Contribution

1905-2025, défendons et promouvons la loi de Séparation des Églises et de l’État (Ch. Coutel)

Charles Coutel, universitaire, vice-président du Comité Laïcité République. 3 décembre 2024

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Dans la continuité de nos deux précédentes contributions [1] sur la genèse et la promulgation de la loi de décembre 1905, ce nouveau texte s’efforce de tirer les leçons de l’histoire pour donner force et vigueur au principe républicain de laïcité.
Cette loi de 1905 avec l’affirmation de la souveraineté du peuple constitue le socle de notre régime républicain. Elle s’inscrit dans le long effort d’émancipation engagé par les Lumières et la Révolution de 1789 (notre premier texte), mais aussi par la IIIe République (notre second texte). L’anniversaire des 120 ans de la loi de 1905 est l’occasion, certes, d’en étudier la genèse, mais doit susciter aussi un effort de clarification et d’actualisation dans une volonté de réinstitution continue.

Mais de nombreux chantiers restent ouverts : la lutte contre les cléricalismes et contre les fanatismes, contre les discriminations, contre les inégalités, contre les injustices, sans parler de la crise de l’École et de l’Université, la montée de la violence islamiste, autant d’urgences qui requièrent notre vigilance et tout un travail de redéfinition et de clarification.
Cette recherche est d’autant plus nécessaire que certains républicains proposent d’ajouter les deux premiers articles de la loi de 1905 dans notre Constitution. Sur cette délicate question, soyons prudents, car les ennemis de la République pourraient en profiter pour mettre notre régime républicain face à certaines de ses insuffisances, par exemple l’abrogation des régimes dérogatoires comme celui d’Alsace-Moselle. Le débat juridique et politique est ouvert. Pour autant, célébrons et promouvons la loi de 1905 qui consolide la Cause républicaine et humaniste.

La richesse du passé mais aussi la complexité de la genèse de la loi de 1905 nous joue des tours ; la méconnaissance de l’histoire de celle-ci explique notre actuelle confusion et rend difficile la nécessaire réinstitution du principe de laïcité. Ajoutons que depuis les odieux attentats terroristes comme celui du 7 octobre 2023 et les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, on assiste à de multiples tentatives de récupérations et de manipulations politiques et idéologiques. Les tenants d’une laïcité de concession permanente devant l’islamisme politique pactisent de fait avec les fanatiques. Trop souvent, au nom d’un confus "vivre-ensemble", que l’on maintient à dessein dans son imprécision et sa confusion, tout semble prêt pour une nouvelle résignation de grande ampleur. Il est donc plus que temps de réagir, afin d’éviter un véritable Munich de la laïcité républicaine. Le sacrifice de tous ces héros de la République nous oblige.

Sortons de la confusion actuelle par un effort de clarification sur les mots, comme nous allons l’examiner en un premier temps. Puis tentons de repérer les malentendus et les contresens que les opposants à la laïcité cultivent ; faisons même de ces malentendus autant d’occasions de progresser, ce sera notre second temps.
Enfin, tentons d’examiner les conditions de possibilité d’une réinstitution du principe républicain de laïcité promulgué par la loi de 1905.

Sortir de la confusion autour du mot "laïcité"

Les mots utilisés pour parler de laïcité sont-ils si clairs ? Un travail critique sur le mot laïcité s’impose.
Nos précédentes contributions ont montré que la Révolution de 1789, fille des Lumières, en affirmant la nécessité d’une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, a commencé par des années d’analyse critique des connaissances et des mots. Que seraient Sieyès, Camille Desmoulins, Danton, Condorcet ou Robespierre sans Voltaire, Condillac, Diderot, Montesquieu et Rousseau ? À travers eux s’est élaborée une exigence de laïcité, même si le terme ne fut produit qu’en 1871 par Littré.

Sans ce recul critique et historique, nous risquons une approche réductrice de la laïcité (notre seconde contribution). Dans nos discours actuels, tout se mélange. Ainsi, on réduit la laïcité à un concept ; mais alors, on ne précise jamais dans quelle théorie générale il prend sens. De même, on présente la laïcité comme une valeur morale mais sans jamais la relier à des principes juridiques ou aux éléments de notre devise républicaine. Pudiquement, on l’intègre dans des valeurs de la République, jamais vraiment définies. Il est urgent de questionner nos usages plus qu’approximatifs de l’expression valeurs de la République, qui nous aide à ne pas penser le lien entre les principes républicains et la vertu politique (dans le sens proposé par Montesquieu : tout faire pour préférer l’intérêt général à notre intérêt particulier). C’est parce que nous ne voulons pas penser ce lien que nous avons du mal à rassembler les conditions d’une véritable réinstitution de la République. Cependant, entre 1789 et 1795 ou encore 1876 et 1905, les républicains firent cet effort : cela nous oblige en 2025.

Enfin, beaucoup font de la laïcité une machine de guerre contre les convictions religieuses. Mais alors, comment expliquer qu’on peut être croyant et défenseur de la laïcité républicaine ? D’autres esprits n’hésitent pas à faire de notre laïcité une étrange passion franco-française coloniale ou néocoloniale qui nous isolerait d’une « bénéfique » mondialisation. Ils régressent ainsi de la laïcité républicaine vers la sécularisation anglo-saxonne, allant même jusqu’à vouloir instaurer en France des accommodements raisonnables, à la façon de Jean Baubérot, notamment en remettant en cause la loi de 2004.
Toutes ces confusions reposent sur une profonde méconnaissance du triptyque humanisme, rationalisme, universalisme qui constitue le cadre du combat laïque à mener et que les Lumières, la Révolution de 1789 et la IIIe République, ou encore un Jean Zay, nous donnent en héritage.

Un premier effort de définition

Le terme laïque vient de laos, c’est-à-dire le peuple en entier, qu’il s’agit d’opposer à klêros, clergé, qui constitue un groupe à part ; rappelons que démos désigne, lui, le peuple dans son unité politique. La laïcité s’opposera donc au cléricalisme. Cette exigence de laïcité traverse la tradition française du gallicanisme, du protestantisme mais aussi les Lumières qui affirment la liberté individuelle de penser et de croire. Tout au long du XIXe siècle est revendiquée une nécessaire liberté absolue de conscience. Avec ces rappels, on comprend mieux pourquoi des traces de vision religieuse du monde sont encore présentes dans nos esprits, voire dans nos mots, voir les pages 103 à 111 de notre ouvrage L’émancipation maçonnique, Conform Édition, 2023, avec une préface de Philippe Guglielmi et un avant-propos de Cécile Révauger.

Cette confusion dans les mots s’est encore accentuée depuis les années 1970, lorsque le Président Valéry Giscard d’Estaing, pour prévenir tout nouveau mai 1968, décida, par la réforme Haby (1975), de transformer l’école publique en une communauté éducative, visant la simple socialisation, en lieu et place d’une institution de transmission de la culture républicaine fondée sur les savoirs élémentaires et la culture humaniste. Or la tradition républicaine de l’instruction publique depuis 1789 s’est toujours attachée à la maîtrise des mots et de la grammaire française, mais aussi à la promotion des humanités gréco-latines. Avec Giscard d’Estaing, on est passé de l’École comme lieu de l’émancipation à la simple adaptation. La « langue giscardienne » sera constituée de mots volontairement confus et ambivalents ; nous en sommes encore là aujourd’hui.

Résultat de cette régression giscardienne : le cadre historique et juridique de la laïcité fut méconnu et les forces cléricales sont revenues doucement, mais sûrement. Les associations religieuses intégristes, comme les Frères musulmans, profitèrent de cette cléricalisation en douceur de notre vocabulaire politique, médiatique et pédagogique pour développer un entrisme dans tous les services publics, mais aussi dans les médias, dans l’École publique, la formation des maîtres et l’Université.

C’est au point que l’on peut parler d’un véritable « cléricalisme langagier d’atmosphère » dont le centre est l’expression confuse "vivre ensemble". Au "vivre ensemble" s’ajoute l’idéologie compassionnelle de l’inclusion et de la bienveillance, sans oublier l’empathie, qui, pour reprendre le mot d’Alain, « berce au lieu d’instruire ».

Or, le but de la laïcité républicaine est bien de réaffirmer l’éminence de l’intérêt général au service du peuple souverain et fraternel, comme le prône notre devise républicaine. Célébrer 1905 pourrait être pour nous l’occasion de parler à nouveau la « langue républicaine ».

On le voit, les usages du mot "laïcité" sont entourés de préjugés et de confusions. Face à cette cléricalisation, menons deux tâches de résistance : proposer une définition synthétique du principe de laïcité et dresser la liste des principaux malentendus et contresens, hérités de notre longue histoire pour en faire autant de leçons.

Proposons ainsi la définition perfective suivante : la laïcité est la coexistence pacifique et rationnelle des libertés individuelles éclairées, au sein d’une République définie non comme une juxtaposition de communautés ethniques mais comme une nation civique.

Malentendus et contresens

Mais toute définition de la laïcité est abstraite si l’on ne voit pas de quels contresens elle peut nous délivrer et quelles perspectives concrètes elle ouvre ; nous suivons en cela l’avertissement mélioriste d’un Condorcet, traducteur des Lumières dans la Révolution de 1789.

Désormais, on comprend mieux pourquoi Ferdinand Buisson, dans l’édition 1911 de son Dictionnaire de pédagogie, a tenu à compléter le long article « Laïcité » par un autre article très bref simplement intitulé « Laïque ». Dans ce second article, il précise que "laïque" ne s’oppose pas à "religieux" mais à "clérical". On y lit : « Le mot qui s’oppose étymologiquement et historiquement à laïque de la façon la plus directe, ce n’est pas ecclésiastique ni religieux, ni moine, ni prêtre, c’est le mot clerc. » Cet extrait est présenté et commenté par Pierre Hayat dans son anthologie du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, éditée en 2000 chez Kimé. On pourra aussi se reporter au chapitre 6 de notre anthologie La République et l’école, parue chez Presses Pocket en 1991.

Insistons sur un second contresens concernant les liens entre laïcité et neutralité, comme nous y invite Jacques Muglioni dans son article « Laïcité intempestive » publié dans la revue Éducation et pédagogie, 7, 1990, p. 66. Nous le citons : « Laïcité n’est pas neutralité et le remède à l’intolérance est à l’opposé du pluralisme à la mode. On ne respecte pas les superstitions sous prétexte qu’elle relèvent d’une conviction personnelle. Il est des convictions meurtrières et terroristes. L’esprit superstitieux est lui-même sous l’influence de la coutume et de la peur. Il a besoin d’apprendre à penser par lui-même d’après l’objet afin d’être libre, ce qui suppose instruction et exercice. »

La conséquence est claire : notre État laïque est neutre sur le plan confessionnel, mais non sur les plans philosophique ou politique. Ces remarques ont une conséquence immédiate sur l’École républicaine : vouloir établir un enseignement laïque de la morale sans promouvoir, dans le même temps, la puissance émancipatrice de la raison scientifique à travers l’enseignement des disciplines scolaires dans le cadre de programmes nationaux est un contresens. Les convictions religieuses sont à présenter et étudier au sein des programmes officiels comme des énoncés culturels à décrire, sans jamais y adhérer ou chercher à les imposer.

Sans cet effort critique, aujourd’hui en grande partie délaissé, nous laissons la porte ouverte à tous les fanatismes et à toutes les superstitions, dès lors qu’une culture du débat ne repose pas sur une solide instruction élémentaire préalable des élèves. La leçon est claire : être laïque c’est promouvoir la raison et la thèse humaniste héritée de Descartes, Spinoza, des Lumières, de la Révolution française ou encore d’Auguste Comte : il est de l’intérêt de la vérité et de la justice d’être recherchées par le plus grand nombre possible d’esprits instruits et éclairés. Nous devons au chercheur Pierre Vermeren une analyse précise, datant du 16 octobre 2024, où il montre que les fanatiques et les obscurantistes profitent du recul de l’esprit critique chez nos élèves.

Par cet effort critique, nous nous donnons les moyens pédagogiques et idéologiques de ne plus céder un pouce de terrain devant l’impérialisme mortifère des islamistes. C’est pourquoi, entre autres raisons, tant de jeunes, peu instruits, incultes voire désocialisés, véritables esclaves du stato-consumérisme, sont tentés par les processus de radicalisation, par exemple au sein des établissements scolaires, des clubs sportifs, des prisons et sur les réseaux sociaux.

Enfin, dernier malentendu à lever : celui qui revient, comme le fait le Rassemblement national, à isoler le principe de laïcité des autres principes qui lui donnent sens et avenir. Ainsi, ce parti d’extrême droite ne relie jamais la laïcité avec l’égalité et la fraternité, notamment à travers la notion idéologique et anti-universaliste de « préférence nationale ». Si nous voulons passer de la définition à l’explication, puis à la réinstitution, notre définition synthétique doit sans cesse tenir compte des contresens que nous commettons sur elle.

Une de nos urgences est donc bien de cultiver notre esprit critique dans les usages que nous faisons du terme laïcité. Rappelons sans cesse l’unité philosophique des principes républicains : liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, dignité, hospitalité, concorde universelle. Tout se tient. Être laïque, c’est s’inscrire dans un cadre juridique et institutionnel vivant, animé par un idéal éthique, mais c’est aussi rejoindre un combat garantissant l’accès de tous aux savoirs et à la culture humaniste. Un Péguy ou un Clemenceau ont insisté sur l’idée que ce processus de laïcisation doit être continu. On doit à Pierre Hayat dans la conclusion de son livre La laïcité et les pouvoirs, Kimé, 1998, p. 183-188, de nous rappeler que tous ces efforts méritent d’être intégrés dans ce qu’il nomme une culture laïque. Pour développer cette culture laïque, l’École républicaine, l’Université et la Formation des maîtres sont requises. C’est par elles que la réinstitution du principe de laïcité devient possible et doit s’engager promptement. Examinons à quelles conditions.

Conditions de la réinstitution du principe de laïcité aujourd’hui

Pour renforcer le principe de laïcité et dépasser les contresens et les malentendus qui nous éloignent de notre fidélité républicaine, indiquons les conditions pratiques que les républicains doivent réunir. Ces conditions sont de deux ordres : des conditions théoriques et des conditions institutionnelles.

Le principe de laïcité républicaine devrait être redéfini pour lui-même, en dehors des passions qui l’entourent. Le principe de laïcité, cœur de la loi de 1905, procède de l’affirmation qu’il existe en chaque homme une raison à développer, notamment par l’instruction publique et la culture humaniste et laïque. Ce principe de laïcité suppose la formation d’une raison critique : pour penser par lui-même, un citoyen libre et éclairé n’a pas besoin d’une religion. Ce citoyen éclairé est autonome. Quand il apprend, enseigne, débat ou vote, le citoyen d’une République laïque ne dépend que de sa raison : on ne saurait donc faire de la laïcité une matière d’enseignement à part, comme s’il s’agissait d’un catéchisme, puisque la laïcité est la condition de possibilité d’un véritable enseignement public et d’une citoyenneté active. Nous évitons ainsi toute dérive relativiste, communautariste, qui se gangrène en fanatisme : la France est multiculturelle et non multiculturaliste. Elle n’essentialise aucun individu dans une communauté ou une religion.

Le principe républicain de laïcité, notamment dans la formation des maîtres, ne devrait pas être présenté comme une opinion mais bien comme ce qui rend possible l’étude, au sein de l’École républicaine, des diverses convictions. L’école publique laïque va ainsi aider chacun à faire de ses convictions une thèse à ses propres yeux, comme nous l’avons récemment rappelé aux lycéens du lycée international de Ferney-Voltaire, dans le cadre d’une action pédagogique organisée par le Comité Laïcité République.

On ne dira jamais assez combien la télévision et les réseaux sociaux sont devenus pour nos jeunes les armes des sectes, des cléricalismes et des fanatismes.

À ces conditions théoriques, ajoutons des conditions plus institutionnelles et concrètes. Les institutions chargées de la transmission de la culture laïque doivent se prémunir contre les sophismes mondialiste, qui confondent le mondial et l’universel, et communicationnel, qui confondent communiquer et transmettre. La transmission des savoirs élémentaires est, par elle-même, formatrice du jugement critique et donc de l’exigence de laïcité. Les savoirs élémentaires sont l’alphabet de l’émancipation.

Brève conclusion

La promotion et la réinstitution du principe de laïcité passent par la mobilisation de toutes les associations, syndicats et partis républicains réellement attachés à la République, en dehors de tout esprit sectaire et de tout électoralisme.
Enfin, au sein des programmes scolaires et de la Formation des maîtres ne conviendrait-il pas de dispenser un enseignement solide portant sur l’histoire des institutions laïques et républicaines, comme le prônait Claude Nicolet dans ses rapports officiels (voir son ouvrage de 1992, La République en France. État des lieux, Le Seuil).

Si nous voulons éviter un Munich du principe républicain de laïcité, l’heure n’est pas à l’incantation mais bien à la mobilisation et à la réinstitution. Reprenons une formule de Patrick Kessel, nous invitant à user des « armes de la critique », afin de répondre non fanatiquement à tous les fanatiques : mener à bien l’étude des concepts, principes et idéaux hérités de la tradition républicaine et la relecture des classiques de la République sont d’un grand secours, mais ne suffisent plus ; employons désormais les grands moyens.

Redisons que, sans cet effort collectif de réinstitution, notre devise « Liberté, égalité, fraternité » n’aurait tout simplement plus de sens, ni d’avenir.

À l’occasion du 120e anniversaire de la promulgation de la loi de 1905, réinstituons le principe de laïcité, cœur battant de la Cité républicaine et fraternelle.

Œuvrons !

Charles Coutel

[1Voir les Contributions (note de la rédaction CLR).


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