Contribution

La laïcité n’est pas réductible à un élément de l’identité nationale (K. Mersch)

par Karan Mersch, professeur de philosophie. 17 février 2017

Aborder la laïcité par le prisme de l’identité est un piège. Or, l’identité est en passe de devenir la dénomination couramment utilisée pour désigner un des grands domaines de la politique, à côté de celui de l’économie et du social. La campagne présidentielle en France ou la lutte contre le multiculturalisme au Québec, sont l’occasion d’entendre de plus en plus la laïcité comprise comme étant une des sous-catégories de l’identité. Or derrière cette apparente affaire de lexique, se joue en fait un combat idéologique essentiel… Dans son usage actuel, cette notion, même lorsqu’elle est utilisée seule, est implicitement adjectivée : par identité on entend l’identité nationale. L’identité de la France est entre autre d’avoir une histoire particulière, marquée par un attachement à la laïcité, aux droits de l’Homme, mais elle contient aussi la Saint-Barthélemy, la colonisation et une période conséquente dans laquelle la chrétienté avait une emprise politique directe, etc… Un peuple a une histoire faite d’éléments hétérogènes, et aux sources multiples. L’adoption de valeurs universelles peut avoir laissé des traces conséquentes sur quelque chose de particulier comme l’histoire d’une nation, mais ce n’est pas sous cet angle qu’elles révèlent leur originalité et leur puissance. On peut être fier d’avoir dépassé des obstacles et corrigé des erreurs. Ainsi le sujet n‘est pas ici de dénoncer le patriotisme. Nous devons être fiers des valeurs auxquelles notre république se rattache, justement parce que ces valeurs ne se réduisent pas à une identité particulière.

La laïcité est la fille de la visée universaliste des Lumières. Elle marque le rejet de la justification du politique par la tradition. Ainsi, la laïcité refuse de tenir compte de l’identité particulière des nations dans lesquelles elle peut s’inscrire. Elle vise un équilibre purement formel : quels que soient l’histoire et le poids des différentes religions dans la société, aucune n’y trouve un avantage sur les autres. Restreindre la laïcité à n’être qu’une composante de l’identité nationale c’est la noyer dans un océan de coutume. Se référer à un principe qui a une portée universelle par le biais du particulier, c’est lui couper les ailes. Certains tombent dans ce piège, tandis que d’autres s’échinent à le tendre. Au contraire il y en a heureusement qui ont tout de suite saisi le danger. Lors des réactions à la création du « Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire », Caroline Fourest avait déjà compris qu’il ne fallait pas uniquement critiquer la conjonction de ces termes, mais aussi la thématique de l’identité nationale en tant que telle. Le dicton « A Rome, fais comme les Romains », implique une démarche qui n’est pas du tout celle de la laïcité [1].

Cette difficulté à prendre en compte la particularité de cette notion si essentielle qu’est la laïcité, n’est pas le fruit d’un hasard, mais d’une hostilité à son encontre. De divers côtés, des identitaires haineux rêvent d’en découdre et de s’affronter en clivant la société. Les islamistes (musulmans intégristes) cherchent à imposer leur vision identitaire à la société en même temps qu’ à la politique. En face de cela, on veut nous présenter comme seule alternative le fait de réaffirmer avec plus de force, ce qui se présente comme étant l’identité historique et majoritaire du peuple français ou québécois. L’extrême droite qui a tenté ces dernières années une OPA honteuse sur la laïcité, n’utilise ce terme que pour se référer à l’identité particulière de la France, expurgée de toute référence universelle. Elle qualifie tous ceux qui refusent cet usage à contresens de "laïcards". La laïcité représente en fait la seule alternative aux positions identitaires. C’est cette alternative qu’ils veulent tous rendre inaudible. Les intégristes et les autres identitaires haineux ne connaissent que le combat d’une tradition contre une autre tradition. Ainsi, ils s’évertuent à faire de la laïcité une caricature qui la relègue au rang de simple tradition. Les intégristes musulmans y voient une défense de la tradition chrétienne qui ne s’assume pas ; les intégristes chrétiens y voient un outil construit pour affaiblir leur religion, ce qui créerait un manque de valeurs spirituelles aussitôt rempli par d’autres formes religieuses ; enfin, certains s’accordent pour voir en elle un cheval de Troie du judaïsme ou de l’athéisme. La laïcité irrite en fait tous les intégristes. L’idéal universaliste est une avancée de la pensée. Il fait apparaître le caractère obsolète d’une tradition opposée à une tradition, de mœurs opposées à d’autres mœurs, de prétendues valeurs de l’Occident opposées aux prétendues valeurs de l’Orient… Seules la force ou la ruse peuvent départager des valeurs aussi relatives. La laïcité ne doit pas sa pertinence à la force de son enracinement dans des origines, mais à son fondement par la raison, c’est-à-dire à sa cohérence intrinsèque.

Englués dans cette vision des choses dépassée, certains se trompent radicalement dans les moyens qu’ils choisissent pour lutter contre l’islamisme (intégrisme musulman). Ils veulent que soient affirmées politiquement les racines chrétiennes de la France. Bref ils cherchent à lutter contre des tendances identitaires en les rééquilibrant par d’autres velléités identitaires apparemment opposées. Cela se traduit concrètement par le fait de penser, par exemple, qu’installer les crèches de noël au sein des mairies [2] permettrait de faire barrage aux ambitions politiques des islamistes. Cela serait sensé leur indiquer que le terrain est déjà occupé. Leur combat est celui que mènent les ennemis de la laïcité. Ils œuvrent pour que la sphère politique prenne une teinte religieuse. La laïcité ne s’oppose pas à la tradition, mais à ce qu’elle serve de prétexte pour légitimer l’ingérence de la religion dans la sphère politique. C’est en ce sens, il me semble, que Patrick Kessel rappelait récemment les dangers d’une catho-laïcité [3] : « La montée des revendications islamistes ne saurait légitimer un retour au cléricalisme romain ». Le combat laïque n’est pas focalisé sur un seul type d’intégrisme, il les refuse tous. La laïcité est une protection beaucoup plus rigoureuse et cohérente, car elle ne prend parti envers aucune option spirituelle, tout en garantissant à chacun sa liberté de conscience. Elle propose un modèle d’organisation politique qui surplombe le terrain de jeu des intégrismes et des autres identitaires haineux, leur fait de l’ombre et leur rappelle à quel point la base idéologique qui les nourrit est périmée, suscitant en retour leur angoisse haineuse et parfois violente. C’est pourquoi il est important de comprendre que la laïcité n’est pas une sous-catégorie de l’identité nationale ; au contraire elle la transcende. Il faut refuser l’usage qui vise à brouiller son message en la faisant disparaître derrière l’ensemble des composantes de l’identité, qui sont souvent d’une nature radicalement différente, et contre lesquels elle s’est parfois battue.

Karan Mersch

[1L’article de article 7856 est très éclairant à ce sujet (on pourra approfondir cette réflexion par son livre La dernière utopie, Grasset, 2009). Cet article opère très clairement la distinction entre le domaine de la culture et celui de la politique ; entre l’identité et l’idéal commun…

[2Il faut lire à ce sujet le rappel à la loi de 1905 effectué par le Comité Laïcité République Crèches de Noël : le Conseil d’Etat alimente la confusion (14 nov. 16).



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