteurs des crises antirépublicaines d’hier, moteurs qui tournent à nouveau à plein régime aujourd’hui.
D’abord, le compromis à tout prix. Pétain, le « plus Français des Français », était devenu « l’incarnation même du défaitisme et a fait basculer son pays dans un ordre quasi totalitaire, parce qu’il était l’homme du compromis ». Munich est resté dans la mémoire collective comme l’événement type reflétant cet état d’esprit. Après la défaite, André Gide écrivait : « Composer avec l’ennemi d’hier, ce n’est pas lâcheté, c’est sagesse ; et d’accepter l’inévitable » (5 septembre 1940). Aujourd’hui encore, le compromis exigerait, par exemple au nom de la « modernité », de revenir sur les valeurs des Lumières et de la République, lesquelles ont, au contraire, une vocation universelle et intemporelle : « Par définition, écrit Slama, la révolution des Lumières ne peut jamais être terminée, dans la mesure où elle est un projet et où elle trouve en face d’elle des aspirations, des tentations qu’elle doit en permanence surmonter ; elle est une reconquête de chaque instant, et le plus sûr moyen de réveiller les “vieux démons” est de transiger sur des antagonismes qui lui sont consubstantiels, parce qu’on la croit achevée. »
Le penchant pour le compromis à tout prix, symptôme culturel du brouillage des repères, trouve sa source psychologique dans la peur du conflit. « En 1900, elle se localise sur la modernité perçue à travers la mécanisation technique et l’anonymat des sociétés de masse ; dans les années 1930, elle s’alimente des dysfonctionnements de la démocratie et de la montée des périls extérieurs ; sous Vichy, du traumatisme d’une terrible défaite ; aujourd’hui, elle s’exaspère au risque de perdre les protections de l’Etat providence devant la double menace d’une crise économique et d’une crise extérieure. » Or, le conflit est fertile, démocratique, argumente l’auteur. La peur du conflit, à la différence de la peur de la violence, « n’est pas l’effet d’un rapport de force, mais de la confrontation entre des volontés ». C’est « la peur du conflit, dans son rêve de transparence [qui] favorise la violence », alors que le conflit « est le propre du pluralisme et de la démocratie » (voir Philippe Muray : « l’humanité travaille essentiellement à ce qu’il n’y ait plus rien qui fasse débat », Festivus Festivus, Fayard).
Aujourd’hui, les effets de ce phénomène sont flagrants dans le domaine judiciaire. « Notre justice pénale évolue de façon systématique vers la condamnation médiatique de boucs-émissaires sous la pression de l’opinion : les victimes de catastrophes naturelles ou d’accidents imputables à l’imprévision d’un quelconque pouvoir, public ou privé, veulent qu’on leur livre un coupable ; pour “se faire accepter” de l’opinion, les tribunaux préfèrent condamner un innocent plutôt que de laisser courir un coupable ; les crimes qui soulèvent le plus d’émotion, comme la pédophilie, échappent de plus en plus à la prescription ; dans un nombre croissant de délits, comme le harcèlement sexuel, la loi inverse la charge de la preuve. […] Les politiques d’ordre moral se veulent rassurantes. Elles reposent en réalité sur un dolorisme fondamental, avec un sentiment général de culpabilité qui, à travers un citoyen, vise la société tout entière. »
Les lois reflètent l’évolution du débat public. On évoque à toute occasion la Seconde Guerre Mondiale « avec une terreur sacrée et en rendant imprescriptibles la plainte et le droit à réparation des victimes. En sorte que, ne retenant de cette dernière que la dimension émotionnelle, affective, le citoyen se prive des moyens d’en tirer la leçon. Plus la mémoire est sollicitée, plus il semble que l’histoire devienne inutile. » On pense aux tribunaux qui, récemment, ont donné droit aux procédures engagées contre la SNCF, accusée de complicité dans la déportation, dans une lecture diamétralement contradictoire avec le travail des historiens [2].
Obsession du compromis, peur panique du conflit… L’islamisme est aujourd’hui le principal bénéficiaire de cette dérive. « Confrontés à une idéologie totalitaire comparable par ses fins au nazisme et au stalinisme, nous lui opposons la même incertitude dans le choix des moyens, la même déficience de la volonté. […] Nous ouvrons dans l’édifice de notre laïcité des brèches, comme le Conseil français du culte musulman, par lesquelles les extrêmistes s’engouffrent. » En effet, « les islamophiles d’aujourd’hui […] se font ainsi une joie de saluer dans M. Ramadan, qui est un peu, toutes proportions gardées, l’Otto Abetz de l’islamisme, un médiateur respectueux de la laïcité – ne réserve-t-il pas son jugement, par exemple, sur la délicate question des femmes adultères, laissant aux théologiens le soin d’y répondre ? » Conclusion : « Plus nos démocraties confondent la tolérance avec le relativisme, plus elles s’ouvrent au multiculturalisme, plus elles permettent aux terroristes de se mouvoir à l’aise dans la société d’accueil, plus elles facilitent la diffusion des propagandes qui les sapent. A Londres comme à Madrid, les assassins étaient organisés sur place depuis longtemps. »
Le refus du conflit et donc de la responsabilité individuelle alimente un autre moteur commun aux renoncements du XXe siècle et à celui de notre époque : le culte de l’« identité », lequel se décline dans le communautarisme. « Identité » entre guillemets car l’auteur estime que le terme est dévoyé par ses propagateurs, d’aujourd’hui comme d’hier. « Le caractère composite et même artificiel du phénomène identitaire témoigne qu’il ne s’agit pas d’une exigence de l’être, mais d’une idéologie, construite en réponse à une crise. » « La priorité se trouve ainsi donnée au groupe sur le reste de la société, et les revendications de droits exorbitants du droit commun s’ensuivent, soudant le groupe dans des stratégies de plus en plus agressives et vérifiant ainsi la règle selon laquelle le refus du conflit crée les conditions de la violence. » Construite en réponse à une crise, « cette idéologie consiste dans la recherche de procédures archaïques, réactives, régressives, engendrées par la peur du conflit. Et elle est aussi dangereuse pour la paix dans le monde que le furent le nationalisme et le fascisme au siècle dernier. » Car « fondamentalement, la communauté a horreur de la liberté. Elle cherche à réduire au minimum, à coups de normes préventives, les conflits induits par l’exercice des rapports entre les individus, autrement dit par la mise en jeu de la responsabilité individuelle. En se percevant comme un cocon protecteur, la communauté est une machine à réclamer des normes, à en étendre sans fin le réseau sur une société qu’elle vide ainsi de ses capacités de prendre des initiatives, de se réformer et de se défendre. »
Autrefois, « l’Eglise et l’absolutisme de droit divin ont voulu, l’un après l’autre, s’assurer la maîtrise de l’individu en imposant à celui-ci un devoir d’unité et de transparence. La modernité invite désormais le citoyen à assumer la diversité, la “bigarrure” de son pluralisme intérieur. » Une approche qui remet en cause le concept de séparation des ordres, théorisé d’abord par Pascal, et que la laïcité traduit dans la distinction entre les sphères publique et privée. En République, « la distinction entre le politique, l’économique, le culturel, le public et le privé, Dieu et César est aussi essentielle que le principe qui, dans le seul ordre du politique, importe de séparer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ». A contrario, « la notion d’identité, dans son acception originelle qui recommence à prévaloir de nos jours, est antinomique de cet idéal d’émancipation ; l’indistinction qu’elle établit entre les parties et le tout réduit tout groupe humain, communautaire ou national, à un seul corps, incompatible avec les autres, avec, pour horizon, la guerre. […] La confusion qu’elle entretient entre les ordres, comme entre Dieu – ou la nature – et César, répond au besoin primitif de fusion dans l’ordre du monde inspiré par la peur du conflit : elle est au principe de l’ordre totalitaire. »
Autre confusion, lourde de risque totalitaire, le « rêve de transparence ». « Entre l’opacité assumée de la démocratie représentative et la transparence fantasmée par le communautarisme, l’incompatibilité est structurelle. » C’est pourquoi le mouvement actuel est une machine à rétrograder vers l’Ancien Régime. Dans la continuité des courants, qui, dans la première moitié du XXe siècle, se sont révélés comme les serviteurs du fascisme : « en mettant entre parenthèses l’esprit critique et le débat démocratique, les communautés qui ont précédé les mouvements fascistes leur ont ouvert la voie. Surtout, ces microsociétés à base identitaires ont constitué la matrice de la grande société totalitaire en entretenant l’illusion que la réponse à des inquiétudes personnelles passe par l’organisation de la société. Elles ont introduit une rupture dans la dynamique émancipatrice des Lumières en accréditant l’idée que l’existentiel peut être du ressort du politique. » A contrario, la laïcité « a eu essentiellement pour fonction de délimiter le champ de compétence du politique de façon à permettre l’autonomie la plus grande possible de la sphère privée. […] L’Etat laïque se devait en effet de ne pas être “neutre”, mais de se montrer intraitable pour assurer la non-violation de l’espace public par des groupes surmotivés dans une démocratie où, faute de corps intermédiaires forts, la société civile est vulnérable à la pression des minorités les plus déterminées. » Slama entend mettre les points sur les « i » : les « intérêts identitaires sont non négociables par définition », car « ils cherchent moins à défendre un intérêt qu’à faire valoir une différence ». Il existe donc une « incompatibilité entre la liberté humaine et une conception univoque de l’identité, qui enferme l’individu dans une appartenance ».
La République ne relève-t-elle pas, elle aussi d’une démarche identitaire ? objectent certains. Non, car « rien n’est plus étranger à cette culture que la notion d’identité collective, et même que la notion d’identité tout court. A la différence de la plupart des peuples voisins, qui existaient avant d’être des nations, la France est un Etat constamment à la recherche d’une nation. […] Ce peuple individualiste de petits propriétaires et de petits tenuriers a fait la révolution de 1789 pour affirmer l’autonomie de l’individu en arrachant celui-ci aux déterminismes de la naissance, de la classe et de la race. »
Le projet d’une « société multiculturelle » proposé par les communautaristes est apparemment séduisant puisque le terme semble renvoyer au pluralisme. Mais en réalité, parce qu’il implique d’évacuer choix et débats sur les valeurs communes, sur les règles du « vivre ensemble », il est intrinsèquement totalisant, voire totalitaire. « L’interculturalisme, dont toute culture a besoin de se nourrir, est le propre des sociétés ouvertes et plonge ses racines dans l’universel. Le multiculturalisme est un relativisme, qui s’enferme dans le nihilisme. Cette capitulation devant le choix de toute autre valeur que la différence a offert un champ libre aux discours extrêmistes et dissuadé les populations immigrées de se plier aux règles d’une société aussi peu confiante en elle-même. […] Partout, qu’il s’agisse des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Grande-Bretagne ou de l’Italie, les politiques multiculturelles ont échoué » (attentats de Londres en 2005, assassinat de Théo Van Gogh aux Pays-Bas…) Finalement, « ce qui est aujourd’hui remis en cause est rien moins que le long travail civilisateur qui a arraché l’individu à la logique de la ruche pour faire de lui un homme libre et un citoyen responsable. »
La culpabilisation est enfin une autre caractéristique commune aux épisodes « pétainistes » des XXe et XXIe siècle. « Le communautarisme repose ainsi sur l’hypothèse d’une société multiculturelle caractérisée non par la convergence des cultures, qui serait un universalisme, mais par leur coexistence harmonieuse. […] Ce postulat d’harmonie a en effet pour raison d’être de neutraliser le mal. Afin de racheter les fautes qui divisent, il a besoin de sacrifices et de boucs émissaires. […] Le contemporain qui s’accuse ou qui accuse ses compatriotes d’avoir fait du tort aux Albigeois, aux juifs marranes ou aux anciens esclaves, alors qu’il sait pertinemment que plus personne aujourd’hui n’y est pour rien, rejoint sans s’en douter la théodicée de Léon Bloy invoquant, dans Le Désespéré, « cette loi transcendante de l’équilibre surnaturel qui condamne les innocents à acquitter la rançon des coupables ». Mais cette profession de culpabilité est aussi une manière de proclamer : « Voyez comme je suis innocent ! ». »
La culpabilisation, inséparable de l’idéologie communautariste, est enfin généralisée dans un dénigrement systématique de la France. L’autoflagellation « s’est emparée, au cours des quinze dernières années, des écrans de télévision et des chaires d’université en sciences sociales ». Elisabeth Levy écrit : « militants associatifs, sociologues bien-pensants et autres indigènes de la République défilent sur les plateaux de télévision pour expliquer à quel point le pays dont ils sont citoyens est haïssable, préconisant un traitement de choc, genre “Orange mécanique” : la malade doit être soumise au rappel quotidien de ses crimes, dont les images défilent sur les écrans qui l’entourent. Collaboration, colonisation, croisades, esclavage, ces décharges mémorielles doivent ramener les populations traitées dans le droit chemin », un « pilonnage » effectué par les « brigades de la “purification historique” et autre émules de l’autocontrition – toujours exigée de l’autre, d’ailleurs » (Le Point, 17 août 2006). On pense aux pressions – ou, pire, à l’autocensure – qui ont récemment conduit la République, alors qu’elle « commémore » à tout-va, à « oublier » de célébrer Austerlitz ou Corneille, tandis que la France participait aux cérémonies organisées outre-Manche en mémoire de la bataille de Trafalgar ! « La haine de soi, écrit Slama, procède d’un “c’est la faute à” généralisé qui finit par se retourner contre soi. » Encore un autre phénomène commun aux trois périodes examinées par Slama ! Mais l’historien libéral ne va pas jusqu’à se rendre compte que, si cette offensive connaît aujourd’hui un très grand succès intello-politico-médiatique, c’est aussi parce qu’elle en rejoint une autre, la campagne autour du thème du « déclin », portée majoritairement par des intellectuels et politiciens « libéraux ».
La francophobie française a toujours existé. Mais elle est à nouveau sortie des marges du débat intellectuel et politique grâce à… Jacques Chirac, président de la République. En imputant à « la France » la responsabilité du régime de Vichy, dans son discours du 17 juillet 1995 sur la rafle du Vel d’Hiv, il a commis « un contresens historique qui a apporté aux zélateurs de tous les intégrismes un appui inespéré ». Avec cette déclaration, Chirac donne une légitimité inespérée aux adeptes de l’autoflagellation, mais vient aussi au secours des communautaristes : « “Cinquante ans après, ajoutait le président, la Communauté juive se souvient, et toute la France avec elle.” On se demande quelle place reste aux Français d’ascendance juive qui se considèrent, simplement, comme des individus et qui n’en éprouvent pas moins une indicible horreur pour un crime contre l’humanité perpétré au nom d’une idéologie qui voulait précisément les enfermer dans une communauté. »
Chirac n’est pas le seul responsable, avance Slama. Sa faute de juillet 1995 s’inscrit dans une continuité, par-delà les changements de régime : « Dans une France déclinante, la figure du monarque républicain que Pétain a érigée comme un écran de gloire entre le mythe de la grandeur nationale et le trauma de la réalité est restée sous la Ve République le modèle de la représentation du pouvoir. […] Le monarque se perçoit comme le fédérateur d’un ensemble de communautés, et c’est bien la pente qui n’a cessé de s’accélérer jusqu’à la réforme constitutionnelle du quinquennat, qui a encore aggravé les choses sous la présidence de Jacques Chirac. La loi sur la représentation paritaire des hommes et des femmes, la création du Conseil français du culte musulman, les lois ouvrant aux associations la possibilité de se porter parties civiles non en tant que victimes, mais au nom des victimes, l’introduction des intérêts ethniques, religieux et sexistes dans le Code pénal, les interrogations sur la révision de la loi de séparation de 1905, les hésitations dans le débat sur les discriminations positives, les révisions de la langue “politiquement correctes” sous la pression de groupes identitaires, le déchaînement croissant de l’ordre moral contre l’argent sont autant de compromis qui, si l’on en juge par l’expérience historique, donnent la cause de la laïcité, de l’égalité devant la loi et de la séparation de l’espace public et de la sphère privée, bref la cause de l’individu perdue d’avance. »
La question des médias n’est pas centrale dans l’essai d’Alain-Gérard-Slama, mais elle mérite qu’on s’y attarde. « On n’a jamais parlé de communauté et d’identité que dans ces périodes où tout concourait à la massification des esprits et des mœurs ; […] on n’a jamais autant exalté le “réel”, qu’au moment où on s’aveuglait sur la réalité des événements, en particulier sur la guerre ; […] on a dénoncé dans la raison individuelle et dans l’universalisme les causes du malaise alors qu’ils en sont le remède. Ces contradictions sont amplifiées par les médias et, à leur suite, par le discours politique. » Aussi, Slama détecte « un lien étroit entre communication et communauté, voire entre communication et ordre moral ».
Conclusion : la République « ne sait plus intégrer parce qu’elle a perdu confiance en elle-même, ce qui avait permis à la IIIe République de s’imposer par une sorte de miracle ». Là où il faudrait « prendre appui, de toutes nos forces, sur les piliers de notre culture républicaine – volonté générale, égalité devant la loi, séparation de l’Eglise et de l’Etat, distinction entre la sphère publique et la sphère privée –, nous doutons de leur pertinence. »
E. M.
[1] Voir “« Diversité » contre égalité ?” (Le Monde diplomatique, sept. 07) (note du CLR).
[2] « La convention d’armistice acceptée par le gouvernement Pétain en juin 1940 plaçait le réseau ferroviaire sous le contrôle de l’armée allemande », rappelle Guy Konopnicki dans La Banalité du bien, Hugo & Cie, 2009 (note du CLR).
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