Revue de presse

H. Pena-Ruiz : "Et la laïcité, monsieur Valls ?" (Libération, 29 av. 14)

Henri Pena-Ruiz, philosophe, écrivain, ancien membre de la commission Stasi, auteur du "Dictionnaire amoureux de la laïcité" (Plon). 1er mai 2014

"Monsieur le Ministre,

Nous savons tous les deux ce que peut être la stigmatisation par un régime dictatorial de ceux qui ne partagent pas la croyance imposée ou privilégiée par le pouvoir. Dans l’Espagne de Franco, que nos deux familles ont fui, le national catholicisme régnait. La coalition des trois fascismes (Hitler, Mussolini, Franco) avait brisé la république espagnole, livrant le peuple à des décennies de violence sourde ou avouée, après avoir écrasé les républicains sous des bombes, qui, bientôt, ensanglanteraient le monde entier. [...]

Vint alors le temps des émigrations politiques ou économiques. En France, nos familles, comme celle d’Anne Hidalgo, goûtèrent l’air de la liberté, et de la laïcité. Sans perdre la mémoire de nos origines, nous nous découvrîmes enfants de la république française, si bien incarnée par Marianne, qui porte le bonnet phrygien de l’esclave affranchi. La patrie, redéfinie par la Révolution française, c’est la communauté de droit qui tisse entre tous une fraternité construite sur la liberté et l’égalité. Merci à la France qui ne nous demanda pas de faire allégeance à un quelconque particularisme religieux pour nous « intégrer », comme on dit. Valls, Hidalgo, Peña-Ruiz… nos patronymes allaient se fondre dans ce beau creuset français qui s’ouvre à l’universel en une terre particulière.

Certes, tout n’était pas idyllique, et l’injustice sociale semblait souvent démentir les idéaux politiques. Nous aimions la république, mais nous la voulions sociale en même temps que laïque. Nous fîmes le choix de nous engager en ce sens. Toute victoire serait alors non celle d’un peuple, mais d’une justice sociale sans frontières. Laïcité, justice sociale… Jean Jaurès avait déjà défini les deux fondements d’une république où il fait bon vivre. Et son patriotisme internationaliste, qui lui coûta la vie, avait laissé un sillage de lumière dans les consciences. Laïque, la république confère les mêmes droits aux athées et aux divers croyants. Sociale, elle rend crédible sa superbe devise.

Vous voilà Premier ministre de cette république. Pour ma part, j’ai consacré ma vie à l’instruction publique et laïque, vecteur d’émancipation pour ceux qui n’ont que l’école pour devenir tout ce qu’ils peuvent être. Nous nous accordons, n’est-ce pas, sur un tel idéal. D’ailleurs, nous étions ensemble pour défendre la crèche Baby-Loup, qui s’est voulue laïque afin d’accueillir les enfants de 50 nationalités sans faire violence à aucune famille.

Alors, sans polémique, j’entends vous dire mon incompréhension devant votre décision de représenter la France, ès qualités, dans l’exercice de vos fonctions, pour la canonisation de deux papes. Il n’y aurait évidemment aucun problème si vous vous rendiez à Rome à titre privé, en ne représentant que vous-même. En république laïque, les croyants sont pleinement libres, mais leur foi ne doit engager qu’eux seuls. De même pour l’athéisme.

L’égalité des droits est ici en jeu, et la déontologie qu’elle inspire se fonde sur un souci d’universalité. Tout privilège public de la religion est blessant pour les athées. Or, en France, il y a des athées et des agnostiques en grand nombre, et tout acte officiel de la puissance publique se doit de les représenter à égalité avec les divers croyants. D’où la neutralité, qui n’a rien d’antireligieux, mais qui tient bon sur la distinction privé - public.

Vous admirez Clemenceau. Je l’admire aussi, comme grand républicain laïque et anticolonialiste. Or, en 1918, votre homologue prit une décision laïque exemplaire. La voici. Le 11 novembre 1918, l’archevêque de Paris invite Clemenceau, alors président du Conseil, au Te Deum prévu à Notre-Dame de Paris, en hommage à tous les morts de la guerre qui vient de s’achever. Clemenceau dissuade le président de la République, Raymond Poincaré, de s’y rendre, et il répond par un communiqué officiel qui fera date : « Suite à la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement n’assistera pas au Te Deum donné à Notre-Dame. Mmes Poincaré (femme du président de la République) et Deschanel (femme du président de la Chambre des députés) n’étant pas membres du gouvernement pourront par contre y assister. » [...]

Un dernier mot. Professeur de philosophie dans l’enseignement public, j’ai toujours trouvé normal de ne jamais laisser paraître mon type de conviction personnelle dans l’exercice de mes fonctions. La république me confiait ses enfants afin que j’en fasse des élèves, et je me devais de promouvoir leur seule autonomie de jugement, sans prosélytisme aucun. Qu’auraient dit les familles si j’en avais usé autrement ?

Quand Nicolas Sarkozy a eu l’audace, dans le Discours de Latran, de placer le prêtre au-dessus de l’instituteur, j’ai rédigé un article pour lui rappeler l’ineptie d’une telle hiérarchisation. Car l’instituteur ne vise que la liberté de l’élève, telle que la fonde la culture, et refuse toute inculcation. C’est cela la grandeur de l’école laïque, ce lieu où l’élève apprend ce qu’il ignore pour pouvoir un jour se passer de maître. Ne pensez-vous pas, Monsieur le Ministre, qu’un si bel idéal requiert une défense et illustration exemplaires de la part des responsables politiques ?"

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