Livre

1989 : "Dis-moi ce que tu célèbres, je te dirai quel avenir tu prépares" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 1er septembre 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

"Quel bicentenaire de la Révolution française ?"

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Dis-moi ce que tu célèbres, je te dirai quel avenir tu prépares.

Rue Cadet [1], la philosophie et l’histoire républicaines font partie de la culture maçonnique au même titre que la tradition initiatique. Les francs-maçons se pensent en héritiers de la Révolution quand, cédant au romantisme, ils n’imaginent pas que tous leurs ancêtres en ont été les principaux acteurs. La réalité est quelque peu différente même si des Maçons ont étroitement participé à la diffusion des Lumières, à la rédaction des cahiers de doléances, à la nuit du 4 août durant laquelle la représentation nationale abolit les privilèges.

De la même façon qu’ils se sont impliqués dans les journées révolutionnaires de 1830 incarnées par Eugène Delacroix dans sa Liberté guidant le peuple et celles de 1848, immortalisées par Victor Hugo dans les Misérables. Et qu’ils se sont retrouvés nombreux au sein du gouvernement provisoire de février 1848 comme plus tard au sein de la Commune de 1871.

La commémoration de la Révolution française constitue une opportunité rare pour penser ce que nous devons à ces femmes et à ces hommes d’exception qui ont fait émerger les idées des Lumières avant de les transformer en principes de la République.

Convient-t-il de se satisfaire d’un hommage, fût-il grandiose, à ces heures héroïques, et de méditer sur l’obsolescence des utopies ou bien de poursuivre l’œuvre de transformation sociale et d’émancipation qui demeure inachevée ?

Le Front Populaire en 1939 avait donné un vif éclat au cent cinquantième anniversaire de la Révolution et soutenu Jean Renoir qui tournait La Marseillaise.

La commémoration du Bicentenaire qui se prépare est profondément politique. Quel hommage ? Le pouvoir hésite.

Que convient-il de célébrer, quels moments, quels faits, quels projets, quels messages, quels symboles ? François Furet a lancé la bataille des mots, écrivant de la Révolution qu’il ne s’agit ni de la maudire, ni de la célébrer. Pour célébrer un bicentenaire, c’était peu enthousiasmant. Il faudra tout le talent des historiens Maurice Agulhon et Michel Vovelle pour résister à ceux qui entendent nettoyer la Révolution, en extirper les moments terribles, en exfiltrer les symboles récupérables, oublier, ainsi que le rappelait Georges Clémenceau, que "la Révolution française est un bloc dont on ne peut rien distraire" [2].

François Mitterrand conclura momentanément le débat : "Ne faudrait-il pas dire que la révolution est un tout (…) complexe comme la vie elle-même, où il y a de l’enthousiasmant et de l’inacceptable ?" [3] La politique du "en même temps", avant l’heure !

Pour ce bicentenaire, la dimension festive est privilégiée [par rapport] au débat philosophique, en dépit des efforts louables de l’historien Jean-Michel Jeanneney, chargé par François Mitterrand de la commémoration après le décès des deux présidents précédents, Edgar Faure et Michel Baroin. Les Jeanneney sont une grande dynastie au service de la République. Jean-Noël s’inscrit dans cette filiation.

Mais, neuf ans après l’élection de François Mitterrand, le temps n’est plus aux grandes envolées idéologiques qui ont précédé et préparé la victoire de 1981. L’heure est à la culture de gouvernement. Et l’histoire est à son service. La politique des idées s’efface derrière une gigantesque opération de communication. L’apothéose d’une année de manifestations nombreuses a lieu le 14 juillet sur les Champs-Élysées où le traditionnel défilé est transformé en une monumentale parade nocturne. Un défilé spectacle, conçu par Jean-Paul Goude, suivi par un million de spectateurs massés le long de la plus belle avenue du monde et par 800 millions de téléspectateurs, réunissant 7500 personnes en des dizaines de tableaux-vivants représentant la pluralité des cultures et des civilisations, dont ne sait pas bien s’il incarne l’universalisme ou flatte le communautarisme.

Et qui s’achève, summum de l’émotion, place de la Concorde, par la Marseillaise interprétée par Jessye Norman, la soprano américaine dont les parements de la robe aux couleurs du drapeau français, flottent dans le vent, accompagnée de plusieurs centaines de choristes. Une lumineuse et émouvante réussite qui, sous l’angle de la politique, ne peut pas ne pas faire penser aux fastes du château de Versailles au temps du Roi-soleil.

Ce jour-là, il n’aura pas été question de révolution. Ni de socialisme. Ni de République.

Le désir de changement des années 80 s’est émoussé au sommet de l’État. Qui n’a compris que cette faramineuse commémoration résonne comme des obsèques nationales ? lance l’orateur de ma loge à l’issue d’une tenue consacrée à cet anniversaire.

Mais la Révolution française demeure un symbole d’espoir pour de nombreux peuples, du Chili sous la dictature de Pinochet à la Chine populaire. Dans les tribunes, place de la Concorde, sur les sièges prévus pour les officiels de l’Empire du Milieu qui ont boudé l’invitation, ont pris place deux dissidents chinois, exfiltrés après les manifestations de la place Tian’anmen. Ils sont invités par Jack Lang. Je suis à quelques pas. Leur présence est émouvante. Elle me touche car, envoyé par l’Agence France Presse à Pékin en 1984 pour l’anniversaire de la reconnaissance de la Chine Populaire par la France, j’avais été reçu par Hu Yao Bang, le secrétaire général du parti communiste chinois, qui m’avait accordé une interview dans laquelle il exprimait son attachement aux Lumières et à la Révolution française. Il n’y a que les Français pour ne pas prendre la mesure du respect et de la proximité que nombre de peuples témoignent à cette France. C’est à la mort de cet homme, réformiste, visionnaire et courageux, que les étudiants chinois avaient envahi la place centrale de Pékin et lancé le mouvement de protestation contre lequel le pouvoir allait envoyer les chars.

En revanche, dans les colonnes des journaux, les débats historiographiques font rage. Dans les loges du Grand Orient on débat au fond. On invite les historiens aux colloques qu’organise le Grand Orient. Les frères sont quasi unanimes à se prononcer en faveur de la poursuite des grands projets de la Révolution.

Mais y a-t-il une bonne et une mauvaise révolution ? Faudrait-il se restreindre à 1789, ce qui veut dire qu’on jugerait indigne la commémoration de la chute de la monarchie, la première élection au suffrage universel (1792), l’instauration de l’enseignement gratuit obligatoire (1793), l’abolition de l’esclavage (1794), la première séparation de l’Église et de l’État ou la loi sur l’Instruction publique (1795) ?

L’ombre de la Terreur plane sur les débats et conduit certains à ne vouloir célébrer que 89. L’idéologie du convenable marche sur les traces du révisionnisme qui affirme que Staline était dans Lénine, Lénine dans Marx, Marx dans la Révolution française. Bientôt certains ajouteront et la Révolution dans la philosophie des Lumières !

Mais, de mémoire, je ne pense pas que cette conception ait été largement défendue dans les ateliers qui débattent ardemment. Au contraire, j’ai le souvenir de réunions collectives et de colloques où les frères témoignent d’un fort attachement à une révolution qu’ils pensent indivisible même s’ils réprouvent la violence.

L’opposition entre Jacobins et Girondins se poursuit sous des formes nouvelles. Je rappelle la formule de Jaurès : je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux jacobins. Qu’est-ce à dire aujourd’hui ? Y a-t-il de nouvelles Bastille à prendre ? Des privilèges à abolir ? Des injustices à subvertir ? De nouvelles libertés à conquérir ? Des formes originales de démocratie à imaginer ? La réponse est positive dès lors que ces projets s’inscrivent dans la filiation des Lumières.

Le projet des frères n’est pas de conserver un passé comme un paradis originel mais de penser le monde en train de se faire, d’en corriger les injustices, de maîtriser les conséquences des foudroyantes révolutions technologiques et techniques. C’est le contre-pied des festivités qui semblent dire que la Révolution est terminée alors qu’il s’agit de la poursuivre par d’autres voies.

Poursuivre, tel pourrait être le mot d’ordre des frères du Grand Orient, conscients du danger de la transformation lente de la politique en spectacle. Un sentiment qu’exprime, mieux que de longs discours, l’affiche moqueuse du dessinateur Lou. On y voit un orateur en perruque, jaquette et jabot, écharpe tricolore ceinte à la taille, les bras levés, incantatoires, qui, de la tribune probablement de la Convention, clame avec véhémence, la dictature, c’est ferme ta gueule, la démocratie, c’est cause toujours !

Célébrer le passé, c’est légitimer le présent et dessiner l’avenir qu’on se prête. C’est s’interroger sur notre identité car l’histoire qui se fait dépend beaucoup de l’histoire qui se raconte. Des faits réels et de l’imaginaire. De la mémoire et de ses interprétations.

L’historien Jacques Godechot a apporté une immense contribution en comparant les différentes histoires de la Révolution écrites par Thiers, Michelet, Lamartine, Louis Blanc, Tocqueville, Edgar Quinet, Carlyle, Joseph de Maistre, Heinrich von Sybel, Hippolyte Taine, Alphonse Aulard, Jean Jaurès, Albert Mathiez, Georges Lefebvre, Albert Soboul, Daniel Guérin, François Furet, Roger Stéphane, auxquels il convient d’ajouter Maurice Agulhon, Michel Vovelle, Pascal Ory, Pierre Chaunu… [4]

Le Bicentenaire fut une grande réussite festive. Il ne contribua pas à dessiner les contours d’un horizon pour l’avenir des Lumières et de la République.

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[1Siège du Grand Orient de France (note du CLR).

[2Georges Clémenceau, discours à la Chambres de députés, 29 janvier 1891.

[3François Mitterrand, 15 janvier 1988.

[4Jacques Godechot, Un jury pour la Révolution, éditions Science nouvelle, Robert Laffont, 1974.


Voir aussi "Marianne toujours !" sur le site de l’éditeur,
et le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Culture,
dans la Revue de presse les rubriques Révolution française, Commémorations dans Histoire (note du CLR).


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