Revue de presse

Régis Debray : "Le citoyen, c’est l’homme sans étiquette" (Marianne, 5 juin 15)

14 juin 2015

"Marianne : On a beaucoup évoqué la figure d’André Malraux ces derniers temps (période de panthéonisation oblige) et c’est une filiation qui vient à l’esprit vous concernant : intellectuel, écrivain, ayant « pris les armes », grand promoteur de la sacralité républicaine... Pensez-vous encore, comme lui, que la France « n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes » ?

Régis Debray : C’est l’évidence, mais on a beaucoup de mal à remplir le programme. Parce qu’il faudrait d’abord que notre pays n’ait pas trop honte de lui-même, c’est-à-dire de ne pas être comme les autres. Bruxelles, Otan, FMI, indice, 3 % de déficit, nos politiques veulent d’abord montrer que le pays a ses papiers en règle. Qu’on sait se tenir à table, qu’on est sage et conforme. C’est quand la France a risqué d’être seule, quand elle a fait éventuellement la politique de la chaise vide, qu’elle a été entendue par tout le monde. Les gens n’ont pas idée de l’étiolement de notre pays et de son aura dans le vaste monde — notamment au Moyen- et au Proche-Orient, en Amérique latine, en Afrique. Un vrai crève-cœur. On est rentré dans le troupeau « Occident ». Ce rétrécissement de la pensée, c’est celui des horizons. Tocqueville l’avait prédit. On ne s’intéresse plus aux affaires du dehors que pour des raisons du dedans... [...]

La politique étrangère de la France, aujourd’hui, c’est Tintin fait de la géopolitique ?

Non, c’est Tintin qu’on aimerait voir revenir à la place de l’agent comptable. Le seul et vrai rival de De Gaulle : le petit qui fait la nique aux grands.

La question de l’identité, du nous et de ce qui le compose, occupe une place grandissante dans le débat hexagonal. Alain Finkielkraut a théorisé l’« identité malheureuse ». En réponse, Alain Juppé a parlé d’« identité heureuse ». Où vous situez-vous ?

Dans le besoin d’identité ! N’y voyez pas une réponse de Normand. Une identité plurielle, c’est de la géologie, une superposition de sédiments et de strates d’âges différents où la plus ancienne est curieusement la plus solide. La langue, la religion, la culture, qui remontent à la surface en cas de crise générale. C’est la revanche des tréfonds. La bévue de l’Occident, c’est : « le progressisme pour les nuls ». S’imaginer que, le nouveau effaçant l’ancien, on pourrait gommer Saddam Hussein, Kadhafi, les talibans, Bachar al-Assad, etc., pour faire fleurir la Suisse du côté de l’Himalaya, de l’Oronte ou de la Mésopotamie. Non. En détruisant partout les Etats, nos fiers-à-bras ont porté les tribus au pouvoir. Ils devraient fréquenter les ethnographes et les historiens, pas les idéologues. La superstition de l’économie, avec un peu de morale en cache-sexe, ça en fait hélas des idiots stratégiques. [...]

Dans Un candide à sa fenêtre, vous vous exclamez : « J’aurai été le plus clair de ma vie un sacré con ! » Etes-vous sage de vos erreurs ?

J’ai lâché cela à propos, entre autres, de Pompidou. J’ai manqué de lui dire merci pour ma libération, sauf par une courte lettre [1]... Il ressemblait à M. Bertin par Ingres. Il avait tout contre lui, le pauvre, à commencer par la banque Rothschild, mais un président qui publie une anthologie de la poésie française, ce n’est pas le premier venu. Je suis tombé récemment sur une archive audiovisuelle, une conférence de presse où il est interrogé sur le suicide de Gabrielle Russier - cette professeur accusée d’avoir aimé un élève mineur -, il reste silencieux une minute. Vous vous rendez compte ? Une minute à la télé, sans rien dire. A la fin, il récite deux vers d’Eluard [2]. Et il s’en va. Un président comme ça, on l’expédierait aujourd’hui à Saint-Anne, pour incapacité professionnelle. Le « casse-toi pauv’ con » a repris le dessus. La langue française, pour se tenir droit, ce n’était pas mal, non ?

Vous aimez citer cet échange entre Daumier et Ingres : alors que le premier lance doctement qu’« il faut être de son temps », le second répond : « Mais si l’époque à tort ? » Alors, dites-nous : et si l’époque à tort ?

Si l’époque a tort, un pseudo-républicain de la onzième heure est obligé de lui filer le train, sondages obligent. Le républicain canal historique peut lui faire des pieds de nez. C’est son droit de l’homme, son devoir et son plaisir."

Lire "La France est rentrée dans le troupeau “Occident”".

[1Pompidou a œuvré pour la libération de Régis Debray, emprisonné entre 1967 et 1971 en Bolivie.

[2« Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable, au regard d’enfant perdue, celle qui ressemble aux morts, qui sont morts pour être aimés. »


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