15 janvier 2017
"Deux ans après, comment parler du 7 janvier 2015 ? Ou plutôt, comment parler « encore » du 7 janvier ? D’autres attentats ont eu lieu en France et en Europe, qui ont peu à peu noyé cette journée de janvier 2015 dans une longue liste de crimes terroristes. Le mettre à part pour en comprendre la spécificité laisserait la désagréable impression de lui réserver un traitement de faveur. Pour éviter cet écueil impardonnable, le 7 janvier s’est docilement laissé ranger sur les étagères des souvenirs pénibles. Plusieurs raisons à cela. D’abord, le temps qui passe et le renouvellement de l’actualité recouvrent très vite ce qui hier faisait la « une » des journaux. Ensuite, les motivations des tueurs, difficiles à écrier noir sur blanc, non pas qu’elles soient obscures, mais parce que, au contraire, elles sont d’une limpidité implacable. Et dans les sphères médiatiques, politiques, culturelles et spirituelles, beaucoup n’ont pas vu d’un mauvais œil cette tuerie plus encombrante que les autres perdre peu à peu sa dimension politique pour ne devenir qu’un attentat parmi d’autres.
Le 7 janvier n’est pas un attentat comme les autres. Affirmer cela n’implique aucun jugement sur la souffrance des victimes des autres crimes terroristes. Les douleurs des corps et de l’esprit sont les mêmes, et doivent toutes être respectées, quelle que soit la diversité des modes opératoires et des revendications de chaque attaque.
Le 7 janvier n’est pas un attentat comme les autres. C’est un crime politique qui avait pour objectif de supprimer des idées et ceux qui les proclamaient. Ce jour là, les victimes furent tuées en raison de leurs opinions politiques, de leurs écrits politiques, de leurs dessins politiques, publiés dans le journal politique Charlie Hebdo.
On pensait naïvement qu’un tel crime ouvrirait les yeux de ceux qui, depuis le procès des caricatures de 2006, s’obstinaient dans leur déni. Un travail de sape fut mis en œuvre pour rabaisser l’attentat de la rue Nicolas-Appert à la conséquence mérité des choix éditoriaux du journal. On découvrit que si 4 millions de français étaient descendus dans la rue manifester leur soutien aux victimes de janvier, d’autres se réjouissaient de ce crime contre notre journal. Ils sont plus nombreux qu’on croit, ceux qui auraient bien voulu qu’on oublie le 7 janvier. Qui ont misé sur le temps et la lassitude pour que la dimension politique de ce massacre disparaisse et qu’à la place on s’en souvienne, au mieux, comme d’un fait divers malheureux.
Quand on revient à la vie après avoir survécu à un attentat, on se sent en décalage avec ce qui nous entoure et on n’ose pas exprimer ce qu’on ressent, de peur d’être trop violent, incompris puis rejeté. On veut tellement revenir parmi les vivants qu’on ne dit rien qui pourrait nous en exclure. La mémoire du 7 janvier a souffert de cela. Les victimes de cette journée sanglante n’ont pas suffisamment revendiqué les raisons de leur malheur. Elles croyaient naïvement que d’autres le feraient à leur place. Qu’on écrirait pour elles des livres qui graveraient définitivement dans les consciences ce que fut le combat politique de la rédaction de Charlie Hebdo. Malheureusement ce fut trop rarement le cas, et la facilité préféra donner en pâture à la curiosité publique les émotions et les péripéties, davantage que les explications politiques.
Situation d’autant plus paradoxale que les membres de la rédaction rescapés du 7 janvier retrouvèrent très vite la possibilité de s’exprimer dans leur journal, contrairement aux autres victimes d’attaques terroristes. On pris conscience que parler d’attentat dans un hebdomadaire qui venait d’en être victime était un handicap plus qu’un atout. Une certaine objectivité nous obligeait à la retenue car, si on avait laissé parler nos tripes, le journal aurait été beaucoup plus violent. De fins esprits nous reprochèrent même de consacrer trop de place au terrorisme. Il fallait presque s’excuser de donner son avis sur ces questions d’actualité dont les pages des autres journaux étaient pourtant remplies. A Charlie Hebdo, dès qu’on voulait évoquer le terrorisme, la gravité terrestre n’était plus exactement la même pour nous. Car la parole de Charlie Hebdo est marquée au fer rouge par une histoire qui n’est pas celle des autres médias. Procès des caricatures, incendie des locaux, tuerie du 7 janvier, la légitimité de Charlie Hebdo pour parler de ces problèmes était au moins aussi grande que celle des autres médias, sinon plus. « Moi aussi, j’ai une protection policière. Et toi, elle est plus lourde ou moins lourde que la mienne ? » me fit un jour remarquer un journaliste d’un autre média , lui aussi sous protection. Une manière élégante de nous dire : « Moi aussi j’ai eu des problèmes, alors je n’ai pas de leçon à recevoir de Charlie. » Le message était clair. Charlie ne devait pas trop la ramener. Vous êtes encore là ? Vous êtes encore vivants ? Alors ne vous plaignez pas et ne faites plus les malins ! Charlie devait au plus vite rentrer dans le rang. Deux ans après, quelques observateurs s’étonnaient de constater que le journal avait conservé autant de lecteurs. Comme s’il ne les méritait pas.
De quoi Charlie fut-il le symbole ? De la liberté d’expression ? Charlie n’en sait rien lui-même et ne s’en est vraiment jamais soucié depuis sa reparution en 1992. Les millions de citoyens qui sont descendus dans les rues avaient peut-être une réponse à cette question, mais aussitôt on les discrédita en les accusant d’être les représentants d’une France de zombies catho-blancs-réactionnaires-islamophobes. Qu’importent les clébards haineux et les connards prétentieux qui aboient à son passage, Charlie Hebdo continue sa route. Musulmans intolérants, catholiques traditionalistes, fachos racistes ou gauchistes sectaires, les membres de Charlie Hebdo qui ont disparu le 7 janvier vous ont combattus jusqu’au bout. Le destin de leurs successeurs sera d’être aussi enragés qu’eux pour en faire de même."
Lire "Un crime politique".
Voir Charlie Hebdo, numéro spécial, 4 jan. 17 (note du CLR)
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