Revue de presse

A. Finkielkraut : "On finit par noyer la beauté du monde dans le pathos de l’indifférenciation" (L’esprit de l’escalier, RCJ, Causeur, av. 16)

18 mai 2016

"Élisabeth Lévy :La Journée des droits des femmes est l’occasion de rappeler que les femmes sont agressées, harcelées, mal payées, et en prime, parfois complimentées sur leur minois.

Alain Finkielkraut : Le soir du 8 mars, je regardais distraitement la télévision quand j’ai vu débouler sur le plateau du Grand journal trois parlementaires, la bouche peinturlurée par un rouge à lèvres écarlate comme on n’en fait plus. On aurait dit trois travestis surgis d’un buisson du bois de Boulogne des années 1970. Ces députés maquillés voulaient signifier, en franchissant symboliquement la barrière des sexes, leur solidarité avec les femmes violées, les femmes outragées, les femmes martyrisées, les femmes confrontées au sexisme ordinaire jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale. Comme beaucoup d’autres hommes à la même date, ils faisaient ainsi « un petit geste pour une grande cause ». Médusé, j’ai d’abord eu le fou rire, puis les larmes me sont venues en pensant aux ravages de l’identification compassionnelle. Comme l’a montré admirablement Tocqueville, la pitié, à l’âge démocratique, ne connaît pas de frontière : « Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres. Il jette un coup d’œil rapide sur lui-même, cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié et le fait souffrir lui-même tandis qu’on déchire le corps de son semblable. »

Face à cette reconnaissance sensible de l’homme par l’homme, je ne plaide évidemment pas pour l’imperméabilité et le repli sur soi. « Pour que le Mal triomphe, a écrit très justement Edmund Burke, il suffit que les braves gens ne fassent rien. » Mais je me suis rendu compte, en regardant la télévision l’autre soir, qu’à force de « Nous sommes tous », on oublie l’altérité de l’autre et on finit par noyer la beauté du monde dans le pathos de l’indifférenciation.

Avec cette solidarité spectaculaire, il s’agissait aussi pour les progressistes de reprendre la main et de désamorcer les événements de la Saint-Sylvestre à Cologne. À ceux qui auraient été tentés d’y voir un choc des cultures et des historicités, on a voulu rappeler que le machisme et le harcèlement sexuel sont de toutes les latitudes. Il n’y a pas d’islam, il n’y a pas d’Occident, ont dit les progressistes, il n’y a, en guise d’Histoire, que l’humanité qui, dans sa longue marche vers l’émancipation, se heurte mondialement aux forces réactionnaires.

Pierre Bourdieu expliquait en 1998 que la société berbère était une « image grossie » de notre univers social et il réussissait l’exploit de ranger dans la même rubrique – domination masculine – la condamnation des femmes « à n’exister que par et pour le regard des autres, en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles » et la fureur sexuelle qui naît de leur claustration. Le 8 mars 2016 a été l’occasion de rééditer l’exploit et de faire oublier, en appelant à continuer le combat, que nous avons quelque chose de précieux à défendre : la place des femmes dans notre civilisation. [...]

On savait que Bruxelles était une base arrière des djihadistes. Avec le double attentat de l’aéroport et de la station de métro Maelbeek, elle est devenue à son tour une cible du terrorisme islamiste. Avons-nous baissé la garde face à l’islam radical ?

La construction européenne repose sur un serment grandiose et même inouï au regard de l’Histoire : plus jamais de guerre entre les nations du Vieux Continent. Et cette idée s’est si bien ancrée dans nos lois, dans nos esprits et dans nos mœurs que la perspective d’un conflit armé intereuropéen paraît aujourd’hui totalement incongrue. L’Europe post-hitlérienne vit sous le régime de la paix perpétuelle. La promesse a donc été tenue et pourtant la paix est en train de nous échapper. Nous vivions dans la quiétude. Nous sommes désormais sur le qui-vive. La terreur qui nous frappe à intervalles de plus en plus rapprochés n’est pas une guerre au sens classique, mais les précautions que nous sommes amenés à prendre et la surveillance qui doit s’exercer dans tous les lieux publics témoignent du devenir israélien des sociétés européennes.

Ce qui nous différencie d’Israël, c’est qu’il n’y a pas en Europe de Cisjordanie occupée. Nous ne pouvons donc pas plus construire un mur qu’espérer en finir avec la violence par un compromis territorial. Pour le reste, nous sommes comme les Israéliens soumis à la double injonction de ne jamais baisser la garde et de ne pas voir dans chaque Arabe un terroriste en puissance. La tâche qui nous échoit consiste à circonscrire un ennemi insaisissable. Qui est « eux » ? Telle est la question. Je répondrai : tous ceux qui, en parlant de nous, disent : « eux » et choisissent selon leur expression de « se désavouer » de la communauté nationale. Comme le soulignait Pascale Boistard, la secrétaire d’État aux droits des femmes de l’avant-dernier gouvernement Valls, il y a aujourd’hui en France de nombreux quartiers où les femmes sont cantonnées à certains espaces (le foyer, la sortie d’école) et ne peuvent fréquenter ni les lieux sportifs ni les cafés. Un reportage du Parisien nous apprend en outre qu’à Sevran, patrouillent des rabatteurs qui invitent les chrétiens à se convertir et disent aux musulmans : « La mosquée vous attend. » [1] Ce communautarisme ne mène pas toujours au djihadisme mais il le protège et il hait tout ce que nous sommes. Si nous voulons vivre encore dans une collectivité digne de ce nom, il nous incombe non seulement de combattre la terreur mais de reconquérir les territoires perdus par notre civilisation. Comment faire ? À visiter Molenbeek (comme j’en ai eu l’occasion quelques semaines avant les attentats de Bruxelles), à voir les femmes voilées, les hommes en djellaba, les enseignes en arabe, on se dit que l’intégration est plus nécessaire que jamais et, en même temps, on est étreint, devant la force du nombre, par le sentiment du trop tard."

Lire "Journées des femmes, Ferme des mille vaches, Bruxelles".


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