Revue de presse

H. Peña-Ruiz : "M. Macron, les "fainéants" et les philosophes" (Le Monde, 26 sep. 17)

Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain, Prix de la Laïcité 2014, auteur de "Dictionnaire amoureux de la laïcité" (Plon). 25 septembre 2017

"L’écrivain Henri Peña-Ruiz estime qu’en stigmatisant ceux qui n’ont pas réussi selon ses critères, le président rompt avec ses maîtres à penser."

"Les études philosophiques du président de la Republique l’ont porté́ vers Paul Ricœur et John Rawls. Mais ses propos récents et anciens concordent mal avec de tels penseurs. Depuis Kant, souvent cité par Paul Ricœur, on sait qu’au cœur de l’éthique il y a le respect de l’humanité́ dans tout être humain. « Agis de telle façon que tu traites l’humanité́ aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Une maxime oubliée quand le 29 juin, M. Macron a osé dire : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Après la référence à « l’alcoolisme » dans le bassin minier du Pas-de-Calais, et aux ouvrières bretonnes « illettrées », le propos est rude. Pourquoi tant de mépris pour ceux qui n’ont pas réussi selon ses critères ?

Il est vrai que naguère, ministre de l’économie, il avait lancé, le 15 janvier 2015 : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Un étrange idéal, qui fait du moyen une fin. Passons. La richesse n’est pas coupable, tant qu’elle ne s’assortit pas de la pauvreté, voire de la misère, d’autres personnes. Victor Hugo dénonçait, dans Melancholia [Les Contemplations], un système « qui produit la richesse en créant la misère ». Tel était le cas du premier capitalisme, qui n’avait d’autre règle qu’un profit sans limites, quoi qu’il en coûte aux hommes et à la nature. Un capitalisme auquel nombre de chefs d’entreprise rêvent de revenir, en raturant les conquêtes sociales.

Par ailleurs, voilà que M. Macron vient de traiter de « fainéants » les personnes qui refusent ses réformes, mais dont il doit savoir qu’elles ne refusent pas toute réforme. Depuis quand l’insulte peut-elle tenir lieu d’argument ? Ni Ricoeur ni Rawls ne se reconnaîtraient dans le mépris affiché par le président de la République pour ceux qui ne pensent pas et n’agissent pas comme lui. Les citoyens qui s’opposent à ses ordonnances sur le code du travail ne le font pas par conservatisme de principe. Qu’est-ce que le code du travail, sinon la sédimentation de conquêtes effectuées souvent dans le sang et les larmes, et par lesquelles le mouvement ouvrier força le capitalisme à s’humaniser ? Bref, ce code du travail fit œuvre civilisatrice.

Il fut rappelé alors que l’ouvrier n’est pas un outil ou une machine, mais un être sensible qui a droit à des égards. En 1847 le bill anglais des 10 heures limita la durée du travail,. Une autre loi interdit le travail des enfants. Et peu à peu furent codifiées non des entraves pour l’initiative économique, mais des règles finalisées par le respect de l’humanité, tout aussi efficientes économiquement, comme l’ont montré les « trente glorieuses » (1945-1975). On parle pudiquement de « simplification » pour travestir la restitution programmée d’un pouvoir sans partage aux chefs d’entreprise. Ce discours trompeur cache l’essentiel. C’est au niveau de l’entreprise que le pouvoir patronal est le plus fort. En brisant la hiérarchie des normes, les ordonnances comblent d’aise le Medef. Mais surtout le point de vue unilatéral qui les anime contrevient à un principe de justice cher à John Rawls.

Comment promouvoir la justice sociale dans la vie économique ? John Rawls répond en proposant une sorte d’expérience de pensée qui garantit l’impartialité en congédiant tout point de vie partisan. La voici. Remontons au degré zéro de l’organisation commune, en ce moment fondateur où des êtres humains décident de faire société. Quels principes définir ? Afin que ces principes soient justes pour tous les membres, il faut que leurs auteurs ignorent leur situation future dans la société à venir (employé/employeur, riche/pauvre etc). Ce voile d’ignorance déjoue tout comportement de classe puisque chacun doit considérer que n’importe quelle position peut lui échoir. Dès lors il devient naturel de veiller à ce que la situation faite aux défavorisés et aux dominés soit la meilleure possible. Montaigne : « Tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition. »

La politique du président est donc aux antipodes de l’éthique de Paul Ricoeur et de la politique de justice de John Rawls. La réforme imposée n’a associé les syndicats ouvriers que pour les informer, et non pour négocier l’essentiel. Elle est écrite sous la dictée du Medef, c’est-à-dire qu’elle ne prend en considération qu’un pôle de ce travailleur collectif qu’est l’entreprise. Par exemple elle prévoit de limiter les indemnités de licenciement abusif. A quand la limitation des parachutes dorés et des stock-options ?

Par ailleurs, à rebours de l’apologie ressassée d’une économie internationalisée, les ordonnances décident de considérer que pour le droit du travail la situation de l’entreprise pourra être appréciée dans le seul contexte national, en faisant abstraction de son implication multinationale. Sans doute s’agit-il ainsi de faciliter le jeu du capitalisme mondialisé qui rattrape par la géographie ce qu’il avait perdu par l’histoire. Les délocalisations régies par le principe du moins disant social lui permettront de saccager encore un peu plus l’emploi et les droits sociaux en France, sans avoir à rendre de comptes.

Dans un de ses premiers discours en tant que président, M. Macron avait dépeint une France rétive à toute réforme, arc-boutée sur les droits acquis. Qui une telle caricature visait-elle, sinon cette France qui par des luttes mémorables a su forger un modèle social équilibré ? Cette France du Conseil national de la Résistance qui inventa les services publics, véritable salaire indirect, et la Sécurité Sociale, construite après la Libération par le ministre communiste Ambroise Croizat. Un beau principe y prévaut : que chacun cotise en fonction de ses moyens et soit pris en charge en fonction de ses besoins. Solidarité, et non pas soif de milliards. Des résistants gaullistes, socialistes, chrétiens démocrates, communistes, avaient alors décidé de s’unir pour écrire un programme de « jours heureux » qui joindrait la justice sociale à la libération du pays.

Le 4 octobre 2007 Denis Kessler, alors vice-président du Medef, a déclare ́ : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Espérons que notre président ne fera pas sien un tel mot d’ordre. Mais les prémices du quinquennat ont de quoi inquiéter. Fainéants, ceux qui entendent sauver le progrès de civilisation que constitue le programme du CNR ?

Un dernier mot. Jean Ferrat a évoqué la France d’une tout autre manière que monsieur Macron. Sa chanson intitulée « Ma France » m’a toujours servi de référence pour aimer ma patrie. Rappelons la.
« Celle du vieil Hugo tonnant de son exil
Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines
Celle qui construisit de ses mains vos usines
Celle dont monsieur Thiers a dit qu’on la fusille (...)
Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches
Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien
Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche
A l’affiche qu’on colle au mur du lendemain (...)
Qu’elle monte des mines descende des collines
Celle qui chante en moi la belle la rebelle (...)
Ma France. »"

Lire "Henri Pena-Ruiz : « La politique de M. Macron est aux antipodes de l’éthique de Paul Ricœur »".



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