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"A droite, les artisans du grand rapprochement" (M Le Magazine du Monde, 29 juin 24)

(M Le Magazine du Monde, 29 juin 24) 30 juin 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Union des droites : entre flirts idéologiques et mariages électoraux, quarante ans de grand rapprochement

Par Olivier Faye

ENQUÊTE L’alliance du président des Républicains, Eric Ciotti, avec le Rassemblement national pour les législatives est le dernier avatar d’une série de transgressions qui a vu la droite rogner, depuis les années 1980, le cordon sanitaire avec l’extrême droite. Une histoire jalonnée de discrets accords locaux, d’aventures personnelles et de batailles idéologiques qui ont posé les bases de cette convergence.

Comme beaucoup de retraités de droite, Jean-François Mancel, 76 ans, hésite : doit-il construire son petit barrage personnel en votant Rassemblement national (RN), les 30 juin et 7 juillet, lors des élections législatives, afin d’empêcher la gauche de gagner ? « Plus j’entends les déclarations venant du soi-disant Front populaire, plus je me demande si je ne vais pas aller voter Rassemblement national dès le premier tour ; Les Républicains [LR] n’ont aucune chance de l’emporter ni même de compter », calcule-t-il. D’autant que le député RN sortant de sa circonscription – la deuxième de l’Oise –, Philippe Ballard, ex-journaliste au verbe lissé par des heures d’antenne sur la chaîne d’information LCI, lui fait figure de « garçon sympathique ». Alors, pourquoi ne pas céder à la transgression ?

Ce n’est pas la première fois que l’idée chatouille le septuagénaire. Il y a un quart de siècle, Jean-François Mancel, alors dirigeant du RPR, l’ancêtre de LR, avait même suggéré d’unir droite et extrême droite. Le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen, défendait-il dans une déclaration retentissante au Monde, le 17 mars 1998, devait devenir selon lui « une partie de la droite de demain ».

« A partir du moment où cette stratégie de guerre avec le FN a été un échec total, il faudrait être cinglé pour la poursuivre », estimait celui qui était encore, quelques mois plus tôt, secrétaire général du parti présidentiel. Jacques Chirac, alors à l’Elysée, l’exclura dès le lendemain du RPR : on ne transige pas avec les valeurs du gaullisme en s’alliant à une formation aux racines pétainistes.

La ligne officielle, refuser le pacte
Au bout du fil, Jean-François Mancel trompette : « J’avais raison ! » La décision d’Eric Ciotti de fondre Les Républicains dans une coalition avec le RN, bien qu’unilatérale et non suivie par l’immense majorité des cadres du parti, validerait ses positions de l’époque. « Vingt-six ans trop tard », déplore-t-il. La frange ciottiste, en effet, ne pèse que soixante-deux candidats sur les cinq cent soixante-dix-sept présentés par Jordan Bardella et Marine Le Pen.

« Si on m’avait écouté, nous n’en serions pas là aujourd’hui, estime Jean-François Mancel. Nous aurions élargi le RPR et serions sans doute encore au pouvoir. Nous étions les plus forts, plus que le FN, et c’est quand on est fort qu’il faut s’allier. » La ligne officielle, à droite, a toujours été de refuser le pacte avec le diable. C’est en tout cas ce qu’elle n’a cessé d’afficher sur sa vitrine ces quarante dernières années. Dans l’arrière-­boutique, pourtant, la réalité s’est souvent écrite différemment, entre flirts idéologiques et mariages électoraux célébrés en douce.

Le plus notoire d’entre d’eux date de cette année 1998, donc. Le RPR et l’UDF pleurent leurs plus de deux cents députés perdus dans la dissolution ratée de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac, un an plus tôt. Un traumatisme. La droite, qui avait enfin récupéré les clés de l’Elysée, en 1995, après quatorze ans de mandat de François Mitterrand, doit cohabiter avec le socialiste Lionel Jospin.

Dans près de quatre-vingts circonscriptions, les candidats du RPR et de l’UDF ont subi le maintien du FN au second tour, créant de fatales triangulaires qui ont permis à la gauche de l’emporter. Jean-François Mancel lui-même a été défait dans ce contexte, « à deux points près »… « Il fallait en tirer les conséquences », répète-t-il, comme si l’affront avait été commis hier.

La main tendue de Bruno Mégret
La culture de la gagne étouffe alors la répulsion que suscitent Jean-Marie Le Pen et sa cohorte de militants identitaires, catholiques intégristes, néopaïens ou dévots du maréchal Pétain. Les défenseurs de l’alliance piaffent, même si les dirigeants de la droite la récusent officiellement. Le Figaro, théâtre d’expression de toutes les tendances de la France conservatrice, leur ouvre ses pages. Son célèbre chroniqueur Jean d’Ormesson appelle lui-même à lever ce « tabou ». « La droite est divisée entre la droite parlementaire et l’extrême droite, rejetée dans le ghetto politique du FN », se lamente l’écrivain.

Pour beaucoup, les élections régionales et cantonales de mars 1998 doivent permettre de couper le cordon sanitaire. Le débat anime – un peu – les plateaux de télévision, que cette morne campagne sature d’ennui. A une semaine du scrutin, Bruno Mégret, le numéro deux du FN, tend la main à ses concurrents pour les appeler à faire barrage aux « socialo-communistes ». « Le RPR et l’UDF ne peuvent plus exister par eux-mêmes : ou bien ils laisseront des présidences à la gauche, ou bien ils passeront des accords avec le Front national », expose-t-il sur TF1.

En face de lui, Jack Lang pousse des hauts cris, rappelant les accointances du FN, en Allemagne, avec des nostalgiques du IIIe Reich. Une fois sorti du plateau, l’ancien ministre de la culture de François Mitterrand se penche vers Bruno Mégret pour le féliciter de la manœuvre qui fragilise la droite : « C’est un bon coup. »

La tentation des notables
Jean-François Mancel gagne l’Elysée pour tenter de rallier Jacques Chirac à son projet d’union ou, à défaut, de laisser chacun cuisiner sa popote comme il l’entend. « Nous ferons comme Mitterrand avec les communistes », promet-il. A savoir étouffer la concurrence en l’enlaçant. Le chef de l’Etat n’a pas besoin de réfléchir longtemps. C’est non : Jean-Marie Le Pen le révulse. Pourquoi, surtout, offrir leur onction à un parti qui rêve de les remplacer ? Mais Jacques Chirac parle dans le vide face à la jacquerie de ses troupes. Chacun a fait ses comptes, le soir du scrutin, le 15 mars 1998 : le Front national, avec 15,2 % des voix et deux cent soixante-quinze élus, peut aider la coalition RPR-UDF à gagner dans douze régions sur vingt-deux.

La séance inaugurale des conseils régionaux, prévue cinq jours plus tard, fait office de second tour. C’est à cette occasion que les présidents sont élus. Les frontistes optent pour un « soutien sans participation ». En clair, ils voteront pour les candidats de droite sans réclamer de postes dans leurs exécutifs. La ligne officielle du « ni droite ni gauche » brandie depuis quelques années ne doit pas empêcher d’envoyer un signal à l’électeur de droite.

Une vague liste d’engagements – sur la stabilité fiscale ou la priorité à la sécurité – est soumise aux aspirants présidents. Certains lepénistes réclament en vain que la préférence nationale y figure également. « Ce serait une concession trop importante pour eux. Lorsqu’on propose une alliance, il faut s’en tenir au plus petit dénominateur commun », réplique le secrétaire général du FN, Bruno Gollnisch, lors d’un bureau politique du parti.

A Paris, le président du RPR, Philippe Séguin, appelle son homologue de l’UDF, François Léotard, pour s’assurer qu’il ne se laissera pas attraper par la verroterie frontiste. « Ne changez pas d’avis, hein ! », le prévient-il de sa voix caverneuse. Le parti centriste débat toute une nuit. La tentation est grande, pour cette formation de notables, de s’acheter une caution « populaire » avec le FN, tout en conservant un maximum de régions.

De quoi faire la nique au RPR. L’UDF, et avant elle les Républicains indépendants créés par Valéry Giscard d’Estaing, a longtemps servi à recycler ceux qui, à droite, ne se reconnaissaient pas dans la figure du général de Gaulle. Des partisans de l’Algérie française, notamment, mais aussi d’anciens militants de groupuscules radicaux, comme Gérard Longuet, Alain Madelin ou Patrick Devedjian, tous passés dans les rangs d’Occident, un mouvement néofasciste.

Charles Millon : « Je suis devenu le démon »
La direction de l’UDF ne flanche finalement pas. Mais ses candidats, si. Le 20 mars, cinq hommes, tous issus du parti centriste, sont élus présidents de région avec l’apport des voix du FN : Charles Baur en Picardie, Bernard Harang dans le Centre, Jean-Pierre Soisson en Bourgogne, Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon et Charles Millon en Rhône-Alpes. Ce dernier confie même deux postes à des frontistes au sein de ses instances régionales.

Chacun de ses déplacements, les mois suivants, sera perturbé par des manifestants révoltés par sa compromission avec l’extrême droite : quel meilleur moyen de légitimer un parti que de l’intégrer au jeu politique traditionnel ? « Je suis devenu le démon, cette année-là. J’assume d’être le démon », affirme Charles Millon, 78 ans, qui depuis tente de faire vivre la « droite hors les murs », un courant de pensée dont le but est d’unir toutes les droites.

Qui se souvient que la même scène s’était déjà jouée, douze ans plus tôt, sans que cela ne choque grand monde à l’époque ? En ce mois de mars 1986, Jean-Claude Gaudin n’est pas encore maire de Marseille, mais il affiche déjà le visage poupin de l’élu affamé de mandats. Le président du groupe UDF à l’Assemblée nationale se présente en triomphateur à l’hôtel de région de Provence-Alpes-Côte d’Azur. « Je remercie les élus du peuple, du Front national, lance-t-il à la tribune, qui, bien que ne partageant pas toutes nos analyses, ont néanmoins mesuré l’importance de l’enjeu auquel nous étions confrontés. » A savoir, le faire gagner.

Les vingt-cinq représentants du parti d’extrême droite ont eu le bon goût de voter pour lui face au candidat du Parti socialiste, Michel Pezet. Jean-Claude Gaudin, qui a la reconnaissance du ventre, leur accorde deux vice-présidences. « Nos analyses et certaines de nos solutions se croisent avec celles du Front national », jugeait-il pendant la campagne électorale, au moment où le ministre de la justice Robert Badinter, lui, venait à Marseille dénoncer « le front du racisme »…

Le FN, cette année-là, aide la droite à compléter ses majorités dans plusieurs régions, comme en Languedoc-Roussillon – avec Jacques Blanc, déjà –, en Normandie, où Jean Lecanuet, « fatigué de faire du moralisme avec des cyniques », se dit prêt à ramasser « toutes les voix », ou encore en Aquitaine. « C’est la logique des choses », évacue son président, Jacques Chaban-Delmas, en observant les voix frontistes se reporter sur son nom. La droite est obsédée à l’idée de récupérer ce qu’elle considère comme son dû : le pouvoir, que François Mitterrand lui a enlevé, cinq ans plus tôt.

Charles Pasqua joue le tout-sécuritaire
Or, le FN, avec son discours sommaire et accusateur contre l’étranger (« un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », clament ses affiches), est devenu une force incontournable en seulement quelques années – il a obtenu 9,78 % lors des régionales, après un joli 10,95 % aux européennes, en 1984. Un escabeau dans la conquête de mandats pour certains notables, comme à Dreux (Eure-et-Loir), où la droite, en 1983, fait alliance pour la première fois avec l’extrême droite. L’anticommunisme, en cette fin de guerre froide, est un prétexte commode pour justifier ces rapprochements.

Au niveau national, Jacques Chirac garde néanmoins ses distances avec ce parti trop folklorique pour paraître sérieux. Le président du RPR refuse de l’inclure dans sa coalition en vue des élections législatives de 1986. Le FN avait pourtant fait l’effort de baptiser sa liste Rassemblement national… Un cordon sanitaire qui n’empêche pas Chirac de reprendre certaines de leurs idées, promettant de remettre en cause le droit du sol en cas de victoire. Ses lieutenants débattent tout haut de la possibilité d’instaurer la préférence nationale pour favoriser la natalité des Français plutôt que des immigrés. Comme le FN. La droite l’emporte, dans un contexte d’usure du pouvoir mitterrandien. Le parti lepéniste, lui, envoie trente-cinq députés à l’Assemblée nationale à la faveur du scrutin proportionnel.

S’il ne gouverne pas, son influence se devine notamment dans la politique de Charles Pasqua, le nouveau ministre de l’intérieur – qui n’aurait, lui, pas vu une alliance d’un mauvais œil. Le locataire de la place Beauvau joue le tout-sécuritaire, avec ses policiers « voltigeurs » à moto, qui répriment et frappent, jusqu’à tuer Malik Oussekine, un étudiant de 22 ans, en décembre 1986.

Charles Pasqua choque avec ses « charters » d’immigrés maliens renvoyés à Bamako. « On m’a reproché un avion, mais, s’il le faut, je ferai un train », persiste-t-il, le 11 mai 1987, dans une saillie que n’aurait pas reniée Jean-Marie Le Pen. SOS-Racisme s’émeut alors que cette référence à la déportation des juifs – qu’elle soit volontaire ou non de la part de l’ancien résistant – intervienne le jour même de l’ouverture du procès de Klaus Barbie, chef de la Gestapo à Lyon pendant la seconde guerre mondiale…

Une complaisance dénoncée par Michel Noir
C’est dans ce contexte que Michel Noir, alors ministre du commerce extérieur, prend la plume dans Le Monde, quatre jours plus tard. L’ambitieux quadragénaire, qui brûle d’envoyer ses chefs à la retraite, prend date en dénonçant l’ascension du FN. « Nous n’avons pas le droit de laisser certains développer des idées de haine, de racisme et d’antisémitisme », prévient le futur maire de Lyon, qui s’interroge sur la complaisance de son camp : « Serions-nous revenus au temps des faiblesses tragiques des années 1930 ? Serions-nous prêts à sacrifier notre âme pour ne pas perdre des élections ? »

Michel Noir s’émeut notamment de ces « jeunes défilant à Paris le crâne rasé en distribuant des tracts niant l’existence des chambres à gaz ». Quelques mois plus tard, en septembre, Jean-Marie Le Pen qualifiera lui-même, sur RTL, les chambres à gaz génocidaires de « détail » de l’histoire de la seconde guerre mondiale. Traçant ainsi autour de lui un cercle de l’enfer qu’il deviendra désormais risqué de franchir.

Combien sont-ils, à droite, à approuver Michel Noir ? Beaucoup préfèrent accuser François Mitterrand de leur avoir tendu un piège en favorisant l’émergence du FN. Le président socialiste n’a-t-il pas discrètement recommandé à la télévision publique d’accorder du temps d’antenne à Jean-Marie Le Pen, dès 1982 ? L’instauration du mode de scrutin proportionnel en vue des législatives de 1986 n’a-t-elle pas favorisé la constitution d’un groupe d’extrême droite à l’Assemblée nationale ? La création de SOS-Racisme, enfin, n’a-t-elle pas contribué à diaboliser le président du FN pour mieux le rendre incontournable dans le débat ?

L’opportunisme de Jean-Pierre Soisson
Si François Mitterrand était bien un prince de l’ambiguïté, Jean-Pierre Soisson était sans doute le mieux placé pour en témoigner : l’ancien maire d’Auxerre, décédé cette année, appartenait à la même catégorie. En 1988, cet ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing bascule du côté socialiste en intégrant le gouvernement « d’ouverture » de Michel Rocard, qui cherche alors des centristes pour consolider sa majorité relative. Mais cela ne suffit pas à rassasier cet amateur de bonne chère et d’alliances politiques baroques.

Soisson ambitionne de conquérir le conseil régional de Bourgogne. A la veille des élections de 1992, il déjeune avec François Mitterrand et l’homme d’affaires Pierre Bergé (actionnaire du Groupe Le Monde de 2010 à sa disparition, en 2017). La scène se déroule « dans un bistrot près des Halles », selon le récit qu’avait livré l’intéressé à M Le magazine du Monde, quelques années avant sa mort, le 27 février 2024. Le président socialiste lui aurait dit ce jour-là : « Vous pouvez utiliser le Front national, mais ne dépendez pas d’eux. » Un précepte que le Bourguignon s’empresse de mettre en application.

Le 27 mars 1992, Jean-Pierre Soisson est élu président de région avec les voix de la gauche… et du Front national. Une affaire de famille. Le leader local du parti lepéniste, Pierre Jaboulet-Vercherre, est un ancien camarade de l’UDF. Soisson jure ne rien avoir sollicité de sa part. Qu’importe : le tollé est tel au sein du Parti socialiste qu’il doit démissionner du gouvernement – où il est chargé de l’agriculture –, sous la pression notamment de la première ministre, Edith Cresson.

François Mitterrand le fera remonter discrètement à bord, six mois plus tard, une fois Cresson remplacée à Matignon par Pierre Bérégovoy. En 1998, Jean-Pierre Soisson reproduira la même manœuvre pour être réélu président de région. A la différence près, cette fois, que sa victoire s’appuiera sur la droite et le FN… L’opportuniste avait en effet repris, quelques années plus tôt, sa carte à l’UDF.

Chirac incarne le sursaut républicain
Le psychodrame provoqué par ce scrutin aide à reconstruire la digue qui encercle le FN. Les élus complices sont exclus ou boycottés – pendant un temps seulement. En revanche, il est toujours permis d’emprunter des idées à l’adversaire. Jacques Chirac laboure ainsi le terrain de la sécurité durant la campagne présidentielle de 2002. Son issue, elle, l’installe comme un rempart face à Jean-Marie Le Pen, qualifié à la surprise générale au second tour du scrutin. Le président sortant refuse de débattre avec son adversaire, le renvoyant à son statut de paria.

En recueillant 82,21 % des voix sur son nom, Chirac incarne le sursaut républicain d’un pays révulsé par le retour de la bête immonde. Le Corrézien profite de l’occasion pour marier le RPR et une partie de l’UDF au sein de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), dans le but affiché d’endiguer la progression du FN, sur l’air du « plus jamais ça ». Les artisans de la cuisine électorale avec l’extrême droite sont priés de ranger leurs ustensiles au placard. Les idéologues, eux, aiguisent leurs armes en cachette.

Le nouveau ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, n’entend pas laisser en jachère les 5,5 millions de voix obtenues au second tour par Le Pen. En 2004, Laurent Solly, l’un de ses conseillers, s’en va trouver un journaliste de télévision au trouble passé politique pour lui demander de rencontrer son patron, qui cherche à nourrir sa stratégie en vue de la prochaine présidentielle. Qui se souvient alors que Patrick Buisson, animateur de « 100 % politique » sur LCI, a dirigé, dans les années 1980, la rédaction de Minute, organe phare, à l’époque, de l’extrême droite ? Que ce fils d’une famille monarchiste, qui a conseillé Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers, rêve d’unir les droites pour assouvir sa vision d’une France réactionnaire ?

Le journaliste gagne bien vite sa place à la droite de Nicolas Sarkozy en lui prédisant la victoire du non au référendum de 2005 sur la Constitution européenne. « Il faut aller au peuple », intime ce spécialiste des sondages. Ce peuple du « métro à 6 heures du soir », fantasmé par la légende gaullienne, qui rêvait d’unir ouvriers, employés et cadres dans un même élan de défense de la nation. Celui que l’UMP aurait laissé s’échapper au Front national, estime Buisson.

Capter les aspirations populistes
Le PS s’émeut de la proposition sarkozyste de créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale ? Tant mieux, répond l’idéologue, pour qui la transgression est le meilleur moyen de capter les aspirations populistes du pays et de casser le monopole culturel de la gauche. A l’antenne de LCI, le conseiller défend l’idée que le candidat à la présidentielle de 2007 doit « ajuster son offre idéologique à la demande de la partie la plus radicale de l’électorat, de manière à élargir le spectre sociologique de la droite traditionnelle ». En clair, de réunir les électorats de droite et d’extrême droite en reprenant à son compte les idées de cette dernière. L’entreprise est couronnée de succès : Jean-Marie Le Pen est réduit à 10,44 % des voix.

Pendant l’entre-deux-tours, Patrick Buisson s’en va trouver son ancien complice dans son manoir de Montretout, à Saint-Cloud, pour lui demander de soutenir son champion face à Ségolène Royal. Vexé, Le Pen préfère s’abstenir, non sans donner le baiser du diable à Sarkozy avant de disparaître de la scène. « Nous avons gagné la bataille des idées, se rengorge publiquement le vieux chef. La nation et le patriotisme, l’immigration et l’insécurité ont été mis au cœur de cette campagne par mes adversaires, qui, hier encore, écartaient ces notions avec une moue dégoûtée. » Feignant d’oublier que Nicolas Sarkozy, en se présentant comme « un petit Français de sang mêlé » qui défend la « discrimination positive », avait aussi su brouiller les cartes à gauche.

Depuis dix-sept ans, la droite vit dans la nostalgie de cette dernière campagne victorieuse. Elle court après le passé et l’ascension du Front national, devenu Rassemblement national, qui n’a cessé de grimper sous la gouverne de Marine Le Pen, devenue présidente du parti, en 2011. Cette année-là, Nicolas Sarkozy, en fâcheuse posture pour sa réélection, ajoutait une nouvelle expression au dictionnaire politique : « ni ni ». Ni FN ni PS.

Les députés de La Droite populaire
Le chef de l’Etat refusait alors de contribuer au front républicain lors du second tour des élections cantonales de mars 2011. Donnant ainsi le premier coup de pioche à un barrage contre l’extrême droite désormais effondré. A l’époque, le patron de la droite cherchait à se faire pardonner un début d’exercice du pouvoir jugé par certains trop centriste. Son discours de Grenoble de l’été 2010, associant immigration et délinquance, visait déjà à redonner des gages à la frange la plus radicalisée du pays.

« On avait promis le Kärcher, mais on n’a jamais branché le tuyau », se lamente aujourd’hui encore l’ex-ministre des transports Thierry Mariani, en référence au serment formulé par Nicolas Sarkozy, le 19 juin 2005, à la cité des 4 000 à La Courneuve. Chauffé à blanc par la campagne de 2007, ce dernier avait proposé, quelques mois plus tard, qu’un test ADN soit soumis à tous les candidats au regroupement familial se présentant sur le territoire français. La mesure ne sera jamais appliquée. « On venait me voir en commission des lois à l’Assemblée nationale pour me dire qu’il fallait retirer tel ou tel amendement, car Bernard Kouchner ou Fadela Amara, venus de la gauche, menaçaient de quitter le gouvernement, raconte-t-il. On n’appliquait pas notre programme. »

Il forme alors un collectif d’une quarantaine de députés, baptisé La Droite populaire, qui joue, sans trop y croire, de la surenchère sur les thématiques migratoires et sécuritaires. « Un jour ou l’autre, il faudra bien se rapprocher du Front… », s’avouent-ils entre eux. Thierry Mariani et son comparse Jean-Paul Garraud sont finalement devenus, en 2019, eurodéputés du Rassemblement national.

Radicalité des propositions lors de la primaire
A trop se rapprocher, LR n’a plus vraiment réussi à se distinguer. La radicalité des propositions des candidats à la primaire du parti en vue de la présidentielle de 2022 n’a eu d’égale que la petitesse du résultat final de Valérie Pécresse (4,78 %) : moratoire sur l’immigration, suppression du droit du sol, fin du regroupement familial, interdiction du port du voile dans les services publics…

Il s’agissait alors de trouver un espace face à Emmanuel Macron, qui leur avait chipé le créneau du réformateur libéral. De saboter, aussi, sur sa droite, le décollage d’Eric Zemmour. Un concurrent d’autant plus sérieux que l’ancien journaliste du Figaro se montrait, contrairement au RN, capable de parler à la droite bourgeoise. Avec les dérives d’une campagne axée autour de la lutte contre le « grand remplacement », Zemmour a en réalité contribué à jeter un pont vers le parti lepéniste.

« Comme politique, Eric Zemmour a sorti Marine Le Pen du ghetto en prenant sa place, analyse l’écrivain Camille Pascal, ancienne plume de Nicolas Sarkozy. Et, comme commentateur, par ses livres et ses articles, il a donné un argumentaire à la droite Le Figaro pour basculer. » Le directeur du grand journal de droite Alexis Brézet ne pensait d’ailleurs sans doute pas choquer sa rédaction en prenant la défense d’Eric Ciotti, le 13 juin, à la suite de son alliance avec le Rassemblement national.

Dans son éditorial du matin sur Europe 1, cet ancien proche de Patrick Buisson a moqué « la brochette de caciques en rangs serrés » qui ont dénoncé cet accord avant de jeter Ciotti par-dessus bord. Ce rapprochement, selon Brézet, est « un débat qui ne mérite pas ces anathèmes et ces excommunications ». En effet, « la fluidité entre les électorats de droite, ça fait bien longtemps que, pour la base, c’est une réalité ». L’eurodéputé François-Xavier Bellamy, chargé d’assurer l’intérim à la tête de LR suite à l’exclusion de Ciotti (invalidée pour l’heure par la justice), n’a d’ailleurs pas hésité à déclarer qu’il voterait « bien sûr » pour le RN en cas de second tour face à un candidat de gauche. Dans son bureau de vote de l’Oise, Jean-François Mancel ne peut qu’approuver la sentence.


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