Note de lecture

P. Manent : une vision paternaliste, (néo)libérale, individualiste et postcoloniale

par Jean-Pierre Sakoun 13 octobre 2015

Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.

Les Français sont entrés dans une logique culturelle si contradictoire qu’elle en est destructrice.

Premier terme de la contradiction. Une hégémonie progressivement installée de la pensée individualiste du sujet ; celui-là ne conçoit d’être rattaché au Commun que par un État minimaliste soit disant régulateur et protecteur de sa liberté (dans la tradition des Lumières anglo-saxonnes). Il n’accepte de se lier à certains autres sujets que par une essence commune qui le transcende, puisque son individualisme lui interdit de concevoir un projet commun qui demanderait la mise au second plan de quelque parcelle de son désir ou de son être propre. Dans ces conditions, il est beaucoup plus facile de créer une société fondée sur la communauté de nature fantasmée plutôt que sur la construction politique du Commun.

Second terme de la contradiction. Face à cette domination de l’individualisme et de la communauté essentialisée, les Français sont particulièrement mal à l’aise, puisque cette voie tourne exactement le dos à l’ensemble du corpus culturel et civilisationnel que notre pays porte seul à travers son idéal de République universelle, universaliste, laïque et sociale, depuis 200 ans. C’est pour cela que ce qui fait consensus dans la plupart des autres pays devient chez nous - de manière justifiée - sujet de controverse.
 
Notons cependant que si le consensus et la controverse sont bien présents sur notre scène politique, ils ne touchent pas les mêmes individus. Le consensus se déploie dans les classes dominantes, intégrées ; la controverse se déroule dans les classes populaires, déchirées entre la pression de l’idéologie dominante du consensus et l’expérience quotidienne de ses effets destructeurs sur leur quotidien...
 
Ne nous étonnons donc pas que dans cet écart entre idéologie du consensus et réalité de la violence sociale, les effets pourtant progressifs de la perte de légitimité de la laïcité et des autres principes républicains, se manifestent de temps en temps par une explosion brutale que l’on peut interpréter comme un refus de l’abandon de la République.
 
C’est dans ce contexte que se produit la première manifestation en France de la revendication d’accommodements raisonnables non plus par un mouvement extrêmiste comme le PIR mais par un intellectuel « modéré », légitimant le différentialisme.
 
En effet, Pierre Manent, en réponse à Jacques Julliard [1], dit :

« La laïcité a été une formule heureuse à un moment de l’histoire de l’Europe, et en particulier de l’histoire de la France. Elle avait un certain sens. Aujourd’hui cette laïcité n’est plus pertinente dans la situation où nous nous trouvons. […] La laïcité telle que nous l’avons faite n’est plus pertinente aujourd’hui parce que le présupposé de la laïcité est absent dans le cas de l’islam. Le présupposé de la laïcité c’était une nation partagée, une longue éducation commune, un partage de la langue, de la littérature, de la familiarité réciproque. […] Cette familiarité réciproque, ce long compagnonnage sont évidemment absents de la relation de la France aujourd’hui avec ses concitoyens musulmans. Dans le cas de la laïcité à la française, il s’agissait d’écarter l’église et de faire une France libre de toute influence des religions, dans le cas de l’islam, il s’agit au contraire de faire entrer véritablement l’islam dans la nation. »
(C’est moi qui souligne)

Il se met ainsi en réalité dans une position de surplomb paternaliste qui ne lui permet pas de considérer les Français de confession musulmane comme suffisamment libres et civilisés pour adhérer à la laïcité. Pire encore, il ne considère ces individus qu’à travers l’essentialisation de l’islam, ne voyant en eux ni les athées, ni les femmes, ni les Arabes non musulmans, ni les Kabyles à l’Islam relatif, ni les homosexuels, etc. Il nie la perfectibilité des êtres humains et l’autonomie du sujet des Lumières, dont il se réserve l’usufruit en tant que personne « évoluée » et n’offre (ne permet ?) aux autres que de se vautrer dans leur communauté d’origine (sous-entendu : et d’arrêter de nous emm….er…).

Finalement, appliquant à son bénéfice ce différentialisme, il accorde aux « musulmans », citoyens de seconde zone, le droit aux accommodements, qui, pense-t-il, ne le concerneront jamais lui et son entourage...

Pierre Manent défend la vision paternaliste, (néo-)libérale, individualiste et pour le coup postcoloniale, d’une société à autant de vitesses qu’il y a de groupes essentialisés, à condition bien sûr de continuer à appartenir au groupe dominant capable d’affirmer sa liberté dans l’espace public en laissant aux autres le soin de se débrouiller avec leurs obscurantismes… Un pas de plus vers la fin du Commun républicain.

Jean-Pierre Sakoun


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