Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 22 mai 2018
"La question de la religion dans le monde du travail avait provoqué une vive polémique lors des débats sur la loi El Khomri qui avait introduit la possibilité d’intégrer un principe de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises.
Le ramadan a commencé ce jeudi. Quels sont les droits et la législation sur le travail qui s’appliquent ?
Guylain Chevrier : Si l’employeur « ne peut pas interdire au salarié d’avoir une conviction religieuse » et donc, le discriminer parce qu’il pratique le ramadan, il n’y a aucune obligation pour les employeurs d’aménager le cadre du travail selon les exigences religieuses de salariés. Ce qui renvoie au cas par cas. Il y a toujours la possibilité de poser des congés mais qui peuvent ne pas être acceptés si l’entreprise peut le justifier par son activité. Comme me l’expliquait un représentant syndical du secteur du commerce, il n’est pas rare que la pratique du ramadan se traduise par des arrêts de travail. Ceci d’autant plus, qu’au bout de plusieurs semaines, l’effet du jeûne peut se faire ressentir, en amplifiant mêmes certaines fragilités de santé habituellement gérées par le salarié. On s’imagine que concernant le ramadan, s’il est question d’aménagements de la vie de l’entreprise sur une période d’un mois, seul un pays vivant au rythme de la religion peut permettre de tels accommodements. Ceci, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de quelques cas particuliers, puisque selon les chiffres qui font référence, plus de 70% des musulmans feraient le ramadan, donc plusieurs millions de personnes. Un chiffre en augmentation ces dernières années.
La question de la religion dans le monde du travail avait provoqué une vive polémique lors des débats sur la loi El Khomri qui avait en effet introduit la possibilité d’intégrer un principe de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Effectivement, la loi el Khomri a, dans son article 1 bis A, introduit dans le code du travail la disposition suivante : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Pour autant, ce qui apparait ici comme une possibilité est encadrée par des exigences qui relèvent d’une cause professionnelle essentielle et déterminante, justifiant donc des restrictions relatives à la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. On peut citer les raisons d’hygiène, de santé et de sécurité. En réalité donc, rien de nouveau sous le soleil puisque ces exigences préexistaient à la « loi travail » dans le Code du travail. Il y avait aussi dans la jurisprudence les contacts avec la clientèle qui pouvaient le motiver, cause qui restait fragile et fréquemment contestée. L’introduction par cette loi de la possibilité d’intégrer un principe de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises a été confirmée depuis et précisée au niveau de la Cour de justice de l’Union européenne, puis par la Cour de cassation. Dans le prolongement d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne de mars 2017 (mars 2017), la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un arrêt en novembre dernier qui permet à une entreprise d’interdire le port de signes religieux à un salarié en contact avec des clients. Autrement dit, il est aujourd’hui possible à un employeur, sous certaines conditions, d’imposer aux salariés un principe de neutralité au regard de leurs convictions religieuses. Il ne s’agit évidemment pas d’une restriction de la liberté de conscience mais d’une restriction des manifestations ostensibles d’appartenances. La règle doit être générale, c’est-à-dire ne pas être limitée aux convictions religieuses ou à un seul signe religieux, et concerner aussi les opinions politiques et les positions philosophiques. Elle doit être « édictée en amont » par le biais d’un règlement intérieur. Il en va donc de l’initiative des entreprises elles-mêmes qui sont censées se saisir de cette nouvelle possibilité protectrice pour leur activité et leur bon fonctionnement. Cette avancée est importante dans un contexte de montée des conflits à caractère religieux dans l’entreprise, alors que selon l’étude de l’Institut Randstad – OFFRE (Observatoire du fait religieux en entreprise) de 2017, on considère que les deux-tiers des managers sont concernés par des demandes à caractère religieux. On avance que l’on est entré dans une période de banalisation du fait religieux dans l’entreprise, parce que la progression des cas s’est ralentie. Pour autant, le nombre de cas bloquants progresse pour atteindre 16 % du total, contre 14 % en 2016 et 12 % en 2015. En reflet, 75 % des personnes interrogées dans l’enquête considèrent comme une bonne chose qu’une entreprise puisse désormais, sous certaines conditions, inscrire ce principe dans leur règlement intérieur et l’imposer à leurs salariés. Quant aux raisons expliquant les difficultés rencontrées dans le traitement de ces cas, dans 81% des situations, il y a des menaces d’accusation de discrimination religieuse ou de racisme. On voit donc s’affirmer un climat d’intimidation dans ce domaine au sein de l’entreprise.
Il existe d’autres cas où il est possible de restreindre les manifestations religieuses, comme dans celui de l’entreprise de marque, qui peut imposer une tenue vestimentaire à ses salariés, en avançant une exigence commerciale relative à l’image de l’entreprise.
L’aspect peut-être le plus intéressant de la loi se situe dans la formule « si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ». Quoi qu’elle reste dans les faits à préciser, elle rappelle bien d’une certaine façon que la liberté de chacun commence là où s’arrête celle des autres, appelant à une certaine modération des manifestations des convictions personnelles spécialement religieuses, à une responsabilisation vis-à-vis de ce qui a été désigné par le Haut conseil à l’intégration comme étant « la paix sociale interne » dans l’entreprise, dans l’avis qu’il avait rendu sur ce sujet.
Si selon le droit du travail, l’employeur "ne peut pas interdire au salarié d’avoir une conviction religieuse", il n’existe pas non plus de dispositions légales particulières pour aménager le temps de travail des salariés qui observent le jeûne. Comment les entreprises adaptent-elles leurs activités ?
Bien des employeurs ne s’en préoccupent pas et s’en accommodent, tant que cela ne vient pas gêner le fonctionnement de l’entreprise. Ceci, parce que la pratique du ramadan n’a pas d’impact sur la nature de son activité. Cette pratique passe alors inaperçue. Certains employeurs anticipent le ramadan en proposant des aménagements, comme de faire embaucher plus tôt les salariés lorsque cela est possible ou d’écourter la pause-déjeuner afin de réduire la journée de travail. Dans le travail posté, le travail de nuit sur le mode des trois-huit, ou encore les centres d’appels, le domaine de la sécurité industrielle, il n’y a généralement pas d’aménagements possibles.
Il existe certains accords ou conventions de grandes entreprises privées, qui inscrivent cette démarche dans le cadre du développent de leur politique de RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), non sans risques. Encourager des aménagements sur ce mode peut justifier d’autres demandes qui peuvent amener d’autres difficultés, comme des salles de prières, transformant l’entreprise en lieu cultuel, sans bien savoir où pourra être trouvée alors la limite. Il n’est pas rare de voir des salariés pratiquants épouser une cause syndicale et y prendre des responsabilités pour ensuite se présenter comme négociateur de ces aménagements. C’est d’une certaine façon rompre avec la neutralité du contrat de travail aux risques et périls de l’entreprise.
Dans l’absolu, la disposition permettant d’inscrire dans le règlement intérieur l’exigence de neutralité pourrait concerner des salariés observant le jeûne pendant le ramadan pour lesquels l’employeur pourrait redouter un manque de vigilance susceptible de présenter un risque pour exercer certaines activités. Mais cela reste très difficile à matérialiser.
Quels sont les risques dans les métiers à forte pénibilité, comme dans le secteur de la construction par exemple ? Qu’est-ce que ces situations révèlent des difficultés à allier cadre de travail et pratique religieuse ?
Dans ce secteur, il peut évidemment il y avoir des risques, avec la fatigue qui s’accumule et la baisse d’énergie, de fortes chaleurs, pouvant non seulement poser le problème du niveau d’activité et de sa qualité mais aussi exposer le salarié au risque d’accidents. Dans le cas de certaines tâches difficiles, qui demandent un haut niveau d’attention, comme celui des transports, ou de la sécurité, plus on avance dans le ramadan et plus les réflexes où la concentration par exemple peuvent être émoussés, ce qui pose un véritable problème qui peut engager la sécurité des biens et des personnes. Ce qui crée pour l’employeur une responsabilité qui est tout à fait disproportionnée au regard de convictions du salarié qui restent du domaine privé et ne devraient pas pouvoir interférer dans le travail. On a tendance à inverser la charge et à considérer que l’on doit avant tout tenter d’aménager, pour respecter des convictions religieuses qui ici télescopent en réalité le fonctionnement d’une société qui n’est pas fondée sur des principes religieux, mais sur le droit positif. La loi garantit aux cultes leur place, mais pour édifier un Etat républicain garant des libertés de chacun, il a été nécessaire de retirer au culte catholique, qui dominait la société française, son pouvoir d’encadrement des conduites sous le signe de ses traditions. On comprend mal pourquoi aujourd’hui on a tendance à chercher absolument à faire comme si nous étions dans une logique de retour à cette situation antérieure, qui n’était pourtant pas sans poser problème au regard des libertés, de l’autonomie de l’individu. On a tendance à oublier que, dans ce domaine, au vu du nombre de salariés qui dans certains secteurs sont musulmans et pratiquants, nous avons affaire à de véritables groupes de pression, qui peuvent jouer contre les libertés des autres salariés en obtenant des aménagements et donc des avantages qui constituent une inégalité de traitement. Plus avant, ces groupes par l’affichage de leurs pratiques poussent dans le sens d’une assignation les autres salariés musulmans qui n’entendent pas se prévaloir de leur religion dans le travail, ce qui pose là un problème de liberté rarement évoqué.
Voilà ce qu’en dit un responsable « expertise diversité » au sein d’un réseau d’entreprises : « Malheureusement, si l’employé se voit refuser un aménagement de temps de travail pour suivre le ramadan, il ne peut bénéficier d’aucun recours, à moins de pouvoir démontrer une inégalité de traitement. » Positionnement qui en dit long sur l’état d’esprit de recul du droit commun à la faveur d’aménagements qui, pour qu’ils deviennent contraignants, placeraient la religion et donc la foi, au-dessus du droit. Ce qui est exactement dans l’ordre des revendications d’un islam politique qui rejoint une radicalisation qui comprend tous les dangers. En centrant les débats sur les conditions d’aménagements possibles du cadre du travail en période de ramadan, est-ce que l’on ne passe pas en réalité à côté du vrai sujet ? Celui qui devrait tous nous préoccuper : comment continuer de faire société face à cet émiettement identitaire qui grandit ?"
Lire "Début du ramadan… et des difficultés pour un certain nombre d’entreprises"
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