Revue de presse

A. Finkielkraut : « Mediapart est une secte fanatique » (lefigaro.fr/vox , 20 nov. 17)

Alain Finkielkraut, de l’Académie française, philosophe et écrivain. 23 novembre 2017

"L’ouragan médiatique et sociétal déclenché par l’affaire Weinstein se poursuit. Si les témoignages de harcèlement doivent être pris au sérieux, le respect de la présomption d’innocence et la nécessité de définir avec rigueur la notion de harcèlement s’imposent tout autant, argumente le philosophe.

LE FIGARO. - La polémique suscitée par l’affaire Weinstein a pris une ampleur mondiale, avec comme corollaire une libération de la parole. Le hashtag #balancetonporc a entraîné une déferlante de messages, de témoignages et de mises en cause sur les réseaux sociaux. La France a découvert que harcèlement et agressions sexuelles semblent être partout. Avez-vous été surpris par ce tableau terrible et ce phénomène médiatique impressionnant ?

Alain FINKIELKRAUT. - J’ai d’abord été surpris par la formulation du hashtag qui a déclenché la mobilisation : « Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails, un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot : balance ton porc. » Surpris est d’ailleurs un mot faible. J’ai eu un haut-le-cœur. On nous tympanise jour et nuit avec les valeurs, or le mot de « balance » et la pratique qu’il induit sont contraires à toutes les valeurs de la civilisation. La fin ne justifie pas les moyens, l’émancipation ne saurait en passer par la délation. Une avocate, Marie Dosé, l’a dit très clairement : « Une culpabilité ne se décrète pas sur les réseaux sociaux mais se questionne judiciairement. » Ce n’est pas un progrès mais une dangereuse régression que de libérer la parole de l’épreuve du contradictoire.

Marlène Schiappa, la ministre pour l’Égalité entre les femmes et les hommes, a affirmé vouloir combattre « la culture du viol ». La France est-elle, selon vous, caractérisée par cette culture, ce « consensus social tacite » ?

Au lendemain des attentats du 13 novembre, un slogan a fleuri spontanément : « Nous sommes en terrasse ». Nous : des femmes et des hommes pacifiquement mélangés. Comme l’écrivait Saul Bellow dans un splendide hommage à la ville de Paris, « peu de choses sont plus agréables, plus civilisées qu’une terrasse tranquille au crépuscule ». Nous défendions ce symbole de la mixité heureuse contre la colère djihadiste, et l’on nous dit, deux ans après, que la mixité est un leurre et que les femmes vivent en terrasse comme derrière les portes closes, dans la peur perpétuelle des porcs omniprésents. « La culture du viol imprègne l’inconscient collectif de nos sociétés », affirme Muriel Salmona, la psychiatre dont s’inspire la secrétaire d’État à l’égalité des femmes et des hommes. Ce qui est commode avec l’inconscient, c’est qu’il est irréfutable. Si au nom de votre expérience des rues et des cafés vous protestez contre cette mise au pilori générale, Muriel Salmona sourit d’un air entendu : votre dénégation d’homme aux abois prouve qu’elle a touché juste.

On ne peut cependant considérer tous les témoignages qui affluent sur les réseaux sociaux comme nuls et non avenus sous prétexte qu’ils ne respectent pas les formes. Le sexisme n’est visiblement pas mort, trop de Weinstein au petit pied abusent de leur position de pouvoir.

Mais quand un tiers des détenus dans les prisons françaises le sont pour des crimes et des délits sexuels, il est absurde de dire que la justice reste passive et d’en appeler solennellement au président de la République pour que celui-ci comble les lacunes du droit comme l’ont fait, en toute méconnaissance de cause, des pétitionnaires indignées dans Le Journal du dimanche. La France dispose de l’arsenal le plus répressif à l’égard des comportements machistes, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Syndicat de la magistrature, que l’on ne saurait taxer de faiblesse pour les forts.

Le harcèlement au travail est civilement et pénalement sanctionné. Sept cent cinquante délégués travaillent auprès du Défenseur des droits pour enquêter sur les faits qui leur sont rapportés. Cela ne suffit pas, semble-t-il. « L’envie du pénal », diagnostiquée naguère par Philippe Muray, est devenue insatiable, et, pour gonfler les chiffres, toute distinction est abolie entre la séduction ratée et l’agression physique. Le dragueur éconduit devient un harceleur : « Si nous aussi, on donnait le nom des prédateurs qui nous ont (1) manqué de respect verbalement (2) tenté des tripotages », suggère dans un deuxième tweet Sandra Muller, la journaliste à qui l’on doit #balancetonporc.

Edwy Plenel, qui décidément n’en rate pas une, donne le beau nom de « révolution » à cette extension démente du domaine du harcèlement. Non, Edwy, la révolution féministe a déjà eu lieu et elle a porté de merveilleux fruits. Il y a cinquante ans encore, les femmes ne s’appartenaient pas. Rares étaient celles qui osaient faire cavalier seul. Comme l’écrit Alice Ferney dans son livre magnifique Les Bourgeois, « leur vie était dédiée à fabriquer des vies ». Nous avons, en quelques décennies, rompu avec cette immémoriale histoire.

Les femmes ont désormais le choix d’épanouir en elles autre chose que la capacité de procréer. Elles ont acquis la maîtrise de la filiation, elles accèdent à tous les métiers, elles siègent en nombre à l’Assemblée nationale. Elles divorcent comme elles veulent et quand elles veulent, et le chef d’entreprise qui s’aviserait de pratiquer une discrimination salariale est passible du tribunal correctionnel. À cela s’ajoute le fait que le patronyme n’est plus obligatoire, que la procréation médicalement assistée pour toutes est en passe d’institutionnaliser la filiation sans père. Quand la disparition de l’homme devient un droit de la femme, est-il encore sérieux de parler d’ordre patriarcal ?

Mais la modernité triomphante ne règle pas tous les problèmes. Elle en crée même de nouveaux. Le droit à l’enfant débouche dans de nombreux pays sur la marchandisation du corps des femmes que leur pauvreté rend disponibles. Avec la gestation pour autrui, la location des ventres devient monnaie courante. Cet asservissement n’est pas imputable à la domination masculine mais à la convergence peut-être fatale entre les avancées des biotechnologies et l’inflation des droits subjectifs.

La « lutte contre le patriarcat » et la « domination masculine » se sont concentrées concomitamment sur la langue française en faisant la promotion de l’écriture inclusive. Certains en entendant l’Académie française s’inquiéter d’un « péril mortel » ont jugé la formule excessive ou inutilement alarmiste. Le point médian et l’égalité des accords menacent-ils notre langue ?

L’écriture inclusive prétend remonter aux origines du mal. Le pouvoir des hommes commence dans les mots, affirment ses partisans. Alors, pour extirper les racines du viol, ils disent mécaniquement « celles et ceux », « chacune et chacun », « toutes et tous », ils écrivent besogneusement « Les Marseillais·e·s ont déferlé » ou « vos député·e·s En marche ! » et ils abîment un peu plus, par ce bégaiement ridicule, une langue qui n’avait vraiment pas besoin de ça. L’écriture inclusive est l’inepte caricature du féminisme originel.

Des néoféministes, en pointe dans le phénomène #balancetonporc, étaient plus en retrait au moment des agressions sexuelles de Cologne et considéraient que le harcèlement de rue dans le quartier de la Chapelle Pajol s’expliquait par des trottoirs trop étroits. N’y a-t-il pas aussi une culture du déni ?

L’un des objectifs de la campagne #balancetonporc était de noyer le poisson de l’islam : oubliée Cologne, oubliée la Chapelle Pajol, oubliés les cafés interdits aux femmes à Sevran ou à Rillieux-la-Pape, on traquait le sexisme là où il était une survivance honnie et l’on couvrait du voile de la lutte contre toutes les discriminations les lieux où il façonnait encore les mœurs. Les stars américaines tombaient comme des mouches, des affichettes mettant en garde contre le sexisme étaient placardées sur les murs du Parlement français, et puis patatras, le scénario d’Osez le féminisme ! se détraque : les noyeurs de poisson attrapent, bien malgré eux, un très gros poisson islamiste qu’ils ne peuvent pas rejeter à la mer.

Car Tariq Ramadan n’est pas seulement accusé de harcèlement mais de viol et de coups et blessures. Si les faits sont avérés, il sera disqualifié même aux yeux d’Edgar Morin, sa grande caution progressiste. C’est tant mieux, mais j’aurais préféré personnellement que Ramadan tombât pour son discours plutôt que pour son comportement. Car la relève est prête. Des prédicateurs impeccables poursuivent d’ores et déjà son œuvre d’endoctrinement. Là réside le péril.

Charlie Hebdo en a fait sa une, et depuis Mediapart et une partie de la sphère « islamo-gauchiste » s’en prend au journal satirique. Riss a répondu dans un éditorial cinglant à Edwy Plenel. Que vous inspire cet affrontement ?

La pensée d’Edwy Plenel repose tout entière sur une analogie entre le sort des Juifs jusqu’à la Shoah incluse et la situation faite aujourd’hui en France aux musulmans. Parler d’un problème de l’islam, c’est donc, à ses yeux, s’inscrire dans la droite ligne de l’antisémitisme exterminateur. Oubliant que dans les années 1930 aucun terroriste ne se réclamait du Talmud et niant avec une constance qui force l’admiration la réalité pourtant criante de l’antisémitisme musulman, il traite de racistes tous ceux qui disent avec Élisabeth Badinter qu’une seconde société tente de s’imposer insidieusement dans l’espace public et qui refusent d’expliquer ce phénomène par l’islamophobie ambiante.

Les adversaires de Plenel sont les ennemis du genre humain. La couverture de Charlie qui le met en cause est « une nouvelle affiche rouge », rien de moins. Et cette une fait partie, ajoute-t-il, d’une campagne générale de guerre aux musulmans. Ainsi Plenel, fou de lui-même et de son zèle compatissant, en vient à utiliser le vocabulaire des fous d’Allah. Qu’ont fait les frères Kouachi, en effet, sinon répondre par les armes à la guerre que Charlie leur avait déclarée en insultant le prophète ? Riss a raison. Cette phrase est impardonnable, car, en désignant Charlie encore une fois comme agresseur, elle adoube à l’avance les tueurs qui voudront finir le travail commencé le 7 janvier 2015. La vérité éclate enfin : Mediapart n’est pas un site d’information, c’est une secte fanatique et d’autant plus méchante que rien jamais n’entame la bonne conscience antiraciste de ses membres.

En 2015, dans Le Figaro, vous traciez une ligne entre « le parti du sursaut », celui de Charlie, et « le parti de l’autre », celui de Mediapart. Assistons-nous à la victoire du premier sur le second ?

Je me garderai de parler de victoire. Mais une autre gauche existe que le parti du déni et de l’expiation nationale. La polémique qui fait rage en témoigne : cette gauche rend désormais coup pour coup. C’est une très bonne nouvelle."

Lire "Alain Finkielkraut : « Weinstein, Ramadan, Plenel... les enseignements d’un tsunami »".



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