Anastasia Colosimo, docteur en théorie politique, auteur de "Les Bûchers de la liberté" (Stock). 14 août 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Edimbourg défend un projet de loi contre les déclarations « incitant à la haine ». Des humoristes comme « Mr Bean » ont manifesté leur inquiétude. Selon Anastasia Colosimo, la notion floue de « discours de haine », promue par des militants, jette une suspicion sur de nombreuses opinions. En résulte autocensure et peur de s’exprimer.
Par Aziliz Le Corre
FIGAROVOX. - Le gouvernement écossais présente un projet de loi contre les « discours haineux », visant à sanctionner propos, écrits et détention de contenus « susceptibles d’inciter à la haine ». Selon le ministre de la Justice, Humza Yousaf, ce projet de loi vise à lutter contre les discriminations basées sur l’âge, le handicap, l’origine, la religion et l’orientation sexuelle. Un groupe d’artistes, dont l’actrice Elaine C. Smith et l’humoriste Rowan Atkinson, alias « Mister Bean », a fait part de sa crainte de voir cette mesure entraver fortement la liberté d’expression et conduire à l’autocensure. Partagez-vous leur inquiétude ?
Anastasia COLOSIMO. - Absolument. Et cette inquiétude n’est pas nouvelle. Ni au Royaume-Uni, puisque « Mister Bean » s’était déjà ému, en 2012, d’une répression grandissante de la liberté d’expression. Il avait alors appelé à la nécessité du « droit à l’offense ». Ni en France : le projet de loi vivement critiqué en Écosse ne s’éloigne guère de la législation en vigueur dans notre pays depuis de nombreuses années.
Dans la majorité des pays européens, depuis les années 1970, les limitations à la liberté d’expression n’ont cessé d’augmenter suivant trois logiques : l’introduction des notions de race, nation, ethnie, religion, âge, handicap, identité et orientation sexuelle ; l’extension de la protection de l’individu au groupe ; le durcissement des peines encourues.
Ces limitations sont toutes guidées par l’idée de condamner les discours dits de haine, le hate speech, considéré comme offensant pour les personnes et nocif pour le débat démocratique. Si l’intention peut paraître bonne, les conséquences sont désastreuses.
Pour ce qui est de l’offense aux personnes, l’introduction de nouvelles catégories dans les législations a ouvert la boîte de Pandore, instauré la concurrence victimaire entre les minorités et une inflation sans précédent d’affaires où la protection des sentiments des uns et des autres - chose ô combien subjective et aléatoire - l’emporte sur la sauvegarde de la liberté d’expression.
Pour ce qui est du débat démocratique, la répression grandissante des discours dits de haine, avec une préférence pour la condamnation a posteriori plutôt qu’un véritable travail d’éducation a priori, a entraîné une radicalisation de ceux dont les discours sont jugés inacceptables.
Dans les deux cas, le phénomène est particulièrement dangereux, car il corrompt l’idée même de la liberté d’expression. Comme le rappelait, en 1976, la Cour européenne des droits de l’homme, cette liberté « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». »
Paradoxalement, le projet de loi, dont la première mouture avait été présentée fin avril, prévoit aussi d’abroger le délit de blasphème. Ne va-t-il pas pourtant instituer un délit de blasphème d’un nouveau genre ?
Effectivement, le projet de loi écossais évacue le terme de blasphème. Cependant, il ne faut pas se réjouir trop vite. En Écosse, comme dans la majorité des pays européens, y compris la France, les anciennes lois condamnant le blasphème ont été remplacées par de nouvelles lois interdisant, selon les pays, l’injure, la diffamation, l’incitation à la haine, la discrimination ou la violence en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe.
Si tout le monde conviendra qu’il faut protéger les individus, l’élargissement de cette même loi au groupe reconduit un principe archaïque qui ne dit pas son nom. Comme il n’est plus possible de parler de transgression du sacré dans les sociétés sécularisées, les communautés de croyance ou de conviction ont adopté le langage de la modernité et ont forgé le concept d’« offense aux croyants ».
Le débat démocratique se révélant impossible entre l’argument religieux (l’interdiction du blasphème) et l’argument séculier (la liberté d’expression), il a été transformé en un débat systémique opposant deux droits de l’homme : la protection d’autrui ou protection des sentiments d’autrui d’une part, la liberté d’expression d’autre part. Et le tour est joué ! C’est exactement ce que vous nommez « un délit de blasphème d’un nouveau genre ».
Le problème est que ce travestissement est désormais tellement ancré dans les esprits que personne n’ose affronter les groupes et associations qui font pression sur le législateur ou le juge pour leur rappeler que le blasphème, depuis ses origines et a fortiori dans une société démocratique pluraliste est un crime sans victime.
Selon vous, quelles limites faut-il poser à la liberté d’expression ?
Chaque personne humaine doit bien sûr avoir droit au respect de son honneur et de son nom. Pour le reste, la limite ne saurait être qu’intérieure. Un souci de civilité et de décence, mêlant attention et courtoisie. Mais sans sacrifier l’irrévérence, qui participe également de l’esprit."
Lire « Les limitations à la liberté d’expression ne cessent d’augmenter dans les pays européens ».
Voir aussi "Mr Bean s’élève pour défendre la liberté d’expression en Écosse" (marianne.net , 12 août 20), les rubriques Liberté d’expression, Loi "contre la haine sur Internet" dite "loi Avia" (2019-20) (note du CLR).
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