Laurent Bouvet, universitaire, auteur de "L’insécurité culturelle" (Fayard). 5 février 2016
"L’affaire de l’Observatoire de la laïcité, tiraillé entre deux camps qui s’affrontent sur la conception de ce principe républicain, cristallise un malaise qui n’a que trop duré.
L’affaire de l’Observatoire de la laïcité, déclenchée par les déclarations du Premier ministre, sert de révélateur public à un débat, notamment au sein de la gauche, sur la définition de la laïcité et, plus largement, sur l’idée que l’on se fait de la République. Si l’affaire est picrocholine, le débat qui la sous-tend lui est d’importance, structurant même.
Ce débat oppose deux camps, si l’on s’en tient aux positions exprimées publiquement ces derniers jours, après la sortie du premier ministre ; deux camps qui revendiquent chacun une certaine idée de la laïcité. Dans le premier, celui des soutiens de l’Observatoire de la laïcité dirigé par Jean-Louis Bianco, on trouve les partisans d’une laïcité purement juridique, a priori réduite à la seule loi de 1905, défenseurs de facto d’une présence visible et assumée des religions dans l’espace public qui serait le lieu de leur coexistence la plus harmonieuse possible. On y trouve aussi nombre d’associations confessionnelles (comme le CCIF) ou prônant le dialogue interreligieux (comme Coexister).
Le second, celui des critiques de l’Observatoire, regroupe les tenants d’une conception de la laïcité moins formelle que principielle, ne se résumant pas à la loi de 1905 –dans laquelle on rappellera au passage que le terme lui-même ne figure pas–, mais définissant le caractère spécifique du lien social et civique républicain à la française.
Si l’on met de côté le fond de l’affaire sur la laïcité, la querelle tient avant tout à la manière dont l’Observatoire intervient dans l’espace public, et de la confusion qu’induisent certaines des prises de positions publiques de son président, Jean-Louis Bianco, et de son rapporteur général, Nicolas Cadène, tous deux en faveur d’une conception particulière de la laïcité dont ils disent qu’elle est la seule valable, lui conférant ainsi un caractère officiel.
Une confusion induite aussi par des prises de position aux côtés d’acteurs particuliers du champ dont l’observatoire a la charge : des associations et des organisations qui ont, elles aussi, leur propre vision de la laïcité. Par exemple lorsqu’elles agissent ouvertement pour contester la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école, jugée « islamophobe ».
Or il est difficile sinon impossible d’être ainsi juge et partie quand on est un organisme public. Une exigence de neutralité entre les différentes visions qui existent dans le domaine dont on a la charge représente le minimum minimorum. Le fait de ne pas s’exprimer aux côtés –et parfois même en faveur– des associations ou organisations qui contestent les lois de la République est un impératif de service public.
La laïcité n’est pas uniquement un enjeu juridique
Ce qu’il faut hélas bien nommer de la légèreté, sinon de la complaisance ou de la complicité, de la part d’agents du service public, renvoie, au fond, à une conception réductionniste, déformée, de la laïcité. Cette dernière est en effet ici tordue pour pouvoir servir les desseins, plus ou moins volontaires –peu importe en l’occurrence–, de celles et ceux qui veulent à tout prix la voir ainsi. Il s’agit, pratiquement, de limiter, par le truchement d’un juridisme qui se veut rigoureux alors qu’il est simplement borgne, la laïcité à la loi de 1905.
La réduction de la laïcité à la loi de 1905 permet de nier plus facilement les problèmes relatifs à la laïcité dans la société française, et de les réduire à de simples ajustements locaux.
On soulignera, en passant, que même en s’en tenant strictement au texte de la loi, certaines interprétations qui en sont données apparaissent problématiques du point de vue de leur manque de rigueur juridique. Ainsi, par exemple, Jean Baubérot, toujours prompt à l’argument d’autorité sur sa connaissance « scientifique » de la laïcité [1], se révèle-t-il un piètre lecteur de la loi à laquelle il voudrait pourtant la réduire. Il oublie, entre autres, lorsqu’il parle du « respect de la liberté de conscience et de culte » de l’article 1er de la loi, que c’est la liberté de conscience qui prime, puisque le texte dit [2] :
« L’Etat assure la liberté de conscience. Il garantit le libre exercice des cultes ».
Assurer et garantir n’ont pas la même signification, les législateurs scrupuleux et prudents de 1905, dont notre spécialiste se réclame pourtant bruyamment, parlaient, eux, un français aussi précis que limpide. Or, ce que dit la loi de 1905, à rebours de telles « analyses » prétendument scientifiques, est clair et net : primat de la liberté de conscience, égalité en droit de tous les citoyens (et non des religions !) au regard de leurs convictions (y compris religieuses), et neutralité de l’Etat au regard de toutes les convictions sans exception.
Bien entendu, la réduction de la laïcité à un pur principe juridique qui s’épuiserait dans la loi de 1905 a plusieurs avantages. Elle permet d’abord de nier plus facilement les problèmes relatifs à la laïcité dans la société française. On se rappelle à ce propos les mots du président, à peine nommé, de l’Observatoire de la laïcité [3] :
« La France n’a pas de problème avec sa laïcité ».
Elle permet également de dénier tout caractère politique aux manifestations, demandes et pressions religieuses dans l’espace public voire au-delà, dans les entreprises par exemple, en en faisant de simples questions techniques, détachées de préoccupations plus générales dans la société.
Elle permet enfin de limiter la question de la gestion des problèmes soulevés par telle ou telle pratique religieuse à de simples ajustements locaux et circonstanciels sans besoin de réflexion d’ensemble ni, évidemment, de l’intervention de la puissance publique ou de débat au sein de la communauté nationale. On a encore en mémoire les difficultés soulevées entre 1989 et 2004 par une telle logique dans les établissements scolaires à propos des signes religieux ostentatoires avant qu’une loi vienne fixer des règles claires et identiques pour tous.
Laïcités « positive », « inclusive » : la négation de la laïcité
Cette réduction a aussi un défaut, considérable : celui d’ouvrir le débat public à toutes les interprétations et à toutes les dérives, y compris les plus défavorables à la laïcité. Des interprétations et des dérives érigées en « libertés religieuses » notamment, qui se dissimulent derrière l’article 1er de la loi de 1905, celui qui rappelle la liberté de conscience et des cultes. On en connaît ainsi de plusieurs sortes depuis quelques années qui finissent souvent par donner une « laïcité à adjectif ». Celle, par exemple, qualifiée de « positive » par Nicolas Sarkozy dont le discours prononcé en tant que président de la République au Latran en décembre 2007 avait défini le cadre [4] :
« J’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire d’une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout […] Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. »
Celle aussi, appelée « inclusive », que nous propose notamment Jean Baubérot dans son livre de 2006, L’intégrisme républicain contre la laïcité à laquelle il assigne le rôle de combattre toute forme « d’universalisme » dans la lutte contre les discriminations au profit d’une reconnaissance et d’une intégration à la laïcité de la « diversité », celle de l’islam, des sectes, du multiculturalisme, des critiques de la laïcité française à l’étranger, etc.
Face au réductionnisme juridique et au risque considérable qu’il entraîne de voir la laïcité ainsi redéfinie par les manipulateurs de toutes sortes au profit de telle ou telle conception politique, on pourrait s’en tenir à la contre-argumentation juridique classique. La laïcité étant, comme chacun sait, antérieure à 1905 dans les lois républicaines elles-mêmes : il suffit de rappeler celles de Ferry sur l’école de 1882 et 1886 par exemple. La laïcité est inscrite depuis dans la Constitution, tant en 1946 (« La France est une République laïque », article 1er) qu’en 1958 [5] (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Article 1er). Elle est devenue ainsi un « principe à valeur constitutionnelle ».
La portée politique de la laïcité
Ce contre-argument juridique est bien entendu soutenu et conforté par le caractère profondément politique de la laïcité. Pas seulement parce que l’idée de séparation entre la sphère publique et la sphère privée, ce qui relève du commun et de l’intérêt général, et ce qui relève du privé ou de l’intérêt particulier, est au cœur des Lumières et de la Révolution française –surtout au regard du lien étroit entre l’Eglise catholique et le pouvoir politique sous l’Ancien régime– mais parce que la laïcisation de l’Etat dans un pays comme la France est intrinsèquement liée au mouvement général de sécularisation de la société. La refonte du contrat social français s’est ainsi faite, avec des hauts et des bas, de la Révolution à l’installation de la République à la fin du XIXe siècle, autour de la laïcité comme structure politique. La loi de 1905 venant en quelque sorte, après les ultimes et violents combats entre la République et l’Eglise du tournant du siècle, normaliser la place de la religion catholique en France.
Nier cette fonction de ciment du contrat social et de lien civique unique de la laïcité, c’est ignorer ou refuser la spécificité de la construction politique qui fait la France.
Au-delà même de sa construction historique, la laïcité est bel et bien à la fois l’autre nom de la manière dont fonctionne notre commun républicain : ferment de la liberté de conscience et de croyance, elle permet de bien comprendre l’égalité de tous devant la loi puisqu’elle empêche de distinguer autre chose chez chacun d’entre nous que le citoyen –cet « homme sans étiquette » selon la belle expression de Régis Debray [6]–, et de là rend possible une fraternité, on pourrait dire aussi une solidarité, entre individus sans qu’aucun lien particulier ou identitaire entre tel et tel ne permette de privilégier celui-ci ou celui-là.
Nier ce caractère fondateur, cette fonction de ciment du contrat social et de lien civique unique de la laïcité en tentant de la contenir dans la sécheresse procédurale de son expression juridique, c’est ignorer ou refuser la spécificité de la construction politique qui fait la France. On comprend donc parfaitement que ce soit le but de certains entrepreneurs et opérateurs identitaires. On comprend moins que ce soit la manière dont certains, qui s’en réclament bruyamment, au sein de la gauche en particulier, tiennent à présenter les choses.
La question laïque est donc bien, avant tout, une question politique. Elle l’est plus encore aujourd’hui puisqu’une partie de celles et ceux qui prétendent défendre la laïcité, qu’ils en aient la mission officielle ou qu’ils s’en disent les interprètes exclusifs, participent à sa réduction voire à son abaissement, de l’intérieur en quelque sorte. Cela serait de peu d’importance si nous n’étions dans un contexte de vive tension autour de la présence du religieux dans la société. Cela serait même anecdotique si depuis quelques années, et sans avoir besoin de parler du terrorisme, des extrémistes religieux ne tentaient de vouloir faire revenir par la fenêtre –en contestant les lois de la République, en se mobilisant dans l’espace public parfois violemment, en érigeant en faits des opinions et interprétations…– ce que le long travail, émaillé parfois d’affrontements, des générations précédentes avait réussi à faire sortir par la porte.
Nombre des entrepreneurs et manipulateurs identitaires qui ont surgi sur la scène publique ces dernières années ont ainsi trouvé dans la religion –dans des versions simplifiées et radicalisées de l’islam au premier chef– le moyen non seulement de se faire remarquer et connaître mais encore d’imposer leur vocabulaire ou de faire taire leurs adversaires. L’extraordinaire déploiement du terme « islamophobie » dans le débat public ces dernières années en est l’exemple le plus frappant.
Dans de telles conditions, il est indispensable –tout spécialement à gauche chez les responsables et les militants politiques, chez les intellectuels, dans la presse, etc.– de ne pas céder à une double tentation. Celle, d’un côté, de détourner le regard sous prétexte que tout ceci serait secondaire ou dérisoire puisque ça viendrait après l’économique et le social, et qu’il s’agirait uniquement de postures et d’interprétations concurrentes et indécidables. La tentation de faire comme si les questions d’identité, de définition du « commun », de notre devenir collectif comme nation… n’étaient pas au cœur des interrogations de nos concitoyens broyés par le chômage ou la précarisation de leurs conditions de vie.
Celle, de l’autre, de se dire qu’en pratiquant, au nom d’un pragmatisme de bon aloi, une politique « d’accommodements raisonnables », à la canadienne par exemple, avec les demandes particulières et les intérêts religieux, on pourra finalement apaiser les souffrances sociales, les inégalités, les gouffres identitaires qui s’ouvrent au cœur même de notre société, en particulier au sein d’une jeunesse à l’avenir très incertain. Cette double tentation est mortifère pour la gauche. Elle est à la fois aveugle à la réalité d’une société dont le trouble identitaire est profond, et illusoire au regard des expériences de ce type déjà tentées dans d’autres pays –on peut penser outre au Canada, aux pays scandinaves par exemple.
A rebours de cette double tentation, économiciste et accomodatrice, une fermeté principielle sur la laïcité comme fondement du contrat social, soutenue par un Etat qui aurait enfin retrouvé, à tous les niveaux, ses marques régaliennes et son rôle, neutre, vis-à-vis des religions, permettrait à tous les citoyens de débattre, ouvertement et tranquillement, des contours de notre « commun », sans exclusive ni injonction de telle ou telle autorité plus ou moins autoproclamée sur ces questions. On pourrait recréer ainsi plus sûrement ce lien, essentiel, celui de la souveraineté moderne, entre le régalien et le populaire, celui qui, par delà les croyances et les intérêts, permet à chacun d’être libre tout en participant pleinement au « commun », c’est-à-dire le lien républicain."
[1] Lire De la laïcité plurielle au pluriel des laïcités (E. Khaldi, jan. 16) (note du CLR).
[2] Voir Loi du 9 décembre 1905, sur la séparation des Eglises et de l’Etat (note du CLR).
[3] Lire Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13) (note du CLR).
[4] Lire Sarkozy au Latran (20 déc. 07) : “L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur” (note du CLR).
[5] Lire Constitution de la Ve République (4 octobre 1958) (note du CLR).
[6] Lire Régis Debray : "Le citoyen, c’est l’homme sans étiquette" (Marianne, 5 juin 15) (note du CLR).
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