10 juin 2017
"Optimisme, peur ou colère : la présidentielle aura été la démonstration du poids des émotions chez les électeurs. Au-delà des choix supposés froids et rationnels, le citoyen est-il aussi un animal sentimental ?
La scène a lieu le 4 mai sur le plateau de l’Emission politique, sur France 2. En dernière partie du débat, l’écrivain Michel Houellebecq est invité à livrer son analyse sur les enjeux du scrutin présidentiel à trois jours du second tour. « Que pensez-vous du succès d’Emmanuel Macron ? Qu’est-ce que son ascension fulgurante dit de l’époque ? » lui lance David Pujadas. L’intéressé rétorque : « L’axe de sa campagne a donné l’impression d’une thérapie de groupe pour convertir les Français à l’optimisme. »
Outre ses talents d’écrivain, Houellebecq est connu pour ses « fulgurances » politiques, son talent à saisir ce qui travaille souterrainement la société française : angoisses et bouleversements identitaires, de la libération sexuelle (les Particules élémentaires) à l’affirmation musulmane (Soumission) ; bouleversements économico-sociaux dans une France transformée en parc d’attractions pour touristes chinois (la Carte et le Territoire). De la fiction ? Jamais une campagne présidentielle n’a autant déroulé d’épisodes que ne renierait pas une série télé : renoncement du père président de la nation, psychodrame familialo-financier dans un manoir sarthois, rapt symbolique du beau gosse à la fin du scénario. Jamais une année électorale n’a semblé concentrer un tel précipité d’affects. « On sent bien que les émotions sont au cœur de l’équation, analyse le professeur de sciences politiques Alain Faure, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du rôle des émotions [1]. Mais cet entrechoquement de blessures, désirs, promesses et frustrations forme un condensé explosif que nos schémas savants ont du mal à capter tant dans leur intensité que sur leur portée. »
La part des affects
Quelle est la place des émotions dans la mobilisation d’un électeur juste avant de déposer son bulletin de vote dans une urne ? Quelle est la part des affects chez un individu décidé à consacrer sa vie au bien des citoyens ? Longtemps, la question est restée taboue en sciences politiques. « Le continent noir des affects politiques », estime Alain Faure. A l’image de la théorie du choix rationnel en économie, prévalait la croyance d’un électeur à la conduite rationnelle et argumentée comme celle d’un gouvernant tout aussi rationnel et raisonné. Mais, dans les années 90, sous l’influence de la psychologie sociale, et des neurosciences notamment, se dessine une autre sensibilité humaine dans les sciences sociales. La question des émotions n’est plus reléguée au rayon des humeurs, mais bien prise en compte comme composante sociale majeure, en histoire comme en économie, et plus tardivement en politique. « Les affects se situent aussi au cœur des processus de construction des intérêts, des aspirations et des exigences, écrit le politiste Philippe Braud dans son livre l’Emotion en politique (Presses de Sciences-Po, 1996). Projections, idéalisations, dénis de réalité, régressions anxieuses, tous ces mécanismes, habituellement confinés dans la sphère du psychisme personnel, sont également repérables dans la vie sociale », souligne le chercheur. Comme il y a un ego histoire, à la manière d’un Ivan Jablonka qui mène le récit sous le signe du « je », il y aurait un ego politique. Il ne s’agit pas tant de renier les autres facettes de l’analyse politique - des institutions à la vie des partis - mais bien de faire éclore une représentation plus sensible, et donc plus complète, de l’électeur. Echappant aux habituels canons de la vie sous la Ve République, la présidentielle 2017 en est une belle illustration, comme si l’échéance était devenue le réceptacle des refoulements et rancœurs d’une France empêchée. Colère et indignation ont été travaillées par Le Pen et Mélenchon, peur et repli portés par Fillon et Le Pen, optimisme incarné par Emmanuel Macron.
Temps électoraux tumultueux
Une enquête conduite par le Cevipof (Sciences-Po) et à laquelle le chercheur en psychologie politique Pavlos Vasilopoulos a participé montre d’ailleurs que l’étude des émotions est particulièrement instructive en ces temps électoraux tumultueux. « Si les facteurs classiques d’analyse tels que l’idéologie ou la classe sociale restent assez stables dans le temps, ils ne tiennent cependant pas compte à long terme des changements soudains d’opinion. La montée des partis radicaux xénophobes n’a pas seulement été ample, elle s’est surtout produite à un rythme extrêmement rapide », commente-t-il. Jusqu’à très récemment, les flux d’information sur une personnalité politique pouvaient influencer positivement ou négativement le choix des électeurs. Or, l’année 2017 a exposé au grand jour les limites d’explication de toutes les grilles de lecture classiques de la recherche en sciences politiques. Jamais les citoyens tentés par les partis extrêmes seront autant restés fidèles à leurs premiers choix, insensibles aux scandales révélés dans la presse. Que ce soit aux Etats-Unis avec Trump, en France ou en Grande-Bretagne durant la campagne du Brexit.
« Une fois encore, les émotions sont une clé de compréhension des phénomènes électoraux que nous venons de vivre un peu partout dans le monde, observe Pavlos Vasilopoulos. La recherche en neurosciences et psychologie affective montre que lorsque nous nous sentons en colère, nous sommes moins susceptibles d’être persuadés et de changer d’avis sur un problème ou une personne. » Non seulement l’analyse des émotions donne à voir les angles morts des sciences politiques et sociales, mais elle soulève en plus de nouveaux paradoxes, explique le chercheur. « Contrairement à une idée reçue, certaines émotions, comme la peur, augmentent réellement la rationalité. Lorsque quelque chose change dans notre environnement et que nous devenons anxieux ou craintifs, nous sommes plus susceptibles de rechercher des informations à ce sujet et de changer notre comportement en fonction de l’information que nous recueillons. »
Les favoris éliminés
Pour Alain Faure, cette lecture sensible permet de révéler ce qu’un certain nombre de commentateurs classiques n’ont pas vu venir : les favoris ont été éliminés, le clivage gauche-droite a été débordé. De bulle médiatique qui devait exploser, Emmanuel Macron est finalement devenu président et pourrait disposer contre toute attente d’une majorité parlementaire à l’issue des législatives ! « La politisation s’alimente ici d’un processus émotionnel qui malmène les bornes partisanes, les référents professionnels et les catégories sociales », souligne le chercheur. Ainsi, les réflexes d’antan, du vote utile à la constitution d’un front républicain, ont pu sembler tourner à vide. Le politiste George E. Marcus parle de « citoyen sentimental », individu le plus à même d’exercer un jugement critique et à le traduire en choix cohérents. Exagéré ? « Relevant tant de la psychologie individuelle que de la socialisation, les émotions "morales" se montrent de puissants vecteurs de légitimation de valeurs politiques », souligne Crystal Cordell, spécialiste de philosophie politique, enseignante à Sciences-Po [2]. Le pauvre électeur n’est plus coupé en deux, la tête d’un côté, le cœur de l’autre. « La colère est une émotion, mais c’est aussi le fruit d’une pensée », disait dernièrement dans Libération (16 mai) la psychanalyste Anne Dufourmantelle. Spécialiste d’Aristote, Crystal Cordell rappelle que tout choix politique est aussi éthique. « Dans toute argumentation, il y a une mobilisation du pathos (l’émotion), du logos (parole, le rationnel) et de l’ethos (caractère éthique). »
Passions révolutionnaires
En politique, l’émotion est aussi affaire d’attraction, de conviction, voire de manipulation, ce que les candidats ont bien compris. Arme de communication politique, exploitée depuis longtemps par les émissions télé, avec un degré supplémentaire atteint cette fois par Karine Le Marchand et son Ambition intime diffusée à l’automne sur M6, le registre de l’émotion s’est immiscé chez la plupart des candidats. Si Marine Le Pen a poussé très fort du côté de l’exaltation des affects xénophobes chez ses électeurs lors de ses meetings et a surexploité le répertoire de l’invective au moment du débat télévisé face à Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon a confié avoir fait évoluer ses axes de campagne en en appelant aux passions révolutionnaires de son imaginaire politique : « J’ai eu un important travail de reconstruction à faire pour comprendre qu’un homme doit aussi vivre ses affects sans fard. […] Dans mes discours, j’aime parler de choses simples, de sentiments, d’impressions, car les affects participent à la construction d’une conscience politique », a-t-il écrit dans le Choix de l’insoumission (éd. Seuil 2016), quelques mois après sa rencontre avec la philosophe belge Chantal Mouffe, à laquelle il doit en partie le renouvellement de sa trajectoire intellectuelle.« Nous sommes d’accord sur le rôle crucial des affects dans la constitution des identités politiques », témoignait cette dernière dans Libération (19 avril).
Mais pour le politologue bulgare Ivan Krastev, qui considère également que la construction des identités politiques ne peut se soustraire à la mobilisation des émotions, les passions politiques sont loin d’être l’apanage des candidats portés sur les extrêmes. Dans une approche pas si éloignée de celle d’un Houellebecq, Krastev estime qu’Emmanuel Macron a incarné durant la présidentielle française une forme de populisme optimiste et pro-européen, aux antipodes de son adversaire directe. « Emmanuel Macron et Marine Le Pen proposent différents types d’identité au-delà des clivages classiques droite-gauche, et des divisions qui ont longtemps prévalu, comme celle par les classes sociales. Dans la mesure où il tente de définir une identité en opposition à celle de la candidate du Front national, incarnant lui aussi un changement, mais un changement sécurisé en ce qui le concerne, Macron est loin d’être un antipopuliste », analyse le directeur du Centre de stratégies libérales à Sofia et rédacteur en chef de l’édition bulgare de la revue Foreign Policy. Emmanuel Macron, président populiste optimiste ? Personne n’aurait misé un kopeck sur un tel diagnostic il y a un an.
Cécile Daumas, Simon Blin"
Lire "2017, émois politiques".
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