Contribution

Oui, la laïcité est en danger ! (E. Moreau, déc. 22)

par Edouard Moreau. 3 décembre 2022

En 2012, le président de la République François Hollande installe un Observatoire de la laïcité, à la présidence duquel le pouvoir nomme Jean-Louis Bianco. Lequel n’aura de cesse de proclamer : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 2013), "Je ne crois pas que la laïcité soit en danger" (publicsenat.fr , 27 novembre 2017), « La laïcité n’est pas menacée » (ladepeche.fr , 13 décembre 2017).

Là est le noeud du désaccord.

Oui, la laïcité est en danger.

Les preuves en sont malheureusement multiples.

En premier lieu, comment ne pas évoquer la funeste succession d’attaques terroristes ? De 1979 à 2019, au moins 167 000 morts dans le monde sont dues au terrorisme islamiste (D. Reynié, dir., pour la Fondapol, Les attentats islamistes dans le monde 1979-2019). Dans le monde occidental, la France est le pays le plus touché par les attentats islamistes : en dix ans, depuis 2012 (tuerie de Mohamed Merah), près de 300 personnes ont été tuées en France au nom d’Allah. Pourquoi la France ? Parmi les principales « raisons » invoquées par les commanditaires figure bien sûr la laïcité (« Pourquoi la France a-t-elle été une cible privilégiée de Daech ? » la-croix.com , 5 sept. 22).

Dans le même registre de la délinquance et de la criminalité, il faut aussi mentionner les multiples mauvais traitements, violences et abus sexuels dans le cadre de structures religieuses, en particulier dans l’Eglise catholique, mais aussi de structures se réclamant de l’islam, du bouddhisme ou du judaïsme.

Qu’est-ce que la laïcité ? Une philosophie, mais aussi un principe d’organisation de la cité. « La laïcité n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une ». Henri Peña-Ruiz, faisant un parallèle avec la devise républicaine, explique que la laïcité s’articule autour de trois principes indissociables : la liberté de conscience, l’égalité des droits, l’universalité de la loi. Quant à Eric Anceau, il distingue quatre piliers : la liberté de conscience, la séparation des Eglises et de l’Etat, l’art de vivre dans la République, le combat de la raison et du libre arbitre contre les obscurantismes.

Comment ces principes se déclinent-ils concrètement ? Souvent on parle d’« espace public » et d’ « espace privé ». En réalité il y a trois champs, souligne Catherine Kintzler : l’espace privé, l’espace civil ouvert au public (« la rue ») et la sphère de l’autorité publique. Dans les deux premiers (chez soi et dans la rue), le régime est celui de la liberté d’expression. Dans la sphère de l’autorité publique, le régime est l’abstention en matière de croyance et d’incroyance, la neutralité.

D’abord, rappelons que a Loi de Séparation (1905) n’est pas appliquée en Alsace-Moselle et dans certains territoires d’outre-mer. « Les deux départements alsaciens, comme celui de la Moselle, qui étaient allemands en 1905, vivent toujours sous le régime du Concordat qui prévoit le financement par l’Etat des quatre cultes reconnus de l’époque (catholique, luthérien, réformé et juif) » ("Les militants laïcs contre une exception pour l’Alsace et la Moselle », Reuters, 23 juil. 12). Les agents du culte y sont rémunérés par l’Etat, c’est-à-dire par le contribuable, au mépris de ses propres convictions. Et jusque 2016 préexistait le délit de blasphème.

Et l’école ? L’école, ce n’est pas l’Etat (neutralité), mais est-ce l’« espace civil » du public (liberté d’expression) ? Pour Catherine Kintzler, l’école publique primaire et secondaire, parce qu’elle accueille « des libertés en voie de constitution », n’est pas pas un « lieu de simple jouissance des droits, qu’elle contribue à rendre possibles ». Henri Peña-Ruiz précise pourquoi le régime de liberté à l’école n’est pas le même que dans le reste de la société civile. « Primo, car pour être disponibles à l’enseignement, les élèves ne doivent pas être divisés par des signes d’appartenance religieuse ou d’athéisme. Secundo, parce que n’étant pas parvenus à maturité, ils ne peuvent pas bénéficier du même régime de liberté que les adultes » (letudiant.fr , 13 jan. 15).

La confusion idéologique qui s’est installée, en premier lieu à gauche, apparaît au grand jour avec l’affaire du voile de Creil, en 1989. « Telle une irruption volcanique, elle annonce des répétitions plus redoutables », écrit Patrick Kessel (Marianne toujours ! L’Harmattan, 2021), « c’est le pavé mosaïque de la République et des Lumières qui menace de voler en éclats. » A l’occasion de la rentrée des classes au collège Gabriel-Havez de Creil, trois élèves arrivent voilées en cours. Les enseignants et le principal leur demandent de retirer leurs foulards à l’intérieur de l’établissement. La polémique se développe dans tout le pays. « Profs, ne capitulons pas ! » abjurent à la Une du Nouvel Observateur cinq intellectuels (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler) le 2 novembre 1989 dans un texte intitulé "Le Munich des consciences". Le ministre de l’Education, Lionel Jospin, tergiverse et refile le bébé au Conseil d’Etat. La haute juridiction ne tranche pas, pond un texte alambiqué, estimant que le port du foulard islamique n’est pas par principe incompatible avec le principe de laïcité. Enseignants et chefs d’établissement sont laissés seuls face à eux-mêmes pour apprécier au cas par cas, s’exposant à des poursuites judiciaires et autres intimidations.

Il faudra attendre quinze ans pour que, sous l’impulsion du président Chirac, la loi interdise les signes religieux ostensibles à l’école publique.

En ce qui concerne l’école, la séparation elle-même est loin d’être aboutie, puisque l’école privée continue d’être financée par la puissance publique (donc le contribuable). Et de plus en plus : loi Carle sur le financement par les communes de la scolarisation dans le privé (2009), scolarisation obligatoire à 3 ans (2021), fonds de l’éducation prioritaire (« contrats locaux d’accompagnement ») distribués sans contrepartie à des écoles privées, etc. De plus, les établissements musulmans hors contrat et autres « écoles coraniques » se multiplient, le plus souvent dans l’orbite des Frères musulmans.

Au sein même de l’école publique, les atteintes à la laïcité se multiplient, à commencer par la contestation du contenu des enseignements et des programmes. Samuel Paty y laissera sa vie, mais de nombreux autres enseignants sont en butte à ces attaques.

« La pression du communautarisme le plus radical s’exprime à l’école : dérogations pour les jeunes filles aux cours de biologie et d’éducation physique, pressions sur les contenus des cours de littérature et d’histoire, menaces et violences sur les enseignants, tables séparées selon la communauté d’appartenance des enfants » (Patrick Kessel, Mission parlementaire sur le port du voile intégral, 2009). En 2018, le ministère a fait savoir qu’"en trois mois, l’Education nationale a traité 400 cas d’atteinte grave à la laïcité" (Le Figaro, 12 oct. 18) : « Refus de manger de la nourriture non halal ou d’aller à la piscine, rejet de certains enseignements liés à la littérature des Lumières ou au darwinisme, paroles inappropriées lors de commémorations, refus pour un enfant de donner la main à une fille et pour un parent de serrer la main à une enseignante... » 59 % des enseignants estiment la laïcité en danger (Le Monde, 13 juin 18).

Les fêtes religieuses pèsent de plus en plus sur l’organisation de l’enseignement et des examens. 

La moitié des enseignants affirment avoir été confrontés à une « forme de contestation au nom de la religion dans leur classe » et « s’être déjà autocensurés dans leur enseignement ». Les atteintes à la laïcité prennent une tournure extrême avec des manifestations d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme, qui ne sont plus rares. Le fameux discours de Victor Hugo est toujours d’actualité :« Le parti clérical qui depuis longtemps essaye de mettre un bâillon à l’esprit humain... Vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! […] Si le cerveau de l’humanité était là devant vous à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures… L’Église chez elle et l’État chez lui » (Victor Hugo, 15 janvier 1850).

Comment réagit la hiérarchie, à tous les étages, jusqu’au ministère ? Dans la grande majorité des cas, par le tristement célèbre « Pas de vague ». Les enseignants laïques ne sont pas soutenus, voire sont sanctionnés : Samuel Mayol, Fatiha Agag-Boudjahlat, Didier Lemaire, Klaus Kinzler, Stéphane Dorin... (Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, éd. Hermann). « J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent », lançait Charb, directeur de Charlie Hebdo, alors qu’il présidait la remise du Prix de la Laïcité, le 8 octobre 2012 à l’Hôtel de ville de Paris.

Dans l’enseignement supérieur, des débats, des spectacles, sont interdits (Hollande à Lille, Agacinski à Bordeaux, Lentz à Nantes, pièce d’Eschyle à la Sorbonne...), des enseignants sont montrés du doigt, harcelés (Sciences Po Grenoble...), voire menacés de mort, comme le directeur de l’IUT de Saint-Denis, Samuel Mayol : « Des étudiants de l’Université avaient implanté au sein de l’IUT une salle de prière [et] faisaient des pressions sur les étudiants, et surtout sur les étudiantes, pour qu’il y ait une pratique religieuse. […] J’ai mis fin à ces différentes pratiques » (« J’ai vécu 32 menaces de mort et deux agressions physiques »). 

Une prof de fac est « menacée de mort pour avoir critiqué l’islam » (lepoint.fr , 16 déc. 20). A Sciences-Po Paris, on met en cause le darwinisme, on accueille l’idéologie racialiste, on promeut les « gender studies » (études de genres) et on organise un « hdjab day » : "Pour sensibiliser sur le port du voile et « démystifier le tissu », des étudiants de la grande école parisienne encouragent leurs camarades à « se couvrir les cheveux d’un voile le temps d’une journée », ce mercredi" (lefigaro.fr , 19 avril 2016).

Les grandes organisations du mouvement éducatif sont contaminées, complices voire actrices. En mai 2022, la Ligue de l’enseignement organise pour la région Ile-de-France un concours d’éloquence où l’on entend que la laïcité est « le cercueil des femmes » ou « une forme de dictature ». Dans le 20e arrondissement de Paris, un centre social géré par la Ligue de l’enseignement voulait organiser une démonstration de comment porter bien le voile. La FCPE, organisation de parents d’élèves, poursuit en justice les plus ardents défenseurs de l’Ecole publique et de la laïcité, comme Jean-Pierre Obin ; en 2019 elle mène campagne pour le foulard islamique chez les parents accompagnant les sorties scolaires ("Pour une FCPE laïque et sociale", collectif, Marianne, 2 avril 21). La MGEN, mutuelle historique de l’Éducation nationale, finance la fondation du footballeur Lilian Thuram, proche de l’ « indigénisme ». L’Unef et Sud Education organisent des réunions interdites aux Blancs....

Cet état d’esprit est répandu dans tout le tissu social et associatif. Le Planning familial renonce à la laïcité et à l’universalisme au profit de l’"intersectionnalité", certaines de ses structures allant même jusqu’à promouvoir le foulard islamique et le burkini. Lors d’une rencontre nationale des centres sociaux, rassemblant à Poitiers des "jeunes de quartiers populaires" en octobre 2020, Sarah El Haïry, secrétaire d’État à la Jeunesse et à l’Éducation, s’entend dire « Nous voulons affirmer nos différences, porter des signes distinctifs religieux aux lycées ». « Certains disent qu’ils veulent « interdire le droit au blasphème », que « les journalistes sont pro-israéliens », qu’il faut « interdire aux journalistes de parler de l’islam », le « souhait de porter le voile au lycée » », témoigne-t-elle (lepoint.fr , 13 nov. 20). Finalement, elle « a chanté la Marseillaise. Personne ne s’est levé » (lanouvellerepublique.fr , 23 oct. 20). « Je ne trouve pas que la Marseillaise soit quelque chose de pertinent puisque les religions c’est la paix », objecte un participant (France 3, 23 oct. 20).

(A suivre)


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