Abdennour Bidar, auteur de "Lettre ouverte au monde musulman" (Les Liens qui libèrent). 29 octobre 2015
"Contrairement à ce que pensent certains intellectuels, la difficulté de l’intégration des musulmans de France ne provient pas de l’affaiblissement de notre modèle national, mais de notre incapacité à proposer à l’homme un accès à ce qui le dépasse.
Dans le débat qui vient d’opposer Alain Finkielkraut à Pierre Manent au sujet du " défi considérable que représente la poussée d’un islam fort dans une nation faible ", je voudrais faire entendre une voix parmi celles de ces intellectuels de culture musulmane auxquels on reproche souvent de ne pas prendre assez leurs responsabilités. Je souscris entièrement à l’analyse de Pierre Manent, qui vient de publier Situation de la France (Desclée de Brouwer, 174 p., 15,90 €), lorsqu’il déclare que " le problème le plus alarmant qui assiège la France et l’Europe, c’est une désorientation générale, une impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam ".
Il faut insister avec M. Manent sur le fait que l’islam de France et d’ailleurs ne nous déstabiliserait pas autant si nous n’étions pas devenus si fragiles. Certes l’islam lui-même est profondément en crise, Daech n’étant que le symptôme le plus grave d’un cancer de civilisation qui prolifère à peu près partout sur le corps de l’Oumma.
Cela, une majorité de musulmans refuse encore de l’entendre, même si d’autres – surtout des femmes et ce n’est pas un hasard – me disent qu’enfin quelqu’un ose crever l’abcès. Cette surdité volontaire, cependant, est actuellement la chose du monde la mieux partagée. Car l’Occident éprouve lui aussi les pires difficultés à actualiser sa conscience de soi, c’est-à-dire en l’occurrence à accepter de voir cette réalité en face : ses idéaux magnifiques et indispensables, synthétisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne suffisent plus à produire des sociétés justes mais laissent exploser toutes les inégalités ; et ces mêmes valeurs ont perdu toute force d’attraction, de conviction, d’entraînement dans le reste du monde, à commencer du côté de l’islam. L’Occident n’a plus les moyens d’être ce " cap " de l’humanité dont Jacques Derrida parlait naguère.
Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à ces fameuses valeurs. Mais de toute évidence, il faut maintenant qu’elles soient régénérées au fondement par la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient, afin que désormais l’Occident ne soit plus laissé à l’illusion qu’il peut " fabriquer de l’universel tout seul " pour l’imposer tel quel à la planète. Dans cette perspective, nous devons comprendre que l’islam n’est pas notre ennemi, ni seulement le " révélateur " de notre impuissance nouvelle. Il est celui qui, à travers la conviction farouche de ses fidèles, nous interpelle sur le plan spirituel. Ses barbares djihadistes eux-mêmes, en ce qu’ils remettent au centre du débat planétaire la question du nœud gordien entre la violence et le sacré, nous convoquent à un sursaut d’ordre spirituel.
Tout cela nous somme de reconnaître que nous sommes engagés avec la civilisation islamique dans le même défi crucial : trouver une vie spirituelle qui fonde l’univers éthique et politique des droits de l’homme. Nous devons chercher avec elle de nouvelles voies pour actualiser " ce qui en l’homme passe l’homme ", comme disait Blaise Pascal. C’est-à-dire ? Non pas quelque chose de vague comme une " spiritualité " mais une vision de nous-mêmes qui nous élève au-dessus de notre ego ordinaire et de ses besoins matériels, pour faire justice à nos aspirations les plus hautes : l’aspiration personnelle à nous accomplir au sommet de nos possibilités, l’aspiration collective à axer l’ordre social sur la possibilité offerte à tous d’entreprendre cette quête spirituelle. Donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini : tel est aujourd’hui ce qu’aucune de nos civilisations ne sait plus prendre en charge mais qu’elle laisse à l’abandon, livrant les uns à une terrible solitude dans leur quête, et tous à une inculture spirituelle qui expose les plus fragiles aux séductions du djihadisme !
Même là où le religieux fait son retour comme palliatif, l’homme contemporain n’a plus d’accès à son droit spirituel, d’essence métapolitique. C’est la tâche aveugle du système des droits de l’homme – cet ensemble de droits politiques et sociaux au centre desquels ne se trouve aucune idée de la transcendance qui habite le cœur de l’être humain. La modernité a entraîné, puis fait s’accélérer sans cesse, une telle mutation de la condition humaine que se sont effondrées toutes les grandes images religieuses et philosophiques qui avaient servi pendant des millénaires à nourrir notre conscience spirituelle de nous-mêmes et de notre place dans l’univers. Elles n’ont pas été remplacées par des idéaux de liberté d’expression et d’égalité sociale qui sont nécessaires, mais qui ne concernent en nous que l’animal politique et en aucun cas l’animal métaphysique.
Notre crise majeure n’est ni économique, ni financière, ni écologique, ni sociopolitique, ni géopolitique : c’est une crise spirituelle d’absence radicale – dans les élites et dans les masses – de vision d’un sublime dans l’homme qui serait partageable entre tous, athées, agnostiques, croyants. Et s’il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. L’islam ? Avec son sacré rigidifié dans le dogmatisme et le formalisme wahhabite, il est le frère en miroir de notre Occident au sacré dilué dans le relativisme et le désenchantement généralisé – deux manifestations souffrantes et impuissantes d’un même aplatissement ou effondrement sur lui-même de l’humain.
Ici en France, une laïcité mal comprise nous a fait expulser hors du champ public toute recherche en commun d’un souverain bien spirituel… Or, cette laïcité est une chance, si aujourd’hui nous nous en saisissons pour chercher tous, avec nos musulmans, dans le respect et la compréhension mutuelle, ce qui en amont de la dignité de la personne humaine la fonde spirituellement."
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